A Michel Buhler (08/11/2022)

Par Pierre Béguin

Nous avions déjeuné ensemble trois jours plus tôt avec sa femme Anne et Bernard Campiche, son éditeur et ami. C’était jeudi dernier. De chez lui, à Sainte-Croix, nous étions allés au Bullet, le village d’à côté où habitait son accordéoniste Nono Muller. Le territoire ennemi, «dans le temps jadis», quand on y rossait un jeune saint-crix outrecuidant venu draguer une fille du Bullet. Et vice-versa. Prudent, Michel ne s’y était jamais aventuré. Il y avait tout le nécessaire à Sainte-Croix, prétendait-il.

A vingt ans, je connaissais toutes ses chansons. Je l’imaginais objecteur de conscience, pour le moins. Il était sergent. Sergent Buhler! Et vachard avec les recrues, parfois, avouait-il avec ce sourire en coin de paysan rusé. Dans tout bon Vaudois sommeille encore un Bernois.

Bien sûr, il fut aussi question des éoliennes, son ultime combat. Les travaux de terrassement ont commencé sur les hauteurs dominant Sainte-Croix et l’Auberson, dans ces lieux naturels préservés, mais il pensait toujours gagner. La loi est de son côté, et la loi, c’est la loi! S’il égratignait nos institutions au passage, il avait en elles une foi de charbonnier. Le jugement, rendu par le Tribunal fédéral le 18 mars 2021, attribue au futur parc éolien l’appellation d’intérêt national au titre que «ces installations de production d’énergie éolienne offrent de la flexibilité de production dans le temps et en fonction des besoins du marché (…) en permettant de charger et de décharger les réseaux selon les besoins». Une énorme ânerie qui le rendait furieux! Une énergie intermittente étant, par nature, ni flexible ni utilisable en fonction des besoins.

En réponse, par dérision, il avait créé son ONG, les Souffleurs sans frontières (SSF), formée de volontaires ayant pour mission, les jours où Éole paresse ou fait la grève, selon qu’il vienne de Suisse ou de France, de souffler sur les pales pour les faire tourner. Ainsi, en bon patriote, il réhabiliterait le Tribunal suprême qui ne peut tout de même pas avoir tort. Car si la réalité se trouve en contradiction avec une affirmation d’une de nos institutions essentielles, dont les arrêtés sont sans appel, il s’agit alors, pour le patriote, d’agir sur le réel, de changer la réalité, afin de donner raison à l’institution. Il disposait d'une quinzaine de volontaires, précisa-t-il. Pas suffisant pour faire tourner les pales. En bon sous-officier, il pensait rendre obligatoire ce service, plus spécialement pour les bobos des villes qui adorent la transition énergétique d’autant plus qu’ils ont peu de risques d’en subir directement les conséquences dans leur loft ou leur attique. Outre la bouche et le nez, tous les orifices peuvent être mis à contribution pour donner raison au TF. Et tant pis pour les émissions naturelles de CO2! Devoir patriotique oblige.

Tels furent nos derniers échanges. Il pleuvait fort sur Bullet ce jour-là, comme il pleuvait fort sur Sainte-Croix. L’après-midi, il devait descendre au bord du lac Léman chanter deux chansons pour l’anniversaire d’un «collègue». Je l’ai trouvé un peu fatigué, le souffle un peu plus court que d’habitude, rien de plus.

Davantage qu’un chanteur qui a marqué une génération de Suisses romands, Michel Buhler était un personnage, un vrai, à l’image de ceux qu’il a si merveilleusement décrits dans ses chansons. Comme eux, il est parti un jour d’arrière-automne.

Salut Michel et merci pour tout!

 

Qu'est devenue la p'tite Elise

Qui passait sa vie à l'église,

Pendant qu' son mari allait boire

Au café, du matin au soir?

Celle qui faisait des ménages

Pour les dames du voisinage,

Celle qui se taisait toujours,

Se taisait toujours?

Elle a él'vé deux garçons et trois filles

Qui sont mariés maintenant loin d'ici.

Elle est partie, la p'tite Elise,

P't-être bien qu' son Bon Dieu l'a reprise,

Elle repose près de l'église.

 

Qu'est devenu le vieil Emile

Qui n' descendait jamais en ville,

Qui passait toutes ses journées

Au fond d' sa cuisine enfumée?

Lui, qui s' plaignait de sa misère,

D' plus pouvoir cultiver sa terre,

Un beau jour on l'a mis dedans,

L' a mis dedans.

Lui qui comptait et recomptait ses sous,

Qu'est-ce qu'il en fait maint'nant qu'il est dans l' trou?

Il est parti le vieil Emile

Avec son air d'oiseau fragile,

Est mort sans avoir vu la ville.

 

Et la grande Madame Yvonne,

Qu' était si fière de sa personne,

Qui, paraît-il, avait été

La plus belle femme de la contrée?

Toujours soignée, toujours bien mise,

Elle passait dans sa robe grise,

Sans jamais saluer les gens,

Saluer les gens.

On racontait qu'elle avait des amants,

Les hommes parlaient de son tempérament!

Partie aussi, Madame Yvonne,

Par un matin d'arrière-automne,

Elle ne f'ra plus rêver personne.

 

Où sont passés ces personnages

Qui vivaient là, dans le village,

Qui composaient notre décor,

Vous en souvenez-vous encore?

Se sont tues comme les fontaines

Ces voix qu'on entendait à peine,

Ces douces voix de tous les jours,

De tous les jours.

On n'en parle pas dans les chansons,

On les oublie après quelques saisons.

Ils sont passés, ces personnages,

Sans faire de bruit, dans le village,

Il n'en reste que des images.

 

(Personnages, Michel Buhler, 1976)

 

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