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Blogres - Page 116

  • Jean-Christophe Aeschlimann à La Compagnie des mots

    user_2439835.jpgDimanche 18 octobre, 17 h Jean-Christophe Aeschlimann présentera Ce présent qui revient, (récits, L’Aire, 2007) à La Compagnie des mots, arcade « Au bonheur des mots », 33, rue Vautier, 1227 Carouge. Une bonne occasion de rencontrer cet écrivain, qui est également rédacteur en chef de la revue Coopération.

  • Pierre est mort. Jacques aussi.

     

    par PASCAL REBETEZ

    Une bise froide nettoie le ciel genevois. Je roule à bicyclette à travers le bois de la Bâtie, revenant de la cérémonie funéraire de Pierre Lometto, mort d’un cancer et d’un trop-plein de vie. Je l’ai connu dans une salle des maîtres il y a trente ans puis retrouvé en voisin de quartier, une jambe en moins, une fausse jambe en plus. Autrefois, il avait publié, à compte d’auteur je crois, quelques petits livres de nouvelles dont je me rappelle l’étrangeté et la sensibilité. On pourrait dire ainsi : un écrivain est mort et personne n’en a parlé et n’en parlera jamais.

    Sauf que Jacques Chessex est mort le même jour et qu’on en parle beaucoup, énormément même. Hier soir, en sixième édition, le TJ ressortait des films de classe avec témoignages d’anciens élèves, on attend les numéros spéciaux des hebdomadaires… Jamais la littérature de ce pays n’avait connu une telle couverture médiatique ! Il y a eu il y a quelques semaines le phénomène Metin Arditi, interrogé lui aussi en tant que frère d’arme de Chessex ( !?)… et je me demande en regardant le paon de la Bâtie se pavaner dans son jardin si on n’assiste pas à une sorte de gigantesque méprise, ou plutôt à un cirage généralisé de pompes funèbres… Une consoeur journaliste et écrivaine stipule sans barguigner que ne pas aimer Chessex, c’est prouver qu’on est un mauvais écrivain ! Mais puisque c’est écrit dans Le Matin, c’est que ça doit être vrai ! Et les autres, non je ne citerai pas tout le monde, d’autant que chacun aime à être le plus proche possible du défunt dont le génie définitif rejaillit forcément sur ses thuriféraires.

    Chessex, je l’ai lu un peu. Comme tout le monde. J’en ai surtout entendu parler. Provocateur l’artiste ? Certes, mais surtout préoccupé principalement par l’édification de la statue de Saint Soi-Même. Et pour cette édification, Chessex était un battant, et mieux encore : un winner ! Je l’ai reçu à la télévision, je pense même qu’il s’agit de sa dernière interview télévisée. Il parle de Dieu en lequel il sera bientôt et, hors caméra, insiste à réitérées reprises pour qu’on lui rembourse sa course en taxi. C’est aussi le seul invité qui n’a eu de cesse de regarder l’image de lui-même dans la boîte à souvenir. Génial, certes, mais aussi vaniteux, un peu mesquin et finalement tellement humain dans son inlassable besoin de consolation.

    Je vais tenter ce soir de retrouver le petit bouquin de Lometto.

  • Femme sous influence

    Par ANTONIN MOERI

     

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    J’aime les récits conduits par un personnage féminin. Décrire l’engloutissement du point de vue d’une femme est particulièrement excitant pour l’imagination d’un écrivain. Il ne pourra alors raconter que ce qui peut être saisi par la conscience de la narratrice. Cette restriction du champ des perceptions ouvre les plus réjouissantes perspectives. Dans “Tant d’eau si près de la maison” de Carver, c’est Claire qui prend en charge la narration.
    Stuart, son mari, mastique des aliments dans la cuisine, le regard vide. Tout à coup, il se fâche. Il parle d’une fille morte. Le nom de Stuart s’étale sur la première page des journaux. Claire fait volontairement tomber toute la vaisselle par terre. Voici ce que Stuart lui avait raconté, juste après lui avoir fait l’amour avec ses mains épaisses et ses jambes poilues. Le vendredi précédent, il est allé pêcher avec trois copains. Avant d’installer leur camp, ils ont vu le cadavre d’une fille dans la rivière. Ils n’annoncèrent cette découverte à la police que deux jours plus tard.
    Claire propose à Stuart d’aller faire un tour pour détendre l’atmosphère. Ils traversent la ville et s’arrêtent près d’un ruisseau. Elle parle d’un crime horrible perpétré par les frères Maddox quand elle était gamine. Stuart croit qu’elle le soupçonne du pire. Elle se voit, morte, au milieu du ruisseau. Elle se demande pourquoi son mari est si nerveux. Le lendemain, elle apprend par le journal que le corps de la victime a été identifié et remis à sa famille. Elle se rendra à l’enterrement. Une inconnue lui apprendra que le tueur a été arrêté. Claire ne se sent pas bien. Chez elle, dans la cuisine, elle imagine subitement qu’il est arrivé quelque chose à son fils. Stuart, avec ses gros bras lourds, va lui faire l’amour à la sauvette, sur la table. Vite, vite, dépêchons-nous, avant que Dean ne rentre. Elle n’entend plus rien avec tout ces bruits d’eau dans les oreilles.
    Manifestement, Claire n’en peut plus: tête qui tourne, eau menaçante, vision de son propre cadavre dans le ruisseau. Son Stuart est bien gentil avec ses passions: poker, bowling, pêche. C’est un homme comme il faut, père de famille, travailleur honnête et consciencieux. Il est persuadé que faire l’amour à sa chérie suffit à lui calmer les esprits, à lever son angoisse. Il croit savoir ce qu’il lui faut. Son système de pensée ne peut être remis en question, il est légitimé par le groupe, puisque c’est également celui de Gordon, Mel et Vern, ses copains qui sont, eux aussi, des hommes comme il faut.

    L’engloutissement de Claire rappelle celui de Mabel, l’inoubliable personnage du film “Une femme sous influence” de John Cassavetes.



    R.Carver: “Parlez-moi d’amour”, Livre de poche 2007

  • Barbey d'Aurevilly ou l'impossible connaissance du réel

    Par Pierre Béguin

     

    Mes filles commencent à percevoir, dans le jardin, les mêmes réalités que moi. Elles grandissent. L’année dernière encore, je me plaisais à imaginer tout ce que j’y percevais et dont elles n’avaient pas même conscience. Surtout, cette perception très fragmentaire de la réalité me renvoyait à la mienne: je m’amusais à imaginer tout ce que moi, à leur image et à peine un échelon au-dessus d’elles, je ne voyais pas dans ce jardin pourtant si familier, mais que je n’eusse certainement pas reconnu si ma perception eût pu être plus complète. Dans tout ce que mes sens n’appréhendent pas, dans «le peuple de l’herbe», dans l’infiniment petit, dans les possibles forces occultes qui échappent à ma raison. Nous barbey3[1].jpgsommes tous «des aveugles qui s’ignorent» persuadés pourtant de l’acuité de leur vision. 

    Cette dichotomie irréductible – le désir (ou la nécessité) de construire une image cohérente et compréhensible du réel et l’impossibilité d’une telle entreprise – fonde l’univers des six nouvelles qui composent Les Diaboliques (1874) de Jules Barbey d’Aurevilly. D’où le recours à l’imagination pour combler les interstices d’une connaissance forcément fragmentaire ou parcellaire du monde. En ce sens, les nouvelles sont construites comme des énigmes:  la symbolique des personnages, dont l’apparence insaisissable derrière le masque ou les silences fait à tel point douter de leur réalité intérieure qu’elle semble n’ouvrir que sur le vide, le rien, l’abîme, exprime l’opacité du réel, la conscience de son impossible perception (sinon fragmentaire) et, finalement, l’aveu d’ignorance – ou d’impuissance – du narrateur. Faute de comprendre et d’expliquer les événements qu’il vit ou qu’il observe, il substitue à sa logique défaillante la puissance de son imagination en établissant, loin de toute justification rationnelle, des liens entre des éléments ou des signes en apparence disparates. Ainsi en est-il, par exemple dans Les dessous de cartes d’une partie de whist, du rapprochement entre le flacon, la toux et le diamant, duquel le narrateur déduit le lent empoisonnement d’Herminie et la relation diabolique entre sa mère et Karkoël, rapprochement qui se transforme en une certitude absolue que rien, pourtant, ne vient confirmer. Mais l’originalité de Barbey d’Aurevilly est d’avoir construit, à partir de cette vision du réel, une conception esthétique du récit. Le jeu de cartes (la partie de whist) fonctionne comme une métaphore du texte: de même que l’intérêt du jeu de whist réside dans l’ignorance des dessous de cartes, de même celui du récit réside dans son non-dit, ses zones d’ombre, ses hypothèses ou ses déductions. Ce qui doit être imaginé vaut mieux que ce qui est effectivement raconté: «A moitié montré, il (ce récit) fait plus d’impression que si l’on avait retourné toutes les cartes et qu’on eût vu tout ce qu’il y avait dans le jeu». Tout comme les silences font l’expression de la musique, ces nouvelles s’organisent davantage autour de leurs «silences» – leurs non-dits – que de leurs «accords». Des silences qui renvoient aussi aux relations troubles unissant le narrateur et son auditoire, métaphore du couple écrivain lecteur. Les nouvelles mettent en scène un jeu entre un lecteur entretenu dans l’espérance d’une histoire extraordinaire et un récit qui se dérobe à ces espérances par des retards, des silences, des digressions qui génèrent des frustrations et des tensions. En ce sens, le titre Les Diaboliques souligne, davantage que les personnages eux-mêmes, la nature de la relation narrateur lecteur, et surtout la stratégie perverse des narrateurs successifs qui, à chaque nouvelle, affirment leur pouvoir, convoquent leur public pour mieux le tenir dans l’évidence de leur dépendance, l’attirent par la promesse non tenue de l’extraordinaire, jouissent de l’attente et de la demande du public en manipulant son désir. Et l’auditoire (le lecteur) se trouve pris au piège de sa fascination (répulsion) pour le monstrueux, ce qui l’oblige à se demander ce qu’il voulait trouver dans une histoire (ou derrière un titre) qui se présente comme un fruit défendu... auquel il ne goûtera jamais."- Hypocrite lecteur - mon semblable, - mon frère!" disait Baudelaire, un des maîtres de Barbey.

     

     

  • Bête que je suis, de Gilbert Pingeon

    Par Alain Bagnoud

    1401394024.jpg« Plus je connais les hommes, plus j'aime les bêtes. » Gilbert Pingeon pourrait retourner le dicton: « plus j'aime les bêtes, et plus je connais les hommes. »

    C'est en parlant de nos amis les animaux qu'il réussit en effet un joli traité de réflexions personnelles sur des sujets tels que le cerveau, la conscience, l'animalité, le goût de l'ordre, le vivant, la reproduction, la communication, la nourriture, la loi, la souffrance...

    Je vous entends. Ces thèmes sont un peu vagues, vous trouvez. Un peu bateaux.

    Mais justement, le biais trouvé par Pingeon, son angle d'attaque leur donne une approche tout à fait concrète. « Quelle sorte d’animal suis-je? » se demande-t-il avant de s'exhorter: « Les animaux t’offrent le reflet de ta part animale. A toi de la reconnaître ! »En interrogeant leur condition et en la comparant avec la nôtre, l'auteur touche à des points sensibles.

    Alors, livre de philosophie que ce Bête que je suis? Gilbert Pingeon n'est pas métaphysicien et il le sait. Il avoue avoir fait de nombreuses lectures, avoir hésité longtemps avant d'empoigner le sujet, se demandant s'il était capable de le traiter.

    Bête que je suis est en fait surtout un livre d'écrivain, qui use de toutes les ressources de son art, mêle prose, poèmes, dialogues théâtraux entre le narrateur et la grenouille, l’éléphant, le chien, l’âne… La vivacité et le ressort de ces derniers est particulièrement à relever. Mais l'ensemble du texte, tenu par une interrogation lancinante, intéresse à cause de la sincérité de l'auteur, de la cohérence de la démarche, de la tenue des réflexions, de la variété des procédés et de la qualité du style.

     

    Gilbert Pingeon, Bête que je suis, Editions de L'Aire

    Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud

     

  • La puanteur des écrivains

     

    Par ANTONIN MOERI

     

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    Avec “Une rencontre”, Milan Kundera nous offre quelques exercices d’admiration. L’un d’eux a retenu mon attention: “La mort et le tralala”. Il y est question d’un des plus beaux passages du premier roman de la trilogie allemande de Louis-Ferdinand Céline: “D’un château l’autre”. J’ai aussitôt été alerté, car un écrivain moins connu que Kundera m’avait avoué l’émotion particulière que ce passage suscitait en lui à chaque nouvelle lecture. Céline y met en scène l’agonie d’une chienne qui avait partagé sa vie au Danemark, où il fut reclus pour les raisons que l’on sait. Les mots les plus simples pour suggérer ce que pouvait ressentir cet animal qui voudrait retourner dans les bois où il fuguait, à Korsör, là-haut...
    Rien d’héroïque dans cette mort, pas la moindre emphase dans son évocation. Mais pour atteindre à cette perfection littéraire, nous dit Kundera, il fallait se trouver “parmi les condamnés et les méprisés, dans la poubelle de l’Histoire, coupable parmi les coupables”. Impossible de l’atteindre, cette perfection cristalline, cette justesse de ton, cette incomparable musique du murmure, si l’on était du côté “des futurs vainqueurs”, du côté de la gloire, du côté "de l'auto-satisfaction qui veut se faire voir". Il m’est difficile de l’expliquer ce soir mais, à ces propos de Kundera, je donne mon adhésion sans réticence. Ce qui pourrait provoquer quelques réactions sur ce blog de scribes.

    Poursuivant sa salutaire démonstration, Kundera parle plus loin du destin de Brecht dans une hyper-démocratie qu'il qualifie très joliment d'"Epoque des procureurs". En effet, pour les procureurs, les génies incontournables du XXe siècle se nomment Coco Chanel, Yves Saint Laurent ou encore Bill Gates. Des romanciers, dramaturges, philosophes ou essayistes comme Cioran, Ionesco, Heidegger, Hemingway ou Brecht, il sera préférable de garder à l'esprit leur puanteur, leur compromission avec "le mal du siècle, sa perversité, ses crimes".

    Exemple: dans sa monographie consacrée à Brecht, un professeur de littérature comparée à l'université du Maryland s'efforce de démontrer en détail la bassesse d'âme de l'auteur de Baal:"homosexualité dissimulée, érotomanie, exploitation des maîtresses qui étaient les vrais auteurs de ses pièces, sympathie prohitlérienne, antisémitisme, sympathie prostalinienne, penchant pour le mensonge, froideur du coeur". Ce professeur de littérature comparée s'en prend notamment au CORPS de Brecht, à sa mauvaise odeur. A qui en douterait, le professeur de littérature comparée rétorque péremptoirement qu'il tient cette info de la photographe du Berliner Ensemble qui lui en a parlé le 5 juin 1985.

    C'est effectivement ce que retiendront les siècles à venir de "ces coryphées culturels compromis avec le mal du siècle": leur très mauvaise odeur. Je pense que le lecteur comprendra mieux pourquoi je lui conseille vivement la lecture de "Une rencontre" de Milan Kundera.

  • Polanski ou selon que vous serez génie ou financier...

    Par Pierre Béguin

     

    Dans son Voyage au Congo, André Gide condamne violemment le colonialisme. Dans le même temps, il exerce, en Algérie surtout, un colonialisme intime qui n’a rien à envier en laideur à celui qu’il condamne à raison. Le plus surprenant, c’est qu’à aucun moment il ne semble prendre conscience de cette contradiction: «Pour le bien de l’humanité, j’ai fait mon œuvre, j’ai vécu» dit-il, par la bouche de Thésée, lorsque la mort approche, justifiant ainsi ses actes par leurs effets fécondateurs sur son œuvre, et son œuvre par son apport à l’humanité. Le tour est joué: un écrivain, un artiste, pour autant qu’il accède au statut de génie, est un cas à part qui bénéficie d’une rédemption de ses actes, même les plus vils, parce que son génie, dût-il se nourrir de chair d’enfant, apporte davantage à l’humanité que ses actes les plus atroces pourraient soustraire aux principes de justice et d’égalité. Simple question de contrepoids, de balance. Au fond, Victor Hugo ne dit pas autre chose, même s’il se limite au pur constat. Relisons la fin de Le Poète (in Les Contemplations) portrait du génie et rêverie sur la création artistique et littéraire: «Sinistre, ayant aux mains des lambeaux d’âme humaine,/ De la chair d’Othello, des restes de Mac Beth,/ Dans son œuvre, du drame effrayant alphabet, / Il se repose; ainsi le noir lion des jongles/ S’endort dans l’antre immense avec du sang aux ongles.» La création, lorsqu’elle est le fait du génie, est une lutte titanesque, un combat sanglant aux conséquences parfois monstrueuses. Et le génie, comme le Shakespeare emblématique de Victor Hugo, a parfois, dans la main même qui guide sa plume, du sang aux ongles, rançon nécessaire de son statut. Il faut bien nourrir l’œuvre! Certes, de préférence, comme Prométhée, avec son propre foie et non avec la chair des petites filles, mais…

    Ces considérations pourraient-elles expliquer (et non justifier) le concert d’opinions parfois ahurissantes qui ont accompagné l’arrestation par la police suisse du cinéaste Roman Polanski? Si, en l’occurrence, les trompettes de la renommée furent particulièrement mal embouchées, on peut s’étonner de ceux qui crient au scandale contre une action visant à montrer que «le crime pédérastique, aujourd’hui ne paie plus». Ainsi d’Ursula Meier: «Pourquoi un artiste?» Oui, tiens, c’est vrai au fond, pourquoi un artiste même s’il a sodomisé une mineure de 13 ans? Ou de Lionel Baier, cinéaste, qui semble répondre à Ursula: «Ce qu’il y a derrière, c’est une méconnaissance, voire un mépris des milieux culturels de ce pays. Roman Polanski laisse une trace réelle dans l’histoire de ce siècle… » Sous-entendu, une trace qui mérite bien la primauté de son œuvre sur ses actes les plus odieux. Mais la palme revient à Jacques Chessex: «Nous avons trahi Roman Polanski, nous qui sommes une terre d’asile» Je ne sais par pour vous, mais moi, sans tomber dans une morale d’épicier, je reste stupéfait d’apprendre qu’une terre d’asile s’ouvre aussi aux responsables d’actes pédophiles. Et notre auteur de poursuivre: «Je ne dis pas que le génie justifie tout, mais un personnage de qualité universelle et la dignité esthétique de son œuvre sont un contrepoids à une affaire minime.» (sic!) Dans la même logique que Gide et Hugo, nos artistes et écrivains romands (et je ne parle pas des Ministres français) affirment au fond, avec assurance et sans vergogne, l’immunité du génie, la primauté de son œuvre sur ses actes, sa rédemption finale et l’assurance de la grâce divine. Tous ou presque lui délivrent spontanément un brevet d’innocence ou, du moins, des circonstances si atténuantes qu’elles le placent de facto au-dessus de la justice des hommes. Imaginons une seconde ce qu’aurait été la réaction de ces mêmes milieux artistiques si, à la place du célèbre metteur en scène, ce fut un financier venu chercher à la Paradeplatz le prix du plus gros bonus (bon, d’accord, je provoque un peu). Se seraient-ils scandalisés du traquenard tendu? Se seraient-ils indignés de l’incarcération d’une personnalité venue en Suisse pour y être honorée? Auraient-ils été consternés par l’image désastreuse  que cette arrestation aurait donnée de leur pays? Auraient-ils déclaré l’exception financière? Ou auraient-ils agité les grands principes républicains d’égalité devant la justice? Selon que vous serez génie ou financier… Bon, disons que Dieu reconnaîtra les siens… pour autant qu’Il s’y retrouve dans certains paradoxes. Comme celui de notre inénarrable Oskar Freysinger qui, à la surprise de tous sauf à celle de sa modeste personne, s’est joint au concert des créatifs bien-pensants en oubliant allègrement que son parti a milité pour l’imprescriptibilité des actes pédophiles. Le monde artistique et politique comme il va

    Quant aux circonstances ignobles de l’arrestation et l’odieuse domesticité des autorités suisses qui se muent en paillasson de la politique financière américaine pour préserver quelques œuvres prédatrices de nos banques et leur sacro-saint secret, pourtant inéluctablement condamné, là je rejoins entièrement certains écrivains, et notamment Jacques Chessex. Mais c’est une autre histoire. Comme celle de l’enfance de Polanski, celle de son juge au comportement pathologique ou celle de sa victime qui a pardonné. Dans l’indignation et la stupeur, ne confondons pas tout! Et surtout, évitons de nous asservir à Saint Polanski comme le fait Berne à un aigle américain qui, lui, confortablement installé dans l’axe du bien, se nourrit abondamment du foie des autres…

  • Tard pour bar: édifiant et lamentable

    Par Alain Bagnoud

    tsr_tard-pour-bar_logo.jpgTard pour Bar. Programme culturel de la TSR. 24 septembre (voir ici).

    Il faut voir l'émission. Elle est édifiante. Le spectacle lamentable qu'y donne un animateur arrogant, inculte et paresseux démontre à ceux qui en douteraient encore que la télévision n'est pas compatible avec la littérature.

    Un éditeur romand y est censé présenter sa rentrée littéraire. Mais de rentrée littéraire, il n'est pas question. L'animateur, Michel Zendali, embraye sur les journaux intimes. Il se trouve que Michel Moret, l'éditeur, en a sorti trois cette année, le sien, celui de Gérard Delaloye et celui de Raphaël Aubert.

    L'animateur passe vite sur les deux premiers, qui tournent l'un autour de l'activité d'éditeur, l'autre autour de la littérature. C'est le dernier qui va faire l'essentiel de l'émission.

    Il apparaît que Zendali ne l'a pas aimé, l'a trouvé narcissique et satisfait. Les attaques fusent. Qui est-ce que ça intéresse? Combien l'éditeur a-t-il touché de subvention pour publier ça? Zendali coupe la parole, cite des passages. Puis, finalement, il avoue qu'il n'a pas lu le livre!

    A posteriori, tout est clair. Faute de faire son travail, M. Zendali connaît ses clichés. La littérature romande, lui a-t-on dit, est nombrilique, narcissique. Alors, pour préparer son émission, M. Zendali a feuilleté un peu quelques bouquins jusqu'à ce qu'il soit tombé sur un ou deux passages qui ont conforté ses poncifs.

    Quant à la rentrée littéraire annoncée...

    - Je vais arrêter de vous étriller, maintenant, je vais vous laisser juste une minute pour dire parmi les livres que vous avez sortis, il y en a beaucoup... Dites votre coup de cœur. Un coup de cœur que vous voulez absolument défendre.

    - Eh bien, j'en ai deux.

    Le grand inquisiteur:

    - Je vous donne qu'un!

    De quoi dresser un large panorama, non?

  • 35 m2 dans 50 m2

    par Pascal Rebetez

    Vu la première pièce de Joseph Incardona dans ce petit théâtre de la Ruelle du Couchant que dirige avec tact et sensibilité Gianni Ceriani qui raconte l’ancienne poudrière devenue un des derniers lieux d’accueil indépendant pour les petites productions off du théâtre genevois. Le spectacle est à voir et à entendre jusqu’au 11 octobre : l’histoire d’un couple de tueurs, l’excellent Jean-Pierre Gos en armurier psychopathe et la belle patricia-mollet-mercier.jpgPatricia Mollet-Mercier (photo), en allumeuse nymphomane, qui font parler la poudre et s’excitent l’un l’autre tout en retenant en otage ni plus ni moins que le Président du pays, interprété par Pietro Musillo. Si quelques passages du texte renvoient à certains stéréotypes sur la vanité du pouvoir, il n’empêche que la bande de spectateurs adolescents présents hier soir n’en a pas perdu une miette ; ils étaient bouche bée, tant le jeu du chat et de la souris mis en scène par Jef Saintmartin est vif, inventif et percutant.

    Le texte de 35m2 vient d’être publié chez Bernard Campiche, collection « Théâtre en camPoche », en compagnie d’un remarquable monologue de notre ami Antonin Moeri qui dans Bingo se met dans la peau d’un jeune gars de nos cités, pris dans le cycle infernal de la violence incontrôlée. Beau tour de force de l’écrivain qui jette les oripeaux du bien parler pour, avec beaucoup de finesse et d’empathie, entrer littéralement dans la peau, les plis, les sueurs d’un langage de jeune looser du XXIème siècle.

    La violence ordinaire nous offre ainsi de belles représentations.

    Les mondanités aussi.

    Entendant la présentation de Michel Butor l’autre jour lors du vernissage au Château de Penthes d’une très belle exposition d’œuvres qu’il a réalisées il y a quinze ans avec l’artiste Marc Jurt, j’entends l’un des responsables définir le grand écrivain français comme « l’auteur de La Modification et d’une œuvre abondante ». Butor, c’est soixante ans de bons et loyaux services à la littérature, une oeuvre profuse, abondante, généreuse et malgré cela, on ne l’affuble que d’une unique référence : le Prix Renaudot de 1957. Ce qui n’est pas rien pour un auteur. Mais de se le trimballer pendant plus d’un demi-siècle me fait penser à ce que doivent ressentir certaines femmes dont on ne loue systématiquement que l’élégance ou, pire, l’origine. Je pense aussi à Alexandre Voisard dont je lis encore récemment qu’il serait toujours ce « grand poète patriote », parce qu’il a su transcrire dans les mots la lutte du peuple jurassien. Oui, c’est vrai, mais c’était dans les années soixante ! Depuis, il est poète. Tout simplement.

  • Précipice

    uewb_04_img0274.jpgPar Antonin Moeri





    Elle avait de beaux cheveux noirs, la jeune actrice talentueuse dont le prénom me faisait rêver: Léonore. C’est elle qui me conseilla de lire “La fêlure” de Scott Fitzgerald. Un texte sur l’impossibilité d’écrire, me dit-elle d’une voix claire. Malade et alcoolisé au dernier degré, Fitzgerald accepta, sur la demande d’un rédacteur en chef, de rédiger cette saisissante confession. Léonore rêvait de la mettre en scène, cette saisissante confession.
    L’homme qui parle est un écrivain à succès qui, la quarantaine approchant, sent toutes ses valeurs se dissoudre. Ne voulant plus voir personne, il somnole toute la journée, rédige des centaines de listes: villes, footballeurs, dadas, souliers, femmes. Tout lui demande un effort: brosser ses dents, recevoir des amis qu’il fait semblant d’aimer. Tout le remplit d’amertume: bruit de radio, publicité, silence de la campagne. Une seule chose lui fait du bien: voir une jolie Scandinave blonde assise sous une véranda. Il se souvient des lettres qu’il envoyait, vingt ans plus tôt, à une jeune fille d’une autre ville. Il se rappelle l’incroyable déception ressentie à Hollywood, cette usine à rêves d’une insondable vulgarité. Il s’endurcit et continue d’écrire en fourguant sa fausse monnaie. Il se fabrique un sourire. La conviction de sa voix, il la rend conforme à la conviction de son interlocuteur.
    L’écrivain à succès n’éprouvera désormais plus de “sympathie pour le facteur, ni pour l’épicier, ni pour le rédacteur en chef, ni pour le mari de la cousine”. Il essaiera “d’être un animal aussi correct que possible”, il lèchera la main de celui qui lui jettera un os. Cette désintégration de la personnalité (“il ne me restait plus de “JE” - plus de base où établir le respect de moi-même”) est racontée par “le témoin rétif d’une exécution” dans le tourbillon d’un vide sidérant, qui aspire toute possibilité de bonheur, la moindre capacité d’illusion.
    Le regard lucide, l’expérience douloureuse, l’élégance du geste, le refus du faux semblant et de toute ficelle trop épaisse confèrent à ce texte rédigé en 1936 une extraordinaire tension narrative. Le ton, la langue sobre et précise, l’adresse et le thème (mise à l’écart à la fois subie et choisie) ne sont pas sans rappeler, ici et là, “Les Carnets du sous-sol” de Dostoïevski, autre “confession”proférée au bord du gouffre. Précipice au bord duquel l’écrivain doit se trouver. “Sinon, on s’ennuie, on ronronne”.



    Francis Scott Fitzgerald: La fêlure, Folio, 1983