Un thé chez Claudel (29/10/2022)

Par Frédéric Wandelère

S’il est un écrivain puissant, hautement spirituel et hautement concret, grand poète, aussi intelligent que singulier, aussi raffiné que péremptoire, hors norme, politiquement incorrect, intuitivement visionnaire, c’est bien Claudel. Pas du tout Action française, méprisant Maurras («cette immonde canaille»), néanmoins suspect en tant que papiste. Je me suis d’ailleurs longtemps demandé comment ce catholique intransigeant, clairvoyant, avait pu s’entendre avec Philippe Berthelot, sceptique, athée notoire, de deux ans son aîné. Entrés la même année dans la Carrière – Claudel sera reçu premier au Concours d’entrée, à 22 ans, en 1890 – ils deviendront amis plus tard, en 1903, en Chine, où Claudel était consul. Berthelot, lui-même un peu poète, ne montrera jamais à Claudel son fameux sonnet en «omphe» – pudeur et modestie! – mais favorisera sa carrière, qu’il fera passer du corps consulaire au corps diplomatique. Il ne le regrettera pas! Berthelot avait remarqué non seulement l’intelligence supérieure de Claudel, son goût éclairé pour les questions économiques, s’appuyant sur des faits, ayant le souci du concret, le goût de savoir, de connaître la réalité autrement que par des rapports de seconde main et des conversations de salon, en allant voir sur place, en interrogeant les gens, en mettant les deux mains dans la vie: en Chine où il fut consul pendant quinze ans, au Japon comme ambassadeur pendant cinq ans, et aux Etats-Unis dès 1927. Le portrait légèrement persifleur que brossait Bernard Faÿ dans le chapitre des Précieux – «Le sabot de satin» – qu’il lui consacre montre un personnage fort peu snob. Ambassadeur à Washington, Claudel ne s’informait pas dans ce qu’on appelait le monde, le grand monde, mais, comme le dit pertinemment Faÿ, il voulait se rendre compte par lui-même de la réalité. «Il voyagea beaucoup, dans les villes industrielles, dans les régions agricoles, parmi les sections minières. [ Il visita] des usines, des banques, des fermes, des compagnies d’assurance, des magasins généraux, il écouta, il interrogea, il prit des notes, se fit prêter des bilans, en un mot son enquête alla jusqu’au fond des choses et ne négligea rien d’important. De ce qu’il vit, de ce qu’il comprit, il résultait manifestement que les Etats-Unis dansaient sur la corde raide.» D’où les rapports économiques qu’il adresse dès 1927 à Briand; pas d’ambigüité: ils annoncent explicitement la crise de 29. Ces rapports ont été publiés en 2009 chez Métailiè sous le titre La Crise. Amérique 1927 – 1932. Implacable ! Les financiers et banquiers, perdus dans leurs illusions théoriques, s’aveuglaient alors que le poète, ancré dans le réel le plus concret, voyait les choses telles qu’elles étaient. Leçon qu’on s’est empressé d’oublier!

Claudel, selon ce qu’il note dans son Journal, n’aime ni Montaigne, ni Ronsard, ni les protestants, ni les auteurs du XVIIe, sauf Bossuet, ni Rousseau, ni Voltaire. Il déteste Laclos, aucun goût pour Stendhal, Lamartine, la poésie de Hugo. Il exècre Gautier, Flaubert, Renan, Taine. Il n’apprécie pas Rabindranath Tagore, ni Marcel Proust; après la publication des Caves du Vatican, il ne faut plus lui parler de Gide. Il ne goûte pas T.S. Eliot, «pseudo-poète, sans aucun génie»; il juge les «écrivains irlandais modernes, tous plus nuls et plus vains les uns que les autres Yeats, Arthur Symons, Joyce, Moore. Tous des apostats naturellement. Comment, se demande-t-il, peut-on écrire de pareilles inepties?»

On peut ne pas toujours être de son avis! Mais on peut aussi apprécier la liberté de ces opinions tranchées, nettes, bien éloignées de certains «en même temps», ni chair ni poisson, des eaux tièdes d’aujourd’hui!

Qui aime-t-il? Homère, Virgile, Prudence, Dante, Rabelais, Shakespeare, Saint-Simon, Chateaubriand, Balzac, Rimbaud, Dostoïevsky, Chesterton… On approuve!

Si j’ai tenu à évoquer la figure de Claudel, qui semble intemporelle, ce n’est pas simplement parce que ses idées et ses propos sont d’une étonnante actualité en ce qu’ils sont totalement en opposition avec ce qui circule avantageusement dans la vogue actuelle – «woke», «cancel culture», nouvelle liturgie, écriture inclusive et autres calembredaines – mais parce que, achevant un ouvrage sur le thé, je me suis régulièrement trouvé devant des textes claudéliens. Il n’y a pas, en France et en Occident, de meilleur connaisseur du thé que lui. Il s’y est intéressé très jeune, publiant à 21 ans, en 1889, une étude historique et économique, synthèse parfaite, «L’impôt sur le thé en Angleterre1 » qui n’a pas pris une ride en cent trente ans ! De même, consul à Tien-Tsin de 1906 à 1909, il envoie au Quai d’Orsay un Rapport sur la production et le commerce du thé, qui doit encore, sauf erreur, sommeiller dans des cartons d’archives et que je n’ai donc pas pu me procurer. Mais la méthode est toujours la même, qui est de plonger dans la réalité: les connaissances botaniques, la culture et la production du thé, les qualités, le commerce, les boutiques, le marché, les prix, les taxes, l’exportation, les fraudes… À Fou-Tchéou, il remarque qu’il « y a en Chine des monnaies différentes suivant la nature des choses échangées, une monnaie pour le thé et une autre pour le bois, une monnaie pour le marché et une monnaie pour la boutique…2 » Il observe, il note, il comprend, il décrit: il éclaire les choses qui resteraient opaques et insensées à tout autre que lui!

Philippe Berthelot le fera nommer ambassadeur au Japon en 1921. Il y restera jusqu’en 1927 avant d’obtenir l’ambassade de Washington où, comme je viens de le dire, il s’illustrera par sa clairvoyance. Il est certain que Paul Claudel, depuis Connaissance de l’Est, figure parmi les écrivains et poètes qui ont le mieux compris, le mieux aimé, le mieux assimilé l’extrême Orient et qui en ont aussi le mieux parlé, avec Victor Segalen, Jacques Bussy, Simon Leys, Nicolas Bouvier et, tout près de nous, Gérard Macé. On connaît sans doute les Cent phrases pour éventails, alliant par l’invention du poète l’esprit japonais, la calligraphie et le souvenir des éventails de Mallarmé. Depuis la publication en 1926 des Idéogrammes occidentaux, Claudel n’a pas cessé jusque dans ses toutes dernières années, comme en témoigne son Journal, de verser de nouvelles notes à ce dossier cratylien qui est en fait au cœur de sa poétique. Elle manifeste une extraordinaire sensibilité à la lettre, aux suggestions de la lettre: «MARCHER. M, mouvement des jambes. A, le pas et le compas. R, la jambe qui s’avance (la tension, l’effort vers le but comme dans ARCHER). H, les horizons traversés. E, les trois plans envisagés par l’œil. R, encore la marche […]» (Journal, tome II, p. 744). Il s’agit là d’une façon orientale d’envisager la lettre, le mot, l’écriture, une façon d’assimiler, de s’approprier l’Orient et d’en naturaliser l’esprit.

Outre cela, Claudel est assurément l’écrivain français le mieux fait pour comprendre la cérémonie du thé. Les 200 pages de Contacts et circonstances consacrées au Japon, dans les Œuvres en prose de la Pléiade, le montrent à l’envi. Personne n’est entré si profondément en sympathie avec l’âme japonaise, tout en restant inaltérablement soi-même! En quelques lignes, tout est dit, compris, synthétisé:

«De quoi est le symbole cette cérémonie du thé, qui surprend tellement les Européens? Rien n’est plus simple en apparence que de préparer du thé, allumer du feu, verser de l’eau, infuser la feuille précieuse, humer cette vapeur odorante qui est esprit plutôt que breuvage, âme végétale de ce sol brûlant. Mais chacun des actes successifs a été déterminé par un rituel élégant et inflexible, à quoi l’exécutant n’ajoute qu’un élément impondérable de grâce et de dignité, voilé sous le geste prescrit. Car, dès l’enfance, on apprend ici qu’en toutes choses, et fût-ce le mal, il y a une bonne et une mauvaise manière de faire3

Et bien, lisons ou relisons Claudel!





1 Rééditée dans Claudel diplomate. Cahiers Paul Claudel no 4, Gallimard, 1962, pp. 81-98.

2 Idem, p. 135

3 «L’Affût du lutteur». Œuvres en prose, Pléiade, p. 1115.

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