Vuilleumier, Haldas et Kafka (26/02/2013)

antonin moeri

 

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Jean Vuilleumier parlait avec enthousiasme de «Une petite femme». Cette nouvelle de Kafka le fascinait. Il la relisait chaque année. Nous traversions la ville en compagnie de Georges Haldas. Nous avions mangé dans un restaurant tenu par un Lyonnais qui préparait les boudins blancs les plus savoureux. Une fois de plus, Jean évoquait la petite femme. Je ne me rappelle plus pourquoi il adorait cette nouvelle mais, la relisant aujourd’hui, je pense à lui et à son goût pour le comique.

De quoi s’agit-il? Un narrateur évoque une petite femme mince, sévèrement corsetée, cheveux plats d’un blond terne, mains tout à fait normales. Une petite femme qui a toujours quelque chose à reprocher au narrateur qui se demande pourquoi il l’indispose à ce point. Elle pourrait oublier son existence qu’il ne lui a jamais imposée «et c’en serait fini de sa souffrance». Ce qui fait de la peine au narrateur c’est la souffrance qu’éprouve cette petite femme à cause de lui. Il semblerait qu’elle ne nourrisse qu’un seul projet: se venger du calvaire que le narrateur lui inflige.

On tient le narrateur informé: la petite femme aurait passé une nuit blanche, sa migraine lui interdirait de travailler. Personne ne connaît la raison de son indisposition. Seul le narrateur la connaît. Il se demande si elle ne singe pas la souffrance pour que ses proches en arrivent à le soupçonner, lui. Et si, de cette manière, elle ne veut pas porter «l’affaire au tribunal de l’opinion publique». Mais elle n’y parviendra pas car, affirme le narrateur, «ce n’est que pour ses yeux à elle qu’il est fait de la sorte».

Et si l’on venait demander au narrateur pourquoi il torture cette petite femme? Il lui serait difficile de répondre. L’opinion publique trancherait toujours contre lui, quoi qu’il dise. Il devrait alors changer d’attitude à l’égard de la petite femme. Tâche ardue car ce qu’elle ressent à son égard, c’est une insatisfaction foncière. Même si le narrateur se suicidait, rien ne pourrait faire disparaître cette insatisfaction. Quoi qu’il fasse, il verra toujours le visage chagrin de la petite femme, son regard inquisiteur, son sourire fielleux, sa pâleur et ses tremblements d’indignation.

Un ami du narrateur lui conseille de prendre ses distances mais cela est impossible, car le narrateur se doit de rester à sa place et de tenir l’affaire loin des «guetteurs de coin de rue» et des «avaleurs de courants d’air». La communauté a reconnu comme un des siens ce narrateur inquiet, soucieux de trouver une solution au problème. Donc, cette affaire d’irritation permanente, il peut la recouvrir de sa main et poursuivre tranquillement «la vie qu’il a menée jusqu’à présent».

Est-ce la férocité de Kafka, son sens aigu du détail ou sa jubilation à raconter des histoires qui fascinaient Jean Vuilleumier? Je ne saurais le dire aujourd’hui. Je me souviens de ses éclats de rire quand nous longions le bâtiment de l’opéra et de la façon qu’avait Georges Haldas d’écouter les propos de son meilleur ami.

 

 

Frantz Kafka: A la colonie disciplinaire et autres récits II. Babel, 1998

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