De la question du suicide assisté (11/11/2022)

Par Pierre Béguin

"Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l'heure" (Matthieu 25,13)

Je lis régulièrement, sur les blogs de la Tribune, les billets de M. Michel Salamolard concernant le suicide assisté, je suis au courant du vote du 27 novembre en Valais concernant la loi sur la fin de vie. Et bien que n'étant pas Valaisan, j'aimerais réagir sur une épreuve que j'ai vécue dans mes tripes et dans mon coeur. Je connais toutes les affres qui agitent un proche entré malgré lui dans le secret des dieux: savoir à l'avance ce qu'aucun être humain ne devrait savoir. Je sais par expérience que nous ne sommes pas programmés pour cela, ce qui ne m'empêchera pas, mon tour venant, de m'inscrire à Exit. A l'image de mes parents:

Le 28 avril 2008, à 14 h, comme ils l'avaient planifié depuis un mois, mon père et ma mère buvaient ensemble la potion létale que leur fournissaient deux médecins d'Exit. Je les revois comme si la scène se déroulait maintenant: tous les deux allongés sur leur lit, dans cette chambre de la maison familiale où ils ont dormi pendant 60 ans; ils viennent de boire la potion, ils se tiennent par la main, ils ont l'air serein; ma mère a alors cette ultime demande au médecin: "Pouvez-vous m'aider à tourner un peu ma tête sur la droite? Avant de mourir, je veux voir mon mari, je veux mourir en regardant mon mari"; et c'est ainsi qu'ils se sont endormis (car on s'endort avant de mourir), allongés sur leur lit nuptial, main dans la main, en se regardant et en se remerciant l'un l'autre de cette longue vie de couple heureuse, lui dans a 89e année, elle dans sa 82e année, les deux en bons protestants; pendant ce temps, j'en suis réduit à guetter sous les draps l'épouvantable immobilité des corps qui n'ont plus le soulèvement léger de la respiration, et je songe qu'il doit bien exister un mot, une formule, pour exprimer cette confiance avec laquelle deux êtres se donnent non la mort, mais cette paix, cette quiétude et cet amour qui tiennent dans le seul réconfort d'une main. Ils s'en sont allés ensembles, dignement, comme ils ont toujours vécu, les yeux fermés et le coeur grand ouvert, exactement comme ils l'avaient planifié. Il y a quelques mois, ce fut au tour de ma marraine, que j'aimais profondément, de suivre le même chemin, en bonne catholique, dans sa 87e année.

Avant d'aller plus loin, je veux être très clair sur ma position: je suis un fervent défenseur d'Exit. Je considère comme une chance exceptionnelle de pouvoir, le cas échéant, en toute liberté, opter pour un choix qui ne regarde personne d'autres que le sujet concerné. Et je remercie l'Association Exit d'oeuvrer en ce sens.

Mais j'aimerais attirer l'attention sur deux points essentiels.

1. La grande intelligence de la Suisse, c'est de permettre l'existence d'Exit non par une loi mais par un vide juridique. L'article 114 du code pénal suisse exclut l'euthanasie active: "Celui qui, cédant à un mobile honorable, notamment à la pitié, aura donné la mort à une personne sur la demande sérieuse et insistante de celle-ci, sera puni d'une peine privative de liberté ou d'une peine pécuniaire". L'article 115 de ce même code pénal suisse punit le suicide assisté pour des motifs égoïstes: "Celui qui, poussé par des motifs égoïstes, aura incité une personne au suicide, ou lui aura prêté assistance en vue du suicide, sera, si le suicide a été consommé ou tenté, puni de la réclusion pour cinq ans au plus ou d'une peine pécuniaire". C'est sur la base de ces deux articles que le suicide assisté, pour des motifs non égoïstes, n'est pas punissable en Suisse. En clair, le suicide assisté pour des motifs non égoïstes n'est pas explicitement permis par la loi suisse, il est simplement juridiquement non punissable. Mais pour autant que les conditions soient réunies - et elles étaient plus contraignantes il y a quinze ans que maintenant -, l'accès à ce "vide" juridique garantit cette liberté, que je trouve fondamentale, de sortir de la vie avant d'atteindre un état qui en serait la négation même. En ce sens, je ne vois pas d'un très bon oeil l'apparition d'un attirail juridique susceptible d'encadrer un acte qui devrait rester, par essence, un acte libre: la possibilité offerte à chaque personne de mourir en conformité avec les règles, les idées, les croyances qui ont guidé son existence. S'il est évident, pour un croyant, de considérer que sa vie ne lui appartient pas, que si Dieu la lui a donnée, Dieu seul peut la lui reprendre, pour un athée, ce schéma ne fait simplement pas sens...

2. Il convient également de questionner sans cesse les limites dans lesquelles peut s'exercer cette liberté. A trop vouloir étendre son champ d'action, on risque de la réduire à néant (et sur ce plan, je rejoins M. Salamolard). C'est en ce sens que je me permets de ressortir un billet écrit en février 2013, à la suite de mon livre Vous ne connaîtrez ni le jour ni l'heure paru en janvier 2013 (éditions Philippe Rey, Paris), billet qui répondait à un article paru dans The Guardian. Mon billet s'intitulait "Vieillards suicidés au champ d'honneur". Presque dix ans plus tard, je n'en change pas un mot:

"Après lecture de mon livre Vous ne connaîtrez ni le jour ni l’heure, traitant du suicide assisté, et en écho à un passage du livre, une personne m’envoie une lettre faisant référence à un article paru dans The Guardian du 22 janvier 2013 dans lequel un politicien japonais prie ses concitoyens de mourir le plus vite possible avant d’être à charge de la société.

Le ministre des Finances Taro Aso accable ses compatriotes âgés d’un lourd sentiment de culpabilité dans le cadre des réformes d’austérité qu’il impose au pays. Vu le vieillissement de la population, la sécurité sociale japonaise est aux abois. Le Japon compte en effet un tiers d’habitants (et d’électeurs...) de plus de 60 ans (environ 30 millions). Une facture lourde à digérer pour l’état nippon. Le grand échiquier japonais, également vice-Premier ministre, estime que les personnes âgées ne devraient pas prolonger inutilement la fin de leur existence. Mourir à temps - et si possible plus tôt que tard - est à ses yeux une bonne économie. «Que Dieu vous préserve de continuer à vivre alors que vous voulez mourir», déclare Taro Aso. «Je ne pourrais pas me réveiller le matin en sachant que c’est l’Etat qui paie tout ça pour moi».

Le ministre de 72 ans*, bien connu pour ne pas mâcher ses mots, affirme avoir ordonné à ses proches de l’euthanasier quand son heure serait venue. Dans son discours, il cible les «gens pendus au bout d’un Baxter» et leur entourage qu’il culpabilise avec des mots très durs: «La problématique des dépenses faramineuses en gériatrie ne sera résolue que si vous les incitez à se dépêcher de mourir». Enfin, il désigne les plus vieux patients incapables de se nourrir eux-mêmes des «tube people», précisant qu’un patient au stade final coûte plusieurs millions de yens par mois (toujours ce lien entre «dette et faute» dont je parlais dans un billet précédent, Schuld und Schulden).

J’adhère totalement au principe de l’aide au suicide, même si quelques médias français semblent s’obstiner à me faire dire le contraire, comme L’Express récemment encore. L’expérience de mes parents n’a sur le fond pas modifié ma position: «aux limites de l’existence, aux territoires de l’extrême solitude, personne ne peut rien imposer à personne» (p. 84). Et quand j’interroge le suicide assisté, ce n’est pas pour le remettre en cause mais bien pour en tester les limites. Après tout, le ministre japonais, outre qu'il en appelle à de vieilles traditions de sepuku, ne fait que réciter le credo néolibéral sans détour hypocrite (disons-le, avec une grossièreté hallucinante), poussant sa logique jusqu’au bout. L’intrusion d’une idéologie du profit et de la performance dans chaque strate de l’activité humaine, dans chaque relation sociale entre individus, aux dépens de toutes les autres valeurs qui encadrent la société et qui en fondent «le vivre ensemble», colonise l’espace social par le mercantilisme systématisé, atomise la personne par le culte du profit, et n’offre finalement au monde que le commerce comme valeur absolue, l’idéal de la performance comme réalisation de soi, l’obsession des belles voitures, des piscines privées ou des crèmes amincissantes comme stade ultime du progrès humain, le nombrilisme, le narcissisme infantile («parce que je le vaux bien!») et le bien-être égotiste comme religion et une dictature aux allures de libération comme modèle politique. Et logiquement au bout de la chaîne, pour les vieux, qu’un suicide au champ d’honneur pour le bien des finances de la patrie.

J’exagère? Nous avons déjà un pied dans cette logique. Le vieillissement de la population et l’endettement abyssal des Etats conjugués forment un cocktail explosif, tout le monde le sait. Il faut désengager l’Etat à tout prix. Alors offrir comme solution à des personnes âgées des maisons de santé privées qui coûtent quatre fois le montant de leur rente et leur faire signer, à l’entrée, une mise en gage de tous leurs biens, le cas échéant ceux de leurs enfants en cas de donation (et bientôt dans tous les cas), c’est déjà pousser le profit (ou la confiscation) aux limites de l’existence. On avait bien compris l’importance du marché des retraités, on a maintenant compris celui des agonisants. Et quand les assurances refuseront de prendre en charge, comme certaines commencent à le faire, des médicaments trop coûteux en fin de vie, quand la gravité d’une maladie se mesurera aux sommes nécessaires pour la soigner, expirer sera définitivement devenu hors de prix. A moins d’un infarctus libérateur, plus personne, à part quelques très riches agonisants, ne pourra se payer le luxe d’une mort naturelle. Et la grande masse des citoyens déprimés trouvera alors sous ordonnance, au prix fort dans la pharmacie du supermarché le plus proche, un rayon de médicaments euthanasiques dont la publicité aura préalablement vanté les mérites. Demain au Japon, après-demain chez nous!

«Veillez donc, car le temps viendra – il s’approche – où vous connaîtrez tous le jour et l’heure! Ce ne sera plus un choix personnel légitime mais un fait économique perfidement imposé à la conscience par une logique déshumanisée...» (Vous ne connaîtrez ni le jour ni l’heure, p. 144)".

* Taro Aso a maintenant 82 ans, et il est toujours bien vivant. Depuis l'année dernière, il exerce les fonctions de vice-président du parti libéral-démocrate japonais.

 

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