Politique et argumentation II
Par Pierre Béguin
Ma note de la semaine dernière sur le statut de l’argumentation resterait incomplète si je ne précisais que, dans tout contexte argumentatif, interviennent trois types de données appartenant à ce qu’on pourrait appeler une macrostructure: les données égalitaires, les données psychologiques et les données légitimes. Ces données influent invariablement sur toute personne, émetteur ou récepteur, en situation d’argumentation, dans sa capacité à convaincre ou à être convaincu, et elles ont probablement bien plus de poids que l’argumentation elle-même.
- Les données égalitaires posent, notamment, le problème de la frontière entre l’argumentatif et le coercitif: quelle est l’influence du rapport de force – et à partir de quel moment est-il déterminant – dans l’interaction émetteur récepteur? Lors d’une votation l’année dernière, par exemple, le Conseil d’Etat a clairement outrepassé ses droits et utilisé le rapport de force pour verser du côté du coercitif, d’où l’annulation logique de la votation.
- Les données psychologiques renvoient à la représentation de soi et à son aptitude à argumenter? A ce niveau, sont à prendre en compte également toutes les interactions extra langagières: par exemple, la gestualité ou l’habillement, comme porter une cravate ou non, etc. En général, la droite joue davantage sur ce registre que la gauche. Révélateur…
- Les données légitimes renvoient au statut du débatteur, à sa légitimité ou son illégitimité d’argumenter? Une même argumentation, selon qu’elle est produite en situation de conférencier ou de simple convive à un repas, n’aura pas le même poids; ou en situation d’élu politique ou de simple citoyen). Les élus ou les partis usent, ou abusent parfois, de cette légitimité pour imposer leur point de vue. D’où quelques rebuffades du «bon peuple» qui n’aime guère qu’on l’infantilise. Les élus à l’exécutif, du moins, ne devraient-ils pas rester neutres, ne serait-ce que par stratégie?
Plus important encore, toute argumentation nécessite la construction de prémisses, une sorte de socle sur lequel on élève l’argument, une base partagée et admise par les intervenants, et s’exprimant par des connecteurs du type étant donnée que, vu que, etc. Ce sont parfois des postulats, mais le plus souvent, même si on peine à l’admettre, ce sont surtout des croyances partagées, des ignorances communes, des vanités ou des intérêts activés ou ménagés, voire des frustrations ou des compensations inavouables; bref, ces prémisses sont surtout d’ordre affectif et irrationnel. Il ne faut donc jamais perdre de vue que tout argument, aussi construit, rationnel, objectif soit-il, repose sur un socle instinctif, irrationnel, subjectif, qui le contamine irrévocablement. En politique comme ailleurs, l’argument pur n’existe pas. Le ridicule commence lorsqu’on feint d’ignorer cette évidence. A ce niveau, le libéral, en général, n’a pas d’égal. La capacité de refoulement aurait-elle une couleur politique?
Enfin, à l’un comme à l’autre bout de la chaîne argumentative, toute argumentation pose, dans ce qu’on appelle la visée perlocutoire (les intentions avouées et cachées), le problème de la sincérité du locuteur (que vise-t-il exactement? l’intention est-elle contenue dans l’argument? se cache-t-elle sous une fausse intention?) et de l’enjeu pragmatique (que fait le récepteur de cette argumentation, même dans le cas où il est convaincu?) Pour revenir à l’exemple des Fables, dans Le Corbeau et le Renard, la thèse de l’argumentation est: le corbeau a une belle voix; la conclusion: il doit l’utiliser; mais la visée perlocutoire est le fromage. Traduction dans le langage libéral aux dernières votations: la thèse de l’argumentation est de sauver le deuxième pilier; la conclusion: abaisser le taux de conversion; mais la visée perlocutoire est avant tout de permettre aux assurances de se renflouer après le marasme qu’elles ont elles-mêmes contribué à déclencher. Lorsque la thèse ne correspond pas à la visée perlocutoire, il y a insincérité du locuteur. Quel politicien inscrit cette visée au centre même de son argumentaire? Le pourrait-il d’ailleurs, tant la politique implique, de fait, l’insincérité comme gage d’efficacité. A ce petit jeu, autant au niveau des prémisses que de la visée perlocutoire, les libéraux m’ont toujours semblé les pires. Et pourtant, la concurrence ne manque pas. Opinion toute personnelle, je le conçois, et d’une affreuse subjectivité (rien à faire pourtant, c’est viscéral! Promis Docteur, j’y réfléchirai!) De là ma défiance, voire dans certains cas mon absence de considération, pour leurs représentants ou élus politiques (et non pas, au fond, pour des raisons idéologiques; à ce niveau, je suis résolument pragmatique dans les limites du cadre républicain; et si, parfois, je ne sais pas pour qui je vote, je sais toujours contre qui). Sur la récente question de la baisse du taux de conversion du deuxième pilier, nos amis les libéraux ont atteint l’odieux. Ou, pour dire les choses encore plus directement, ils se sont ouvertement foutus de notre gueule! A leurs dépens. Quand je disais que «le bon peuple» n’aime guère qu’on l’infantilise…