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Blogres - Page 72

  • Trahir, dit-il (Roland Jaccard)

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    par Jean-Michel Olivier

    Avec Roland Jaccard, au moins, on ne perd pas de temps. D’emblée, il annonce la couleur. « Il m’est pénible de l’avouer, mais je suis un pauvre type. Je n’ai pas le souvenir de l’avoir toujours été. »  Faute avouée est à moitié pardonnée, dit-on. Mais on connaît le zèbre. Cet aveu de faiblesse, comme souvent, est la première pièce d’un procès que l’auteur, livre après livre, s’intente à lui-même, suivant l’exemple de son frère de macération Henri Frédéric Amiel. Autocritique, cynisme, autodénigrement : ce sont les armes qu’utilise Jaccard avec, il faut le dire, non seulement une grande intelligence, qui confine parfois à la rouerie, mais aussi un style et une attitude (on n’osera pas parler d’éthique) : la suprême élégance des désespérés.

    Car Jaccard, c’est d’abord un style, à la fois libre et transparent, inimitable en ce qu’il est parfaitement singulier, une phrase limpide qui rend le récit alerte, des piques jouissives (sur Michel Contat, « sartrien de droite légèrement masochiste », Josyane Savigneau, alias Pepita Bourguignon, sa grande ennemie au Monde, ou encore Étienne Barilier, qui a écrit un livre au titre prophétique, Soyons médiocres !, et qui l’est devenu). Des piques et des fusées, des aphorismes savoureux : « J’ai toujours pris pour règle de négliger la moralité, mais de respecter les formalités. »

    images-3.jpegSon dernier livre, Ma vie et autres trahisons*, n’est pas un roman, ni un essai, ni une confession, mais les trois à la fois. Jaccard n’est jamais aussi passionnant que lorsqu’il mêle les genres, sans avoir l’air d’y toucher.

    Roman d’amour, ou plutôt d’initiation, car l’auteur, qui ne se reconnaît pas les qualités d’un grand amoureux, aime au contraire à initier les choses de l’amour, et si possible avec des nymphes qui ont à peine 16 ans. En ce domaine, il est incorrigible. Si l’on voulait interroger un psy, disons le Dr Grafenstein, il dirait sans doute que la libido de l’auteur s’est arrêtée à l’adolescence, et qu’il recherche, inlassablement, dans ses expériences amoureuses, le premier émoi éprouvé à cet âge-là. Après Sugar babies**, ode inoubliable aux jeunes lectrices de mangas, Jaccard nous livre un autre pan de sa vie galante : ce qui reste de toutes ses rencontres, parfois fugaces, avec Candy, par exemple, l’amoureuse lausannoise, Masako, la jeune graphiste japonaise ou encore cette inconnue, très jeune bien sûr, à qui l’auteur lit chaque nuit des pages de L’Antéchrist de Nietzsche, pour l’édifier ! DownloadedFile.jpegIl n’y a pas de nostalgie de ces évocations d’un passé plus ou moins révolu, mais au contraire la tentative de saisir la grâce d’un moment d’abandon où les amants, délivrés de leur moi (c’est-à-dire de toute volonté de puissance) jouissent librement l’un de l’autre.

    Bien qu’il fourmille de citations et d’aphorismes plus ou moins sentencieux, le livre de Jaccard n’est pas un essai non plus. On connaît la philosophie de l’auteur, quelque part entre un nihilisme désabusé d’un Nietzsche ou d’un Schopenhauer et un hédonisme assumé à la Henry Miller, par exemple. Il développe ici une sorte d’art de vivre et d’aimer, dont les points cardinaux (les jeunes filles, la littérature, la culture japonaise, le ping-pong) sont moins superficiels qu’il n’y paraît. Parce que, comme tous les grands livres nous l’apprennent, c’est à force d’être superficiel que l’on devient profond.

    5148XN94N6L._SL500_AA300_.jpgDes confessions ? Chaque ouvrage de Jaccard en est une à sa manière, qu’il s’agisse d’ouvrages « sérieux », comme La Tentation nihiliste ou L’Exil intérieur, ou de livres plus « légers », comme Des femmes disparaissent (mais Jaccard abolit ces distinctions factices entre les genres). Ma vie et autres trahisons n’échappe pas à cette règle. L’auteur se livre, avec humour et détachement, à une mise à nu — presque une exhibition — de ses fantasmes et de ses émotions. On pense ici à Amiel, le maître incontesté du journal intime (16'000 pages, quand même, pour dire le vide de sa vie genevoise), et surtout à Benjamin Constant, dont Jaccard est un fervent admirateur. DownloadedFile-1.jpegL’auteur ne raconte pas sa vie (pitié !). Il la découpe au scalpel, il retourne le couteau dans la plaie, il jette du sel sur ses blessures.

    Et, curieusement, au lieu du rien qu’on nous avait promis, on touche une vérité qui frappe au cœur et nous donne envie de lire ou de relire les autres livres de Roland Jaccard, ce Lausannois exilé à Paris, amateur de piscines et de jeunes filles en fleur, qui aime à trahir ses amis, sa patrie, ses idées, mais avant tout à se trahir lui-même. Ce qui fait la valeur de ses livres

    * Roland Jaccard, Ma vie et autres trahisons, Grasset, 2013.

    ** Sugar Babies (illustrations de Romain Slocombe), Zulma, 2002.

  • portrait d'un extrémiste

     

     

    par antonin moeri

     

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    Qu’est-ce qui caractérise l’extrême-droite? Les propos démesurés, l’irrationalité, la haine de l’Autre, la liberté dans la folie, la nostalgie d’un monde où les valeurs traditionnelles ne sont pas piétinées, le rêve d’un renouveau que la bonne santé, la force, le respect de la famille et l’amour de la patrie rendront possible. Il n’est que d’allumer la télévision pour entendre les ritournelles de ces politiciens ou politiciennes aux assertions péremptoires. J’y songeais en lisant le portrait fictif d’Italo Schiaffino (1948-1982). Je me demandais qui était cet homme, issu de famille modeste, qui n’eut que deux passions: le football et la littérature. En 1968, il prend la tête d’un club de supporters de foot. Dans un manifeste au titre éloquent «L’Heure de la jeunesse argentine», Italo expose la situation du foot en Argentine, se plaint de la crise et désigne les coupables: la ploutocratie juive incapable de produire de bons joueurs et les intellos de gauche qui mènent le pays à la ruine. Avec ce pamphlet, Italo veut «tirer du sommeil les esprits les plus inquiets de la patrie».

    Dans «Les Chemins de la gloire», il examine la vie de quarante-cinq footballeurs du Club Boca. L’édition est financée par les membres de ce club que dirige Italo. Ce livre a droit à des comptes-rendus dans les journaux. Italo est invité à la radio. Dans «Comme les taureaux sauvages», il raconte les sorties des supporters en province. «C’est son oeuvre la plus réussie, la plus libre et spontanée, grâce à laquelle le lecteur peut se faire une idée juste du jeune poète et de la relation que celui-ci entretient avec les espaces virginaux de la patrie». En 1975, il fonde la revue «Con Boca» qui sera l’organe de diffusion de ses idées. Un de ses articles est intitulé «Juifs dehors» (hors du stade). En 1978, l’Argentine remporte la coupe du monde. Les supporters se déchaînent dans les rues de Buenos Aires. La radio propose à Italo un poste de commentateur. Un journal lui accorde une colonne hebdomadaire consacrée à la jeunesse. Mais sa plume violente entre en conflit avec tout le monde. De 1978 à 1982, il continue d’écrire pour «Con Boca» des articles qui s’attaquent aux maux dont souffrent le football et l’Argentine. Son prestige auprès des ultras ne s’est jamais démenti. Il meurt d’une crise cardiaque en 1982, pendant qu’il écoute à la radio un communiqué de la guerre des Malouines.

    L’auteur ne porte aucun jugement sur cet homme persévérant qui a quitté l’école obligatoire à treize ans pour devenir commissionnaire dans une quincaillerie. On l’imagine lisant les poètes sud-américains, l’Iliade, Cervantès et Clausewitz à ses heures perdues. On le voit à la tête d’un groupe de supporters violents qui se déplace en province pour assister à des matchs. On l’imagine discutant avec un colonel, avec le docteur Heredia ou avec les extrémistes qui hurlent dans les stades et on se dit que ce personnage inventé apparaît dans un texte ouvert qu’on ne peut pas réduire à quelques slogans réconfortants sur la banalité du mal.

     

     

    Roberto Bolaño: La littérature nazie en Amérique, Bourgois, 2011


  • le marigot des lettres

     

    par antonin moeri

     

     

     

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    Roberto Bolaño imagine une petite encyclopédie où il invente et répertorie des auteurs. Il y a une trentaine de bibliographies fictives. Ce sont des portraits qu’on pourrait dire psychologiques et qui font ressortir des traits communs: narcissisme, haine, auto-glorification, ressentiment, médiocrité, complaisance, solitude, frustration, barbarie. Les oeuvres que ces gens ont créées peuvent être mineures, ambitieuses, ridicules ou hyper-sophistiquées, des oeuvres qui ont pu retenir l’attention des médias ou passer totalement inaperçues.

    L’un de ces auteurs occupa des postes subalternes à la télévision et dans un journal. Il réussit même à devenir rédacteur en chef. Il a traduit l’essai d’un philosophe français. Un autre écrivit un livre de nouvelles qu’aucune maison d’édition n’accepta. Il écrivit un roman policier que personne n’a pu comprendre. Il s’en alla à Paris où il se pendit dans une chambre d’hôtel. Gustavo Borda fut le plus grand écrivain de science-fiction guatémaltèque. Il tomba amoureux de plusieurs actrices qui le ridiculisèrent en public. Il considérait les juifs et les usuriers comme coupables de tout. Il parvint à vivre de sa plume à Los Angeles, où il expliqua aux journalistes sa passion pour les personnages grands, blonds, aux yeux bleus, qui conduisent des vaisseaux spatiaux.

    Tous ces écrivains, qui ne sont pas des monstres (à part Ramirez Hoffman) ont plus ou moins été fascinés par les thèses nazies. Ils n’incarnent pas le mal absolu. Ils ont subi des échecs et des frustrations comme chacun de nous en subit, mais ces échecs et ces frustrations les ont conduits dans une impasse où le rêve de grandeur vire au cauchemar. Roberto Bolaño ne s’érige jamais en procureur. L’ironie domine dans cette encyclopédie. Le comportement de ces clowns persuadés que leur génie sera reconnu un jour peut provoquer un rire que le lecteur réprime d’un air songeur. 

    Ce que montre surtout l’auteur, ce sont les travers ridicules du monde dit littéraire, avec ses combines, ses coups bas, ses manigances, les stratégies pour accéder à la reconnaissance, les audaces, l’intelligence pratique, les flagorneries et les actes de désespoir. Un monde où il est rarement question de la chose en soi, où il n’est presque jamais question du travail, au sens où l’entendait Ludwig Hohl. C’est en quoi «La littérature nazie en Amérique» se lit comme un roman comique dont je conseille la lecture à ceux qui aiment les parodies grinçantes et les coups de sonde dans le marigot des lettres.

     

     

     

    Robert Bolaño: La littérature nazie en Amérique, Bourgois, 2006

  • Marina Salzmann, Entre deux

     

    Entre deux, le premier recueil de nouvelles de Marina Salzmann, a réussi à faire resurgir un serpent de mer : la question de l'écriture féminine. On a ainsi entendu des critiques se disputer à son sujet, se demander s'il y avait une manière d'écrire propre aux femmes et des textes qui leur seraient destinés.

    La réponse ? Pas de réponse, bien entendu. Un débat. Et un livre qui montre sa force par le questionnement qu'il provoque.

    Ce qui unit les textes de Marina Salzmann, cependant, et leur donne de la substance, ce n'est pas du tout une idéologie mais deux choses : une personnalité qu'on retrouve derrière chaque ligne et une ambiance cohérente.

    La personnalité est féminine, évidemment, et des thèmes sont liés à cette caractéristique. Par exemple, dans L'homme sur mon dos, une femme porte un homme accroché à son échine, une figure qui évoque le mari et le fils.

    Mais Marina Salzmann ne vise pas à exprimer des revendications. Elle propose une vision du monde plus poétique que politique : dans L'homme sur mon dos, ne supportant plus ce poids et ne tenant plus à la vie, la narratrice se jette d'un arbre et atterrit sans encombre. Elle prend goût à ces chutes, saute pour toutes sortes de causes, qui la rendent célèbre et la mènent loin dans le passé.

    A l'instar de cette nouvelle, beaucoup de textes nous conduisent vers le symbolisme, le surréalisme ou le fantastique. Le monde instable ainsi suscité, entre réel, folie et imaginaire, baigne dans une ambiance homogène. Une ambiance qui prend sa source dans un genre.

    Ces textes ont en effet une référence presque constante : le conte de fée. Moins dans leur structure que dans les effets d'écriture, qui transforment par exemple une excursion à Sills Maria en voyage merveilleux, ou qui font passer dans certains récits un émerveillement d'enfant imaginatif.

    On découvre les objets, leur forme, leur couleur, leur nom, on voit des événements qu'on ne comprend pas tout à fait, on rencontre des personnes dont le comportement ne nous est pas tout à fait clair. Il y a là-dedans un plaisir à voir. Quelque chose de lumineux, de frais. Comme si Marina Salzmann était émerveillée par le monde qui l'entoure.

    Pour dire tout ça, la langue se diversifie, souple et travaillée. Du langage enfantin, donc (« Faut dire que Jean est plus jeune qu'elle, mais légèrement plus jeune, donc il sera quand même vieux en même temps, tandis que Paul, qui a vingt ans de plus, sera déjà mort, surtout si elle arrive très très vieille. ») au récit soutenu (« Mes pensées se disloquent aussi, comme une porte dont les deux battants bâilleraient de plus en plus, liés qu'ils sont de manière lâche par un fil rouge entrecroisé dont le nœud peu à peu se défait. »)

    Les effets sont variés, le langage maîtrisé, ce qui n'étonnera pas ceux qui ont suivi la trajectoire de Marina Salzmann, poétesse sonore et fondatrice de la revue littéraire Coaltar.

    Bref, un recueil réussi, habité. Pour les hommes ? Pour les femmes ? Pour ceux qui aiment l'écriture exigeante et jouissive. Par exemple pour moi et pour notre ami Antonin Moeri qui en a parlé dans un bel article, Jubilation du conteur.

     

    Marina Salzmann, Entre deux, Bernard Campiche Editeur

  • Vous ne connaîtrez ni le jour, ni l'heure

    par Jean-Michel Olivier

    3921654962.3.jpgSous ce titre biblique, l’écrivain Pierre Béguin (né à Genève en 1953) nous conte une drôle d’histoire, on ne peut plus moderne, qui est l’antithèse parfaite de la citation de l’Évangile (Mathieu 25 ; 13). Un soir, entre la poire et le fromage, presque en catimini, ses parents lui annoncent qu’ils vont bientôt mourir. Au seuil de la nonantaine, ils souffrent l’un et l’autre dans leur corps, comme dans leur âme, du déclin de leurs forces. Ce qui, après une vie de labeur, d’abnégation, de modestie et d’« honnêteté jusqu’à la naïveté », semble être dans la nature des choses. Ce qui l’est moins, et qui stupéfie le narrateur, c’est qu’ils lui donnent le jour et l’heure de leur mort : tous deux, après mûre et secrète réflexion, ont décidé de faire appel à Exit et ont fixé eux-mêmes la date de leur disparition : ce sera le 28 avril 2012 à 14 heures…

    C’est le point de départ, si j’ose dire, du livre poignant de Pierre Béguin. Comment réagir face à la violence inouïe d’une telle annonce ? Faut-il se révolter ? Ou, au contraire, tenter de la comprendre et accepter, en fin de compte, l’inacceptable ? Quoi qu’il décide, le fils se trouve pris dans les filets d’une culpabilité sans fond. Soit il refuse d’entendre la souffrance de ses parents. Soit il se fait complice de leur suicide.

    Ainsi, le fils se trouve un jour dans la position intenable du juge qui cautionne ou condamne la mort de ceux qui lui ont donné la vie. Mais de quel droit peut-il s’opposer à leur liberté essentielle ? Et que commande l’amour ? Abréger leurs souffrances ou les forcer, au nom de la morale chrétienne, à poursuivre leur chemin de croix ?

    Aimer, c’est reconnaître à l’autre sa liberté, fût-elle mortelle. Le fils accepte donc cette mort programmée. Il revient dans la ferme familiale (son père est maraîcher). Il retrouve sa chambre d’enfant. Et, la veille du jour fatal, il se met à écrire. Une vie de rigueur et de discipline. De colères et d’humiliations. Dont la hantise, répétée maintes fois, était de tenir sa place et de ne jamais faire honte. Une vie de silence surtout. Un silence mortifère qui rongeait toutes les conversations.

    Comme il est difficile de parler à son père ! Ou à son fils.

    Alors, sur ce terrain miné, on échange des insultes. On joue de l’ironie. On distribue des gifles ou des coups de pieds au cul.

    796236_f.jpg.gifDe manière admirable, Pierre Béguin revisite son passé. Il cherche à trouver l’origine de cette faille qui le sépare de ses parents. Comme Annie Ernaux**, il constate que cette faille est liée aux études : le père a quitté tôt l’école et le fils, en poursuivant les siennes, a trahi ses racines, et son milieu social. Et il a aggravé cette faille en voulant devenir écrivain. Ce que son père n’a jamais compris.

     Au fil des heures, la mort s’approche. Inéluctable et pourtant désirée. Ils vont entrer, bientôt, dans le domaine des dieux.

     Le fils assiste à leur départ. Il écrit pour ne pas pleurer. Il recueille leurs dernières paroles, leurs derniers gestes.

    Il répare le silence.

    * Pierre Béguin, Vous ne connaîtrez ni le jour ni l’heure, Éditions de l’Aire/ Philippe Rey, 2013.

    ** Annie Ernaux, La Place et Une Femme, Folio.

  • Chambre d'échos

     

    par antonin moeri

     

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    Ce qui provoqua mon étonnement en lisant pour la première fois «Tandis que j’agonise» de William Faulkner, c’est l’absence de narrateur unique ou, plutôt, la prolifération de narrateurs. Une quinzaine de personnages viennent raconter ce qui leur arrive, non pas à la barre d’un tribunal ni dans un commissariat de police, mais dans un espace où résonnent les voix de ces petits paysans qui ne maîtrisent certainement pas le code écrit. Ce qui intéresse Faulkner, c’est le point de vue subjectif sur un événement: l’agonie de la grand-mère puis le transport de son cadavre jusqu’à une ville passablement éloignée. Comment rapporter les pensées ou les paroles de plusieurs personnages est un problème que certains romanciers résolvent avec une habileté inspirée.

    Dans «Les détectives sauvages», trente-huit personnages, qui ont plus ou moins bien connu Belano et Lima, viennent nous parler de ces deux dealers-apprentis-poètes. Leurs témoignages s’étalent sur une vingtaines d’années. Le lecteur se demande qui recueille ces témoignages. Seraient-ce un policier, un journaliste, un détective, un sociologue ou un simple quidam? Le titre du roman donne peut-être une réponse: des détectives sauvages. Ce qui est sûr c’est que l’identité de ces détectives demeure inconnue. Les enquêteurs restent dans l’ombre.

    Les personnages secondaires peuvent parler dans un café ou une rue de Mexico, dans une chambre d’hôtel ou sur le campus d’une université, dans une clinique psychiatrique ou les thermes de Trajan à Rome, dans le Jardin du Trocadéro ou sur un banc à Tel-Aviv, dans une mansarde de Vienne ou une cuisine de San Diego, sur une place à Barcelone ou à Majorque, dans une Foire du Livre à Madrid ou dans un aéroport. Ce qui est raconté peut se passer en Italie, en Israël, en Autriche, en Espagne, en France, aux Etats-Unis et, surtout, à Mexico puisque c’est là que le délit a été commis: Belano et Lima ont participé à un mouvement poétique subversif avant de voler une somptueuse voiture de luxe pour soustraire Lupe aux griffes d’un proxénète et l’emmener au désert.

    Le lecteur n’est pas sommé de suivre je ne sais combien de fausses pistes. Il n’est pas obligé d’entrer dans la logique d’un enquêteur qui finira bien par résoudre l’énigme en débusquant l’auteur du crime. Il est entraîné dans un flux verbal aux nombreuses et entraînantes accélérations, qui lui fera vivre de l’intérieur cette odyssée à la fois dramatique, comique, sublime, dérisoire, exaltée, dangereuse et vertigineuse de deux adolescents épris de poésie et de grandeur qui parviendront, au terme d’une éperdue fuite en avant, à cet âge où la plupart des jeunes poètes rimbaldiens finissent par ressembler à des banquiers, des professeurs de mathématiques, des fonctionnaires carcéraux, des chroniqueurs de journaux.

    Cet âge où les jeunes poètes rimbaldiens ayant rêvé de devenir des lions sont devenus «des chats castrés mariés à des chattes égorgées», où les jeunes poètes rimbaldiens sont devenus des adultes préférant «l’optimisme non fâché avec le bon sens et la réflexion», ces adultes qui fréquentent les soirées littéraires, les signatures et les salons du Livre pour chuchoter à tel collègue juste ce que celui-ci veut entendre, ces adultes écrivains qui savent «cultiver un petit jardin à l’ombre des rancunes et des ressentiments de leurs collègues un peu plus connus», qui pratiquent avec brio «la diplomatie, la dissimulation et le charme accommodant», qui versent dans la démesure après avoir perdu «toutes espèce de honte, de modestie, de réserve», après avoir perdu le sens du ridicule dans leurs autoglorifications, qui savent écrire de jolies choses, évoquer la grandeur de la l’altérité par exemple sur la page de garde d’un de leurs chefs-d’oeuvre qu’une lectrice pâmée leur tend en tremblant au Salon du Livre.

    Le lecteur que je suis offre une telle adhésion à chacune des pages de ce livre tonique qui en contient 930 qu’il se dit, ce lecteur: Oui, ce doit être ça le roman, une chambre où se chuchotent des histoires dingues et où l’écho de ces histoires bouleversantes compte plus qu’une intrigue rondement menée avec sa succession de rebondissements. Le lecteur perçoit cet écho dans les romans de William Faulkner, qu’ont lu avec passion des gens comme Roberto Bolaño ou Antonio Lobo Antunes.

     

     

    Roberto Bolaño: Les détectives sauvages, FOLIO, 2011

  • Patrick Deville, Peste & choléra


    Par Pierre Béguin

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    Ma mère était une Yersin.

    Une cousine en voyage au Vietnam raconte qu’un jour, à Nha Trang, elle veut visiter le musée Alexandre Yersin. Fermé. Elle montre son passeport. A la lecture de son nom, on lui ouvre aussitôt pour elle seule les portes du musée...

    Car Alexandre Yersin est encore considéré là-bas comme un «Bouddha vivant» dont la tombe possède à ses côtés – honneur suprême pour un étranger – un petit pagodon toujours orné de fleurs et d’encens. Contrairement à la Suisse (son pays d’origine) et à la France (son pays d’adoption) où il reste méconnu, même s’il possède une rue à Aubonne, à Morges et à Lille, et une place à Paris et à Montpellier.

    C’est cette histoire incroyable d’un natif d’Aubonne, dernier né d’une fratrie de trois enfants, que raconte Patrick Deville dans son dernier roman Peste et choléra, couronné du Prix Fémina. Alexandre Yersin: disciple de Louis Pasteur, tour à tour médecin, professeur, chercheur, conférencier, cartographe, explorateur... En une vie, il découvre la toxine diphtérique, le bacille de la peste (qu’il isole sur des cadavres de soldats anglais en garnison à Hong Kong), il crée le deuxième Institut Pasteur en Indochine, il explore la chaîne annamitique, découvre le plateau du Lang Bian, contribue grandement, par la rigueur scientifique de ses notes, à la connaissance topographique et anthropologique du pays, il est à l’origine de la ville de Dalat, il ouvre l’école de médecine de Hanoï, il introduit la culture de l’hévéas, du quinquina... Tout ce qu’il veut, il le peut, tout ce qu’il entreprend, il le réussit. Avant de passer à autre chose.

    Le roman de Patrick Deville appartient à un pan important de la littérature moderne depuis trois Patrick Deville.PNGdécennies: la fiction biographique, ensemble qui repose sur un personnage historique avéré, parfois peu connu (artiste, scientifique ou aventurier) et dont nous avons déjà passablement parlé dans Blogres (cf Rimbaud le fils de Pierre Michon ou Un Chasseur de lions d’Olivier Rolin). Comme si le personnage fictif n’avait pas (encore?) retrouvé sa crédibilité auprès du lecteur après le cyclone «nouveau roman», et qu’il fallait donc lui donner une légitimité historique. Le choix d’un «personnage réel», qui mêle ici l’aventure scientifique à l’aventure tout court, permet également à l’auteur de réinstaller son roman dans une forme abandonnée par la littérature moderne, et qui tente timidement de reprendre vie: le roman picaresque qui met en scène la figure traditionnelle de la quête, de l’absolu, de l’inaccessible (cf. Le Chercheur d’or, de Le Clézio, ou Mazurka pour deux morts, de Camilo Jose Cela). Mais, dans ce cas, avec l’originalité d’être solidement arrimée aux rives de la raison par la rigueur scientifique, contrairement à quelques fameux prédécesseurs qui se perdent dans les limbes de leurs fantasmes...

    Cette longue vie mouvementée (1863 – 1943) du dernier survivant de la bande à Pasteur permet également à Patrick Deville de superposer les lieux et les époques (de l’invasion prussienne, la Commune à la deuxième guerre mondiale) à la manière des romans «archéologiques» qui prennent l’Histoire comme une succession de strates, et de tisser des liens avec d’autres célèbres explorateurs (Livingston, Stanley) ou écrivains aventuriers contemporains de Yersin, comme Rimbaud, Loti ou Cendrars...

    Cendrars justement. On ne peut s’empêcher d’y penser en lisant Peste et choléra. A L’Or bien entendu (l’auteur fait allusion à J.A. Suter), mais à Rhum surtout. Ressemblances entre les deux héros, Jean Galmot et Alexandre Yersin, tous deux mus par une formidable énergie, une grande intelligence, une surprenante capacité d’adaptation et une résistance physique (moindre pour Galmot, certes) qui leur permet d’affronter des conditions extrêmes et des terres parmi les plus malsaines du monde (l’Amazonie pour l’un, la Cochinchine pour l’autre). Ressemblances de style aussi. Dans les deux cas, il s’agit de reproduire cette énergie inépuisable caractéristique de l’aventurier: prédominance des phrases courtes, parfois nominales, juxtaposition de propositions indépendantes plutôt que des subordonnées, multiplications des verbes d’action ou de mouvement, choix du présent de narration, recours à l’anaphore, déconstruction de la trame... Même si le style de Deville, très abouti, reste plus imagé, moins journalistique que celui de Cendrars.

    On commence par la fin, en mai 1940, au moment où Alexandre Yersin monte dans l’hydravion – «une petite baleine blanche et son ventre rond pour douze passagers» – qui, du Bourget, va le mener jusqu’à Nha Trang, en Indochine, où il mourra trois ans plus tard sans avoir revu le ciel français. Le narrateur le suit dans son périple sous le nom du «fantôme du futur», ce qui permet à l’auteur de satisfaire à une convention du genre: la mise en scène de sa propre enquête, qui amplifie encore la superposition des époques. Le lecteur est lui aussi invité à prendre place dans ce petit avion pour mieux connaître cette vie fabuleuse sur le point de s’achever. Une vie qui aura su, loin de la pompe, des mondanités, du désir de reconnaissance et de gloire qui dévore inutilement les énergies, allier avec génie et humilité la démesure du bâtisseur d’empire à la minutie du scientifique, le goût incessant de la nouveauté à l’organisation efficace des acquis. Alors, lecteur, montez dans cet avion avec ce vaudois étonnant, vous ne regretterez pas votre voyage, je m’en porte garant...

    Un petit détail. Alexandre Yersin ne s’est jamais marié et n’a pas eu d’enfant. Mais il a un frère aîné qui se serait, lui, selon certains membres de ma famille, installé à Rougemont. Installé, oui! Au moins, je comprends pourquoi, après avoir passablement bourlingué jusqu’à 40 ans, j’ai fini par m’installer à deux kilomètres à peine de mon lieu de naissance, baigné dans la nostalgie bourgeoise d’une aventure à la hauteur de laquelle je n’ai pas vraiment su m’élever. On ne choisit pas ses aïeuls...

     

    Patrick Deville, Peste et Choléra, Ed. du Seuil, 2012

     

     

  • Du sang, du sperme et des larmes

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    par Jean-Michel Olivier

    Mercredi prochain sort, à Genève, Une histoire d'amour, un film d'Hélène Fillières, adapté du roman de Régis Jauffret, Sévère, lui-même inspiré de la fameuse « affaire Stern ». En attendant de découvrir le film (déjà incendié par la critique), voici le texte que j'écrivais, en 2008, à l'occasion du procès de Cécile B., meurtrière du banquier genevois Edouard Stern.

    L'affaire Stern n'est pas un fait divers comme les autres. Bien sûr, il mélange à l'envi tous les ingrédients d'un (mauvais) polar: l'amour et le pouvoir, l'argent et les pratiques extrêmes. À cela il faut ajouter un piment typiquement helvétique: la passion du secret. Les amants diaboliques ont beau courir le monde, passer un week-end à New York ou aller se baigner dans les Bermudes, en quête d'un impossible oubli, c'est toujours à Genève qu'ils se retrouvent, et finiront par sceller leur destin.
        Genève: ville du secret, des tractations furtives, des coffres hermétiques, où tout peut se vendre et s'acheter.
        L'argent, on le sait, est le nerf de l'histoire puisqu'il permet de tout s'offrir, le nécessaire comme le superflu, la gloire éphémère comme les plaisirs faciles. images-5.jpegCécile Brossart et Édouard Stern, l'un comme l'autre, sont tombés dans le piège. Elle, de son enfance en miettes entre une mère dépressive et un père libertin, abusée à 10 ans, quittant l'école à l'adolescence, ne vit que dans l'espoir d'une reconnaissance (qui l'aidera à renaître). Et cette reconnaissance, pour cette femme-enfant, cette « romantique libidinale » (Pascal Bruckner), passe nécessairement par l'amour. Comme par l'argent. D'où le besoin - vital - de monnayer ses faveurs. Non seulement pour gagner sa vie, telle une femme vénale, mais aussi et d'abord pour se sauver. Et lui, de son enfance dorée à Paris, entre un père méprisant et une mère célèbre (c'est la première épouse de Jean-Claude Servan-Schreiber), descendant d'une lignée de banquiers fondée au XIXème à Francfort, grandi dans le silence et le secret, la haine de soi, aspire également - comme Cécile, mais de l'autre côté du miroir - à la reconnaissance. Ses moyens financiers, bien sûr, sont incomparables, et même illimités. Il appartient au gotha de la haute finance. C'est un requin, disent ceux qui l'ont connu, un prédateur qui, à force de raids impitoyables et d'opérations audacieuses, va bâtir la 38e fortune de France. Un homme craint et respecté. Un intouchable
        DownloadedFile.jpegOn comprend mieux, maintenant, ce que ces deux-là faisaient ensemble, la femme-enfant et le requin. Ce qu'ils cherchaient à corps perdu. Et pourquoi ils se sont reconnus.
        La vraie connaissance, écrivait Georges Bataille, se fait toujours dans les larmes d'Eros. L'amour est cette épreuve de vérité qui fait tomber les masques, même les mieux ajustés. À ce propos, Bataille parlait de corrida, de mise à mort. C'est dans l'expérience sexuelle, qui nous fait oublier le monde et disparaître à nous-mêmes, qu'Eros rencontre fatalement Thanatos. Dans le sang, le sperme et les larmes.
        Si l'amour est la chance, peut-être unique, de renaître grâce à l'autre, la mort est aussi le prix à payer, parfois, exorbitant, de la reconnaissance.

  • coller à l'os

     

     

    par antonin moeri

     

     

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    Le JE qui débarque à San Francisco avec un sac built to resist pourrait être une sorte d’aventurier. Ce n’est pas la première fois qu’il va retrouver un copain qui, après avoir purgé sa peine dans une prison suisse, est allé s’installer dans le nord de la Californie, pour y cultiver un chanvre puissant. Ce copain s’appelle Larsen. Ni passeport ni numéro de sécurité sociale ni permis de conduire. Il bricole des lave-vaisselle usagés et de vieilles bagnoles, maçonne, possède des armes de poing, lit des livres. Plusieurs types gravitent autour de Larsen: Bragan, Séverin qui ne cesse d’emplir son sebsi, Michael un chimiste dangereux qui hurle qu’il bande comme un bouc, Sammy qui eut le crâne brisé dans un accident de moto, Will qui aime les sonates de Haydn. On boit du merlot dans des coupes à champagne en plastique, de la vodka et de la tequila en avalant des yaourts, on fume du kif ou de l’héroïne mexicaine bas de gamme, on prend des amphétamines. S’il y a des femmes, leur «tenue, l’habillement, le vocabulaire, les rires, tout participe d’une culture mâle, une culture de pénitencier, white trash de l’épiderme à la moelle».

    Pour évoquer le «Pays du Grand Sud», au bord du Pacifique, le narrateur écrit: «Ciel cyanose et quatre-vingts pour cent d’humidité dans l’air». Pour dire la chaleur: «le crâne qui rougit sous les UV ponctuels et furtifs». Pour raconter une sensation: «entre les draps qui glissent sur moi comme de l’eau distillée». A propos d’un personnage: «Il a cependant conservé l’essentiel de ses facultés. Il distingue le beau du laid, le chaud du froid, le haut du bas». Et d’un raton laveur: «les yeux fixes dans ses lunettes blanches à montures noires, prêt à s’attaquer aux boîtes à ordures». Et du temps qui passe: «Nous arrivons de concert au filtre, le vent souffle de l’ouest». Si je pointe ces phrases de redoutable concision, c’est parce que Bonvin s’intéresse à la précision d’une écriture qui colle à l’os, plus qu’à une douteuse story réconfortante. Une écriture où le mot choisi est évalué, scruté avec une intense attention. L’intensité avec laquelle le JE scrute les matériaux, les blocs d’asphalte, les troncs d’eucalyptus, les mèches d’une perceuse, les pistons d’un moteur, une casserole Le Creuset, un Mauser de calibre 7.63, l’agencement d’un visage, un effondrement tellurique, un rêve, les jantes inouïes d’un V8 surcompressé, la truffe d’un pitbull, la consistance et l’apparence de sa bave sur un canapé.

    Dans cette épopée de chevaliers blancs en rupture de ban, épopée que l’auteur ressaisit à travers des souvenirs indélébiles, l’humour transparaît parfois. En particulier dans cette scène où Larsen et son compagnon vont assister à une soirée poétique à Westport. Un long maigre à queue de cheval est mis en scène, «portant blue-jeans, chemise à carreaux et chaussures de bûcheron». Il présente celles et ceux qui vont lire leurs productions. «Tout le monde est attentif d’une attention décontractée». Si les grands espaces sont scandés, c’est pour avertir l’auditeur que ceux-ci sont menacés par la cupidité de l’homme, c’est pour lui dire qu’il ne faut pas perdre courage parce que l’amour dure jusqu’au trépas. L’humour permet la distance, cette distance presque hébétée que le narrateur installe lorsqu’il se décrit accroupi devant les poules qui attendent le granulé, et pour lesquelles le narrateur siffle le Pont de la rivière Kwaï.

    L’attirance pour un monde de hors-la-loi craignant à tout moment l’arrivée des flics se transforme soudainement en suffocation. De l’air, mon dieu de l’air! Après l’herbe, l’acide, la coke et le speed, Larsen et le narrateur ont dû se rabattre sur les médicaments: héroïne, sirop antitussif, benzodiazépines. Larsen a abandonné les médics, il s’est tourné vers la tequila. Quant à l’auteur de ce texte buriné, taillé au millimètre, il a préféré le travail à la table, où l’on coupe dans les chairs pour atteindre à l’os d’un langage.

     

     

    Jean-Jacques Bonvin: Larsen, Allia, 2013

  • Pierre Béguin, Vous ne connaîtrez ni le jour ni l'heure

    Par Alain Bagnoud


    Semaine chargée pour notre ami Pierre Béguin. A peine son dernier livre est-il sorti (le 3 janvier) qu'il se trouve en ligne de mire des médias helvétiques et hexagonaux. Vous ne connaîtrez ni le jour ni l'heure, coédité par les Editions de l'Aire pour la Suisse, et les éditions Philippe Rey pour la France, suscite les articles et les émissions de radios... Blogres ne sera donc pas le premier à en parler ? Pas le dernier non plus, c'est sûr.

    C'est que le thème du livre traite d'une actualité brûlante. Vous ne connaîtrez ni le jour ni l'heure parle d'euthanasie programmée, de suicide assisté.

    La réalité est brutale : confrontés à de graves maladies et à la perte de leur autonomie, les parents de l'auteur se sont inscrits à Exit (Association pour le droit de mourir dans la dignité). Leur état s'aggravant, ils ont décidé de s'en aller ensemble.

    De cet événement, Pierre Béguin a tiré un roman. Un roman, oui. Le choix du genre n'est pas anodin. Béguin a opté pour un point de vue délibérément subjectif et personnel, afin de ne pas impliquer les proches. Mais il s'agit bien de son expérience et du retentissement qu'elle a eue en lui.

    Le cadre du livre est temporellement inscrit : la veille du suicide assisté, le narrateur s'installe dans sa chambre d'enfant et se met à écrire. Il relate les événements qui se suivent au fil des heures, l'attente, la procédure, le départ des corps sur un brancard, puis, plus tard, le dépôt des urnes funéraires sous la pierre de la tombe familiale. En même temps, il tente de s'expliquer la décision de ses parents, essaie de comprendre, retourne en arrière.

    Retenu, sincère, le livre fouille profondément dans le fonctionnement d'une famille, dans ses malentendus, ses incompréhensions, ses tendresses, confronte les époques, leurs valeurs, leurs changements. Si bien que ce texte est également une autobiographie, et un portrait juste, touchant, sans mièvrerie, de la mère aimante et du père, personnage haut en couleurs.

    Il est décrit sans concession : lui que l'adolescent révolté considérait comme un « péquenot crotté et vociférant » ; ce maraîcher couvrant de sarcasmes son fils qui faisait des études universitaires, consacrées à la littérature en plus...

    Ce vieil homme, le fils n'a pas pu lui parler même en connaissant sa fin programmée. Et il a fallu, on le sent, l'écriture de ce livre, pour qu'une compréhension s'établisse, pour qu'une réconciliation définitive ait lieu. Pour que des points de contact soient découverts, des similitudes mises à jour, une identité de destin relevée aussi, universelle : il est de nature que les pères laissent des orphelins, lesquels, devenus pères à leur tour...

    Cette réconciliation, notamment, donne au livre une impression finale de sérénité, de sagesse, d'acquiescement. Car malgré la gravité de son sujet, le roman n'a rien de morbide.

    Après toutes les luttes, les refus, les souffrances, les désespoirs, il s'agit bien, à la fin, d'une acceptation du choix des parents, sans jugement. L'acceptation de « cette ultime liberté qu'ils se sont octroyées », cautionnée par l'amour, par une vie d'amour.



    Pierre Béguin, Vous ne connaîtrez ni le jour ni l'heure, Editions de l'Aire / Philippe Rey