Du danger de l'écriture (21/10/2007)

Par Pierre Béguin

 

Dans le journal de Jules Renard, ou dans celui des Goncourt, combien de romanciers, de poètes et d’auteurs dramatiques depuis longtemps oubliés et qui bombaient alors le torse devant le génie qu’ils se reconnaissaient ou que leur concédaient parfois leurs contemporains? Combien de noms inconnus autrefois encensés, combien d’anonymes en quête d’une gloire, immédiate ou posthume, qu’ils n’ont jamais obtenue?
Auraient-ils sacrifié tant de temps, de plaisirs, de rencontres – bref de vie – à l’écriture s’ils avaient su qu’ils resteraient, ou qu’ils retomberaient, dans la fosse commune de l’oubli? Auraient-ils seulement écrit?
Ecriture, vaine marotte, vaine quête!
Un auteur mesure-t-il ce qu’il perd de vie à lui sacrifier la sienne?

1023238423.jpgDans un roman inachevé Paris au XXe siècle, écrit en 1863 mais publié en 1994, Jules Verne fait tenir à Michel, le héros de l’histoire, et à son oncle, dans la bibliothèque de ce dernier, le dialogue suivant :
« - Eh bien ! A quoi penses-tu, lui demandait [l’oncle], quand il l’apercevait immobile et rêveur?
- Je pense que cette petite chambre renferme de quoi rendre un homme heureux pour toute sa vie !
- S’il sait lire!
- Je l’entends bien ainsi, dit Michel.
- Oui, reprit l‘oncle, mais à une condition.
- Laquelle
- C’est qu’il ne sache pas écrire!
- Et pourquoi cela mon oncle.
- Parce qu’alors, mon enfant, il serait peut-être tenté de marcher sur les traces de ces grands écrivains!
- Où serait le mal, répondit le jeune homme avec enthousiasme.
- Il serait perdu. »
L’oncle, solennellement, fait alors promettre à son neveu de marcher sur cette Terre promise sans jamais vouloir en défricher le sol ingrat – en réalité recommandation déguisée d’un père à son fils : celui de Jules Verne se prénomme aussi  Michel, né deux ans plus tôt en 1861. C’est que, dans ce Paris des années 1960, l’écrivain imagine les plus illustres de ses prédécesseurs et contemporains retombés dans l’oubli complet. La dernière édition des œuvres de Corneille date de 1873, à peine plus récente que celles de Racine, Pascal, Molière ou La Fontaine. De Chateaubriand, «que ses Mémoires d’outre-tombe n’ont pu sauver de l’oubli» – bien qu’il ait employé 40 ans de son existence et noirci des milliers de pages pour nous parler de sa modestie – en passant par Lamartine et Musset, et jusqu’à Victor Hugo en personne, «oublié comme les autres [parce qu]’il n’a pas tué assez de monde pour que l’on se souvienne de lui», autant de chefs-d’œuvre croupissant dans quelques bibliothèques poussiéreuses de collectionneurs marginaux, «dans un monde qui n’est plus qu’un marché, une immense foire» où l’Art n’intéresse plus personne. «Car c’est la profession de foi du siècle, on a dit : que sais-je, sous Montaigne, peut-être avec Rabelais, qu’est-ce que cela me fait, au XIXe siècle. On dit maintenant : qu’est-ce que cela me rapporte ?» Dans cette logique, Paul serait «banquier et Virginie épouserait le fils d’un fabricant de ressorts pour locomotives» – une hypothèse que Villiers de l’Isle-Adam formulera lui aussi quelques années plus tard, en 1883, dans son pastiche Virginie et Paul, où Virginie s’apprête à épouser le futur avocat Paul parce qu’«un avocat souvent gagne beaucoup d’argent». Et l’oncle de conclure : «La littérature est morte, mon enfant ; vois ces salles désertes, et ces livres ensevelis dans leur poussière ; je suis ici gardien de ce cimetière, et l’exhumation est interdite.»
 Bien sûr, il serait aisé de démontrer, chiffres à l’appui, que Jules Verne s’est totalement fourvoyé dans cette vision pessimiste du destin littéraire au XXe siècle. Que l’Art est florissant, que «le livre se porte bien» – comme on nous le ressasse après chaque Salon du Livre – et que, loin d’être «perdu», un écrivain peut devenir de nos jours, en quelques romans, plus riche que la Reine d’Angleterre, ou même servir de caution à la sphère économique, comme Paulo Coelho lors du dernier forum de Davos.
Il serait tout aussi aisé de démontrer le contraire. Laissons ce débat!
Intentionnellement ou non, Jules Verne se contente surtout de traduire par la fiction sa conscience exacerbée de l’impasse dans laquelle l’artiste, l’écrivain, se place immanquablement face à l’incompréhension, à l’indifférence surtout, de l’opinion publique. Et cette conscience ne peut se traduire que sur le mode le plus radicalement pessimiste. A moins de tricher, d’être un «faux-monnayeur» comme le dit André Gide, l’authentique artiste (il se mesure à l’échelle de sa sincérité) aura le plus souvent tendance, au crépuscule de sa vie, à considérer l’avenir de son art comme soumis à un déclin inéluctable, voire à confondre son propre déclin avec celui de son art. Comme le prétend Paul Valery dans son discours sur Bergson : «(…) l’un des derniers hommes qui auront exclusivement, profondément, et supérieurement pensé, dans une époque du monde où le monde va pensant et méditant de moins en moins, où la civilisation semble, de jour en jour, se réduire au souvenir et aux vestiges que nous gardons de sa richesse multiforme et de sa production intellectuelle libre et surabondante…». Ainsi, le taux de suicides n’a jamais été aussi important que chez ceux qui ont placé l’Art au centre de leur vie, de la vie. Voyez les surréalistes!  En ce sens, l’oncle a raison : cette Terre promise est dangereuse, jonchée de drames et d’amertume. Il faudrait y regarder à plusieurs fois avant de lui sacrifier la moindre parcelle de son existence. A moins que l’écriture soit une absolue nécessité, à moins qu’un auteur, non pas accouche d’un livre, mais que son livre accouche de lui, qu’il en devienne l’enfant, rien dans cette activité  – cette marotte disait Flaubert –, ne justifie qu’on lui cède la plus petite seconde de son précieux temps.
Tout se résume finalement à ces deux questions : Combien de livres nécessaires ont paru cette année? Et combien sont le pur produit de la vanité ou de l’intérêt?

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