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l'âge d'homme

  • Écrire dans le chaos du monde (Jon Monnard)

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown-1.jpegLe titre, bien sûr, inspiré par The Great Gatsby de Fitzgerald, est impossible à retenir (Et à la fois je savais que je n'étais pas magnifique*). Le roman est un peu foutraque : les personnages apparaissent, puis disparaissent, alors qu'on aimerait les voir approfondis ; dans le récit, le narrateur prend beaucoup de place — et parfois trop ! ; il n'y a pas vraiment de progression dramatique dans l'intrigue, etc.

    Mais, dans le premier roman de Jon Monnard, il y a mieux que ça : un vrai désir d'écrire, un besoin forcené de raconter sa vie pour essayer de la comprendre et de mettre un peu d'ordre dans le chaos du monde. Unknown.jpegEn cela, Et à la fois je savais que je n'étais pas magnifique est un livre prometteur. Plus qu'une intrigue ordonnée ou une auto-fiction, il propose des images, des scènes souvent paroxystiques, des personnages hauts en couleur. C'est un roman jeté, craché sur le papier avec la fougue et l'impatience d'un jeune homme de 27 ans, qui a été libraire et a étudié à Polycom..

    Malgré ses défauts de jeunesse, cette rage de dire à tout prix ce qui vous possède, il vaut la peine de suivre Jon Monnard, dans ses doutes et ses excès, et d'attendre avec impatience son prochain livre.

    * Jon Monnard, Et à la fois je savais que je n'étais pas magnifique, roman, l'Âge d'Homme, 2017.

  • Portrait de l'artiste en lecteur du monde : les secousses du voyage (Jean-Louis Kuffer)

    par Jean-Michel Olivier

    images-2.jpegSans être un bourlingueur sans feu ni lieu (il est trop attaché à son nid d’aigle de la Désirade et à sa bonne amie), JLK parcourt le monde un livre à la main. C’est pour porter la bonne parole littéraire : conférences sur Maître Jacques en Grèce ou en Slovaquie, congrès sur la francophonie au Congo, voyage en Italie pour rencontrer Anne-Marie Jaton, prof de littérature à l’Université de Pise, escapade en Tunisie avec le compère Rafik ben Salah, pour juger, de visu, des progrès du prétendu « Printemps arabe ». JLK voyage pour s'échapper, mais aussi pour aller à la rencontre des autres…

    Chaque voyage provoque des secousses et des bouleversements, et JLK n’en revient pas indemne.

    En allant au Portugal, par exemple, JLK se plonge dans un roman suisse à succès, Train de nuit pour Lisbonne de Pascal Mercier, qui lui ouvre littéralement les portes de la ville. images.jpegSitôt arrivé, il y retrouve le fantôme de Pessoa et les jardins embaumés d’acacias chers à Antonio Tabucchi. La vie et la littérature ne font qu’une. Les frontières sont poreuses entre le rêve et la réalité.

    images-3.jpegAu retour, « le cœur léger, mais la carcasse un peu pesante », son escapade lusitanienne lui aura redonné le goût (et la force) de se mettre à sa table de travail. Car JLK travaille comme un nègre. Carnets, chroniques, « fusées » ou « épiphanies » à la manière de Joyce. Mais aussi le roman, toujours en chantier, le grand roman de la mémoire et de l’enfance qui hante l’auteur depuis toujours.

    « La mémoire de l’enfance est une étrange machine, qui diffuse si longtemps et si profondément, tant d’années après et comme en crescendo, à partir de faits bien minimes, tant d’images et de sentiments se constituant en légendes et se parant de quelle aura poétique. Moi qui regimbais, qui n’aimais guère ces séjours chez ces vieilles gens austères de Lucerne, qui m’ennuyais si terriblement lorsque je me retrouvais seul dans ce pays ont je refusais d’apprendre la langue affreuse, c’est bien là-bas que j’ai puisé la matière première d’une espèce de géopoétique qui m’attache en profondeur à cette Suisse dont par tant d’autres aspects je me sens étranger, voire hostile. »

    DownloadedFile.jpegCe grand livre de la mémoire et des premières émotions, JLK le remet plusieurs fois sur le métier. Il s’appelle L’Enfant prodigue**, et le lecteur participe à chaque phase de son écriture, joyeuse ou tourmentée, exaltée ou empreinte de découragement. JLK nous raconte également les péripéties de la publication de ce récit aux couleurs proustiennes, en un temps très peu proustien, assurément, obsédé de vitesse et de rentabilité.

    À ce propos, JLK rend compte avec justesse des livres, souvent remarquables, qui, pour une raison obscure, passent à côté de leur époque. Claude Delarue et son Bel obèse, par exemple. Ou les romand d’Alain Gerber. Ou même la poésie cristalline d’un Maurice Chappaz. Sans parler d’un Vuilleumier doux-amer. Ou d’un Charles-Albert Cingria, trop peu lu, qui reste pour JLK une figure tutélaire : le patron.

    * Jean-Louis Kuffer, L'Échappée libre, lectures du monde (2008-2013)l'Âge d'Homme, 2014.

    ** Jean-Louis Kuffer, L'Enfant prodigue, éditions d'autre part, 2011.

  • Bonne fête, Mousse Boulanger !

    par Jean-Michel Olivier

    Ce jeudi, Mousse Boulanger fête ses nonante ans. Comédienne, journaliste, romancière et surtout poète, Mousse Boulanger aura marqué — avec son mari Pierre, trop tôt disparu — pendant près de cinquante ans, l'histoire de la littérature romande (et francophone). Sa bibliographie est impressionnante, comme le nombre de ses émissions radiophoniques (qu'on peut retrouver sur le site de la RTS). 

    En guise d'hommage, je reprends le billet que j'ai consacré à l'un de ses plus beaux livres, Les Frontalières, paru en 2013 aux éditions l'Âge d'Homme.

    Qu’est-ce qu’un écrivain ? Une voix, un style. Une présence. Mais aussi : un engagement,  une vision singulière du monde. Une mémoire. Sans oublier, bien sûr, la fantaisie et un goût irrépressible pour la liberté.

    images.jpegToutes ces qualités, on les retrouve, brillantes comme un diamant, chez Mousse Boulanger. Faut-il encore présenter cette femme au destin extraordinaire, née à Boncourt en 1926, dans une famille nombreuse, et qui fut, tour à tour, journaliste, productrice à la radio, comédienne, écrivaine et poète ?

    Une voix, disais-je, une présence immédiate. La vibration de l’émotion poétique.

    À l’époque où elle travaillait à la radio romande, Mousse Boulanger a interrogé des dizaines d’écrivains, suisses et français, sur leur relation à la langue, leur credo, leur engagement. À ce travail journalistique s’est ajoutée, depuis toujours, la passion de la poésie. Cette passion qu’elle a vécue et partagée avec son mari, Pierre Boulanger, journaliste et poète, lui aussi, et qu’elle a diffusée, des années durant, dans des récitals poétiques qui faisaient vibrer les villes et les villages.

    Une voix, un regard malicieux, une présence.

    Mousse Boulanger, qui fut l’amie de Gustave Roud et de Vio Martin, s’est beaucoup dévouée pour les autres. Elle a pourtant trouvé le temps d’écrire une trentaine de livres : essais, romans, nouvelles, poèmes. C’est dire si sa voix est riche et porte loin ! Cette œuvre, encore trop méconnue, est l’une des plus vivantes de Suisse romande. Il faut relire l’Écuelle des souvenirs, splendides poèmes de la mémoire, et son dernier polar, Du Sang à l’aube, modèle du genre policier.

    boulangerrien270.jpgCe mois-ci, Mousse Boulanger publie Les Frontalières*, un livre magnifique qui est à la lisière du récit et du poème. La lisière, les limites, la frontière : c’est  la vie de la narratrice, petite fille toujours en vadrouille, qui passe gaillardement de Suisse en France, et vice versa, dans les années qui précèdent la Seconde guerre mondiale. L’herbe est toujours plus verte, bien sûr, de l’autre côté. Elle franchit la frontière à bicyclette, sans se préoccuper des gros nuages noirs qui envahissent le ciel. À travers ses souvenirs d’enfance, Mousse Boulanger ravive la mémoire d’une époque, d’un village, d’une famille. Elle brosse le portrait émouvant d’une mère éprise de liberté qui ne comprend pas toujours ses enfants.

    « Allez, courage, dans dix minutes, on est à la maison ! »

    La seule maison qui compte, pour la fillette de douze ans qui a la bougeotte, c’est l’amour, la liberté, la poésie…

    Il faut lire ce récit haletant, écrit dans une langue vive, rapide, qui sait aller à l’essentiel. Il nous incite à franchir les frontières, plus ou moins imaginaires, qui limitent nos vies. Les interdits stupides. Les conventions. Nous sommes tous des frontaliers, déchirés entre deux pays. La patrie de nos pères et le royaume allègre et tendre de nos mères.

    * Mousse Boulanger, Les Frontalières, L’Âge d’Homme, 2013.

     
  • Antoine Jaquier : prix Édouard-Rod 2014

    Le 20 septembre, à la Fondation de l'Estrée, à Ropraz, le prix Edouard-Rod 2014 a été remis à Antoine Jaquier pour son formidable roman Ils sont tous mortsVoici la laudatio que Corine Renevey, membre du Jury, prononça à cette occasion.

    Henri Crisinel : « C’est là que m’attend Satan »

    Il n’y a pas de drogués heureux (1977) disait le docteur Claude Olivenstein en 1977, Antoine Jaquier nous le rappelle et son roman qui n’est ni un témoignage ni une autobiographie, s’inscrit 36 ans plus tard dans cette lignée d’œuvres qui évoquent de manière saisissante l’univers des drogués, telles que Flash ou le Grand Voyage de Charles Duchaussois (1971), L’Herbe bleue ou Moi Christiane F (1978). L’humour, la vivacité du style et la poésie en plus !

    prix rod,2014,antoine jaquier,l'âge d'homme,roman,drogues« Qui de Dieu ou du diable est le plus puissant ? » D’entrée de jeu, Antoine Jaquier ouvre le roman sur la question que pose Manu, l’autiste de la bande d’adolescents et qui trouve la réponse entre deux flots de fumée : « Dieu créa l’homme, Satan le flingue ». On pourrait peut-être ajouter à la lecture de ce roman : l’homme créa les paradis artificiels, la femme le salut, Satan la dépendance qui balise la descente en enfer. Dès lors s’amorce un combat inégal entre les forces du bien et du mal, entre la liberté et les dépendances trop chères payées, entre l’amour salutaire et l’esclavage, voire le tourisme sexuel, une lutte disproportionnée qui sera le fil rouge du roman. L’originalité de ce récit est justement de montrer avec drôlerie et lucidité, cette lente dérive de jeunes paumés qui rêvent d’expériences inédites et d’horizons lointains. L’auteur sait nous garder à distance de ce milieu glauque et désespéré.

    images.jpegDans cette bande d’adolescents désœuvrés, il y a d’abord, Jack, le narrateur de 17 ans dont le frère aîné est héroïnomane et sidéen. C’est lui qui va raconter le destin tragique de ses camarades mêlant humour, autodérision et poésie.  Ensuite il y a Manu qui n’a pas inventé la poudre et qui a pour seule amie une télévision. Il boit, il fume, même ses ongles de pieds pour connaître l’autarcie (36), touche à l’héroïne pour conjurer sa peur. « On le surnommera Bhopal du nom de la ville sinistrée (87) ». Et puis, il y a Bob, apprenti agricole, qui vit l’autarcie grâce à son champ de ganja, c’est un ami qu’on ne choisit pas qui tient des propos racistes mais avec qui on fait avec, car il a toujours un truc à rouler. Il pratique la cruauté animale en fixant à l’aide de pinces à linge, les ailes de moineaux effarouchés sur un fil d’étendage (31). C’est lui qui va encourager Jack à se faire tatouer un dragon japonais sur le bras et l’initier aux champignons hallucinogènes. Et puis il y a Steph, le philosophe de la bande et Tony qui vit dans un appartement qui ressemble à une jungle : « la vraie avec la verdure et les bêtes ». Ensemble, on zone, on commence par la fumette (joint, narguilé, pipe à eau), on se réjouit déjà du prochain trip, on fait des mélanges de toutes sortes, on chasse le dragon et on se rend vite compte que tous ne sont pas égaux face aux dépendances. Il y a ceux qui s’en sortent en fumant occasionnellement et ceux qui, comme Jack, le narrateur sont incapables de maîtriser leur consommation.  « Si j’y touche, dit Jack, je m’inscris sur une liste d’attente pour l’enfer » (88). Malgré cette lueur de lucidité, Jack va y toucher et c’est à travers son expérience que l’on comprend que les effets de la dope le transportent loin, très loin dans un déni de réalité.

    « Bon voilà c’est fait, dit Jack, j’ai touché aux drogues dures. Je concrétise ces années de préparation subliminale de la pub, de la mode, de l’école, du catéchisme, du cinéma et de la téloche. Ridicule expérience. Les mises en gardes de Maman, des copains, de Chloé, des éducateurs et des flics me paraissent bien hors de proportion face à l’effet dérisoire de cette étrange substance… Quel tintouin autour de cette poudre, c’est juste cool et ça m’apaise, j’en reprendrai demain. » (146)

    Attente démesurée et surmédiatisée, déni des effets des drogues de la part de  Jack devenu accro dès la première prise.

    En découvrant le milieu de la drogue, Jack vit ses premières expériences, d’abord avec Cynthia, la copine de Tony. Trop angoissé par cette soudaine intimité et trahison, Jack se soûle au whisky et finira dans un coma éthylique le jour de ses 17 ans. Il rencontrera lors d’une soirée chez Manu, la blonde Peggy, une esclave sexuelle prête à tout pour un snif de poudre blanche (82), et la belle Andalouse, sexy en diable, qui n’arrive pas à se faire un fix et que Jack aidera en dirigeant l’aiguille de la seringue dans sa jugulaire.

    « J’ai hélas compris à quoi je dois servir ; elle n’arrive pas à s’injecter elle-même. (…) La fille est donc offerte, attendant mon office. (…) J’appuie sur la peau, l’aiguille perce d’abord puis pénètre la chair de quelques millimètres et soudain, le sang fait irruption dans la seringue. Sans hésitation, je tire un peu le piston, le sang et le liquide brunâtre se mélangent, puis je sais que c’est bon. Je balance la sauce, direct vers le cerveau sans passer par le start. (…) 

    Je viens de faire un shoot dans la gorge d’une junky, sans avoir même appris. (…) Je me tourne vers la fille, elle est en petite culotte et machinalement, je lui soupèse un sein. Que la chair est misère sans son soufle vital. Je couvre l’Andalouse et rejoins le plumard. (…) J’avale deux Rohypnols et en quelques minutes, je m’endors paisiblement. (84-85) »

    Dans cette métaphore sexuelle, tout est dit de la misère humaine : l’utilisation de l’autre comme moyen, l’apocalypse du désir et la fulgurance du fix ephémère et non partagé. Pourtant Jack ne renonce pas totalement à l’amour.

    Il tombe amoureux de Chloé prénom qui signifie en grec, la « verdoyante », « l’herbe naissante ». C’est une employée de commerce de 23 ans, un peu paumée elle aussi, qui couche avec un mécène de 40 ans son aîné pour payer ses études et continue la relation avec lui même si elle devient financièrement indépendante. Elle rêve de changer de vie, de partir en Thaïlande, de travailler pour l’humanitaire et économise les 50 000 francs nécessaires au voyage. Jack et sa bande rêvent également d’évasion et doivent trouver un moyen rapide de se procurer l’argent. Ils planifient ainsi un double braquage à main armée avec prise d’otage. Pour réussir le coup du siècle, il leur faut un chef, ce sera Tony, le plus âgé de la bande, ancien taulard qui s’occupera pendant le double braquage d’attaquer le poste de police, un plan élaboré à la seconde près, un pacte scellé de leur sang, une consigne très stricte : pas de drogue avant l’action, une date, deux faux flingues, car il n’est pas question de blesser voire de buter quelqu’un. Pour cette bande de rigolos, habitués au vol à l’étalage dans l’épicerie du coin, il n’est plus question de voler des friandises et des carambars. On devient bien plus ambitieux et audacieux sous l’emprise de Tony.

    Reste à gérer l’attente interminable, le manque et le trac. Avec les 365 000 francs volés, ils vont organiser leur départ pour Bangkok, la ville des anges. prix rod,2014,antoine jaquier,l'âge d'homme,roman,drogues
    Mais surtout, ils vont employer toute leur énergie pour organiser le manque qui guette à tout instant et qui finit par occuper entièrement leur esprit. De la Thäilande, ils ne connaîtront que le triangle d’or et les plages du sud, les dealeurs et leurs clients essentiellement occidentaux, les courses de tuk-tuk, les bars minables à GI’s, les pubs touristiques où se mélangent non sans violence les Thaïs et les farangs, le tourisme sexuel… Cette gangrène qui mine les rapports entre indigènes et occidentaux.

    Chloé, le personnage lumineux qui porte en elle la vie naissante, s’inquiète de cette consommation permanente, et se sent exclue du groupe. Elle veut profiter de son voyage, rencontrer les habitants, visiter les sites, aider les enfants démunis. Elle tentera de sauver Jack en lui demandant instamment d’entreprendre une cure de désintoxication dans le monastère de Tham Kabrok. Sans succès, Jack sait qu’il est devenu un toxico, un homme possédé par le manque, parano et solitaire, un handicapé du registre de la compassion (43) incapable de retenir la femme qu’il aime.

    C’est à travers cette bande de pieds nickelés, rigolards et pathétiques, qu’Antoine Jaquier nous décrit le parcours d’une génération sacrifiée, la génération qui avait 17 ans en 1985. Soyons clairs, malgré son ton humoristique, ce livre n’est pas une incitation aux drogues. Bien au contraire, l’auteur décortique avec l’œil lucide de ceux qui connaissent le terrain, les pièges qui mènent de l’autre côté du bon sens et de la raison. Et c’est pour cela qu’il faut le lire, nous les adultes, les parents, les enseignants et le transmettre aux nouvelles générations.

    * Antoine Jaquier, Ils sont tous morts, l'Âge d'Homme, 2013.