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  • holder bis

     

     

    par antonin moeri

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    J’aimerais revenir sur le dernier livre de Holder qui m’a enchanté. C’est aussi le système narratif mis place par l’auteur qui est épatant. Ainsi, dans «Farid et les Viennois», un narrateur se souvient-il. Il avait 19 ans, il étudiait à Aix, quand il fit la connaissance de Farid, serveur dans un bouiboui de cette ville. Le narrateur donne des coups de main au beau Tunisien et, en été, il trouve un job dans une galerie d’art. Ils vont voir des opéras et, un soir, ils commandent des salades dans une gargote. Farid raconte.

    L’année précédente, il fait la connaissance de trois Viennois, Heinz, deux mètres, centre trente kilos, Markus qui porte des manteaux en cuir et Brigit qui voue un culte à la santé. Brigit suit des cours d’histoire de l’art, elle maîtrise le français, le russe et l’anglais. Elle adore le théâtre autant que la piscine. Elle aime Heinz. Avec eux Farid a l’impression de frôler continûment le danger. Il sort avec eux dans les boîtes et, un jour, il se rend dans l’appartement des Viennois. Brigit montre des livres d’art au Moricaud qui, sentant sa jambe contre la sienne et respirant son odeur, se met à bander. Un autre jour, Brigit vient de s’engueuler avec Markus qui part avec Heinz en claquant la porte. Elle pleure.

    Tout ça, Farid le raconte au narrateur (ils sont assis dans la gargote). Il la prend dans ses bras puis la retourne contre le mur, lui ôte sa culotte. Elle n’est pas très entreprenante. Il lui graisse le trou du cul. «Je filai tout de suite au fond». Trois jours plus tard, Farid retourne chez les Viennois et tombe sur Heinz et Markus qui le jettent à terre. Alors, on a violé Brigit? Le gros Heinz pose son énorme postérieur sur la face du rat, dont le slip a été baissé. «Nous arrachons ou nous coupons?» Ils enduisent le sexe du malheureux d’une sorte de cirage pour le rendre impuissant.

    Pendant des mois, Farid ne parvient plus à bander. Le narrateur le rassure. Ce n’était pas une sorte de cirage, c’était du cirage. «Tu t’es fait bizuter au cirage». Et un matin, Farid a retrouvé le sourire. Il vient de passer une nuit torride avec une prof d’anglais. Ce sont donc les confidences de Farid que le narrateur rapporte, trente ans après les faits. Cette histoire, il ne l’avait jamais racontée à personne. Il remercie le lecteur de l’en avoir débarrassé.

    Le choix d’un récit enchâssé est bienvenu. Sans doute Holder a-t-il lu attentivement les récits de Maupassant. Mais la réussite de cette nouvelle tient également à l’ambiance des années septante que l’auteur recrée: Aix-en-Provence, la vie d’étudiant, l‘amitié pour Farid, l’irrésistible beauté de ce dernier, les soirées à l’opéra en sa compagnie. L’envie de mordiller les lèvres fuchsia de l’Arabe, d’effleurer ses grands cils courbes. Et puis, le repas dans la gargote. Alors seulement commence l’histoire de l’insoutenable violence. Et puis, retour au récit-cadre, où brille un être pour lequel l’auteur a ressenti une immense tendresse. Il y a certes la maîtrise technique dans ce récit, il y a surtout un élan vers ces gens de peu qui n’ont pas leur place sous les sunlights de l’Histoire, ces gens humbles et avisés qu’on a vite fait de classer dans la catégorie des sots.

    Eric Holder: Embrasez-moi. Edition Le Dilettante, 2011

     

  • Deux romans de Gilbert Pingeon

    Par Alain Bagnoud

    Décidément fertile, l’écrivain neuchâtelois Gilbert Pingeon publie deux romans d’un coup. Léa, aux Editions d’Autre Part, et La Cavale du banquier, aux Editions de L’Aire.

    Pour l'amateur qui, comme moi, les lit l’un après l’autre, des points communs s’imposent, de sorte que la tentation est grande de les comparer. Ressemblances et différences.

    La matrice des romans semble la même. Leurs deux personnages principaux sont des bourgeois quinquagénaires aisés (un banquier, un ancien homme politique). Tous deux sont solitaires, narcissiques, à la recherche d’un sens à leur vie qu’une activité professionnelle ne peut leur donner.

    Chacun traque une femme exotique qui a vingt ou vingt-cinq ans de moins que lui. La conclusion du livre est tragique pour elles: l’une tente d’étouffer ses enfants et de se suicider, l’autre meurt étranglée. A la fin, tout rentre dans l’ordre pour le personnage principal qui retrouve son train-train quotidien.

    Les différences maintenant. Dans un cas, c’est un essai de séduction qui échoue. Dans l’autre une histoire de passion charnelle, de picole, de déglingue qui mène à la mort.

    La Cavale du banquier ouvre en plus un Dossier Kevin Kovac qui propose au lecteur la vie d’un jeune délinquant. Son destin croisera celui des personnages principaux. Ces deux histoires parallèles se nouent finalement de façon tragique.

    Léa, que l’auteur annonce comme un remake d’Adolphe, le fameux roman de Benjamin Constant, est une sorte de jeu du chat et de la souris entre les deux personnages principaux. Les êtres qui tournent autour d’eux (les deux filles de Léa, son ex-mari...), sont de simples pions dans ce jeu d’échec de la conquête et du refus.

    Comme on le voit, au-delà des ressemblances, Léa et LGilbert Pingeona Cavale du banquier ne sont pas de simples variations sur le même modèle. Ces romans ont des personnalités propres. Gilbert Pingeon sait diversifier ses effets. Son écriture est précise, rythmée, souvent ironique, sarcastique, apte à suggérer l’intériorité par la description des actes.

    Tels qu’ils sont, Léa et La Cavale du banquier présentent des facettes différentes du talent de cet écrivain dont on avait déjà apprécié un livre autour des animaux et un roman sur l'aventure intérieure.

     

    Gilbert Pingeon, Léa, Editions d’Autre Part

    Gilbert Pingeon, La Cavale du banquier, L’Aire

  • l'art du bref

     

     

    par antonin moeri

     

     

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    Un JE se demande pourquoi il est enfermé là, dans un endroit à l’autre bout du monde, où il n’y a «que du béton, et puis une table une chaise et une étroite couchette». Celle qui dit JE est une femme élevée en Bretagne. Elle revoit une grosse fille serrée dans un short rouge qui la boudine. «Mais qui êtes-vous?» Elle se demande à qui elle parle. «Nina viendra me rejoindre». Or Nina est l’objet d’examens. Un enterrement est évoqué. Supposons que la narratrice ait rencontré Nina à l’aéroport. Serait-ce Nina la grosse fille sur la plage? L’a-t-elle vue dans un rêve? Une pandémie a peut-être ravagé les populations, nécessitant la mise en quarantaine de la narratrice. C’est ce qu’imagine celle qui parle à quelqu’un, peut-être mort lui aussi. En attendant, des gens en uniforme viennent régulièrement lui donner à manger, la conduire aux toilettes. Elle n’a pas peur. Serait-elle responsable de la mort d’une jeune fille qu’elle prétend ne pas connaître, qui s’est noyée au plus fort d’un orage qui a sévi une semaine plus tôt, sur une plage de Nouvelle-Zélande?

    Pas d’intrigue ni de chronologie dans les nouvelles d’Annie Saumont, pas de péripéties ni de rebondissements, mais un flash et une forte intensité dramatique. Seules quelques bribes d’un récit possible (le vent violent sur la plage de Paekariki, l’énorme fille en short rouge, le pâté de poisson dans le Tupperware, l’homme en uniforme qui interroge la présumée coupable, les cloches qui sonnent le glas, la rencontre de Nina à l’aéroport, la décision du délégué aux Affaires criminelles), seules ces bribes sont proposées au lecteur pour qu’il crée son propre fil. L’ellipse compte plus que ce qui est écrit. Mais à lui seul, ce style elliptique ne suffirait pas à faire d’Annie Saumont, traductrice de Salinger et de Naipaul, une des nouvellistes de langue française les plus talentueuses. C’est la recherche d’une langue dans la langue qui donne à ses textes un singulier pouvoir de fascination. Par un jeu hyper sophistiqué d’écriture, elle parvient à nous faire croire que le violeur ou le tueur, le mercenaire ou l’élève de ZEP qui voudrait réciter un poème, l’ado qui donne à boire à un cadavre, le saisonnier illettré, le squatteur ou la jeune délinquante sont les personnages qui prennent la parole, relatent, racontent.

    Les phrases, que ces personnages forment dans un moment d’abandon, de désespoir ou de crise, sont brèves, hachées, slammées, frappées au rythme du parler des exclus, des marginaux, de ces êtres interdits de parole qu’on croise autour des stades et des gares, au pied des barres d’immeubles, dans les collèges ZEP et ces quartiers qu’on craint de traverser au bord de la nuit.

     

     

     

    Annie Saumont: Les croissants du dimanche,  Pocket, 2008

     

  • Joyeux Noël et mangez des pommes!

    Par Pierre Béguin

    Pommes.jpgAinsi donc la Banque centrale européenne (BCE) a décidé de rendre l’argent moins cher en réduisant son principal taux directeur à 1%, le plus bas jamais atteint historiquement. Comme, dans le même temps, les agences de notation (américaines) s’efforcent d’abaisser la note des pays européens (même celle de l’Allemagne!), c’est donc une excellente nouvelle pour le système bancaire privé qui pourra emprunter moins cher et prêter plus cher. Il est vrai qu’après tous leurs excès et leurs âneries, leurs nécessités en recapitalisation sont (sous?) estimées à 114 milliards d’euro. Il faut bien aider les plus riches!

    Mais c’est surtout une très mauvaise nouvelle pour le citoyen lambda qui doit donc s’attendre à travailler plus, à gagner moins, à voir sa retraite diminuée et ses aides supprimées (que voulez-vous mon bon Monsieur, c’est le naufrage, les banques et la finance d’abord!) Voilà pourquoi, toujours dans le même temps, les chefs d’Etat européens s’agitent en de multiples réunions de la dernière chance, non pas pour faire contrepoids, mais pour accréditer dans l’esprit du citoyen sa pauvreté galopante.

    Y pas à dire, c’est vachement bien rôdé comme système! Parvenir à faire croire que, pour soigner les excès du libéralisme, il faut encore plus de libéralisme, c’est un peu comme prescrire une bouteille de whisky au déjeuner à un patient auquel on aurait diagnostiqué une cirrhose. Et parvenir à faire croire aussi que la crise est une fatalité, c’est pas mal non plus, alors qu’une once de bon sens commanderait que la Banque centrale intervienne directement et massivement sur le marché de la dette publique au lieu d’engraisser des intermédiaires qui ne contribuent qu’à aggraver le problème. Il faudrait changer un règlement, nous rétorque-t-on. Comme si les gens en charge des règlements n’en promulguait ou n’en modifiait aucun quand cela les arrange! On le sait pourtant depuis très longtemps. Voyez par exemple William Lyon MacKenzie King (premier ministre du Canada de 1921 à 1930, puis de 1935 à 1948) que je citais déjà dans un blog précédent: «Jusqu’à ce que le contrôle de l’émission des devises et du crédit soit restauré au gouvernement comme sa responsabilité la plus évidente et sacrée, toute référence à la souveraineté du parlement ou de la démocratie est inutile et futile (…) Une fois qu’une nation s’est séparée du contrôle de son crédit, les gens qui font la loi importent peu (…) les usuriers, une fois au pouvoir, détruiront la nation.» C’est exactement ce qui est en train de se passer!

    Bon, me direz-vous, on peut toujours s’indigner! Mais pour cela, il faudrait faire semblant d’ignorer que la notion de citoyen n’est plus qu’un leurre, qu’elle a été depuis belle lurette réquisitionnée par la finance. Nous ne sommes plus que des animaux machines programmés pour consommer, des «ressorts» disait la Fontaine du courtisan. Alors à quand l’Internationale du consommateur, notre unique planche de salut?

    En attendant, on peut toujours manger des pommes ou lire en Livre de Poche, voire les deux pour les moins démunis. Alors joyeux Noël et bonne année!

     

  • Scènes de la vie de bohème

    Par Pierre Béguin

     

    Bohème.PNGAu théâtre Les Salons, du 9 au 21 décembre, se joue des Scènes de la vie de bohème sur une idée de Christof Loy. Scènes chantées en italien, sur un accompagnement au piano, avec des textes en français, et qui constituent une introduction idéale à l’œuvre de Puccini, et à celle d’Henry Murger par la même occasion.

    Pour inciter à aller voir ce spectacle et en savoir un peu plus sur le texte qui a inspiré Puccini, je me permets, une fois n’est pas coutume, de ressortir un article écrit par mes soins sur le sujet et paru dans Blogres en avril 2009:

    Le roman d’Henry Murger Scènes de la vie de bohème (1851) – qui n’est pas un roman, précise l’auteur, mais de petites histoires, des scènes – malgré le succès qu’il connut à sa parution, dans les journaux d’abord, puis en recueil, est largement oublié de nos jours, éclipsé dès la fin du dix-neuvième siècle par l’opéra de Puccini, La Bohème (1896), qui s’est alors approprié à lui seul ce répertoire emblématique du romantisme. Oubli regrettable à plus d’un titre. Non seulement parce que l’opéra en est l’adaptation – ou plutôt l’adaptation de l’adaptation, puisque le livret s’inspire non du texte original de Murger mais de la pièce, La Vie de bohème, que ce dernier en a tirée en collaboration avec Théodore Barrière. Non seulement parce que sa préface, prolégomènes semés de noms célèbres, des ménestrels en passant par Villon, Marot, Rabelais, Shakespeare et Molière, tous illustres bohémiens, nous fait mieux comprendre la genèse de la bohème et son importance historique et artistique. Mais surtout parce que, même à notre époque où la bohème délaisse la mansarde pour le squat, le charme de ces petites scènes opère toujours avec cette magie qui leur avait valu l’admiration de tous les écrivains contemporains, et la reconnaissance de Victor Hugo.

    Si les quatre personnages principaux, sortes de mousquetaires des arts, Rodolphe le poète, Schaunard le musicien, Marcel le peintre et Gustave Colline le philosophe, ressemblent davantage à des caricatures qu’à des constructions psychologiques réalistes (ils pourraient être en ce sens les ancêtres des Pieds Nickelés ou de Bibi Fricotin), les véritables protagonistes sont surtout les instances sociales emblématiques de la vie de bohème à l’intérieur desquelles se meuvent les personnages: la mansarde, le café, l’atelier, la rue, l’hôpital…

    Et Murger, avec une lucidité clinique derrière le masque de l’humour et de la légèreté qui enrobe plaisamment le désespoir, montre superbement comment, d’une génération l’autre, la notion même de bohème a évolué entre 1830 et 1850. Si les Dumas, Nodier, Petrus Borel, Gautier, Nerval donnaient au romantisme un souffle nouveau dans l’atmosphère fervente de l’impasse du Doyenné (où habitaient Gautier et Nerval), un souffle qui trouvait dans la bataille d’Hernani son sens et sa légitimation, la génération suivante, celle décrite par Murger, s’est retrouvée aliénée par une morale publique qui a envoyé Baudelaire et Flaubert devant le tribunaux, livrée à elle-même, sans convictions ni croyances, sans autres horizons qu’un ciel désespérément vide au dessus d’une bohème menant inéluctablement en enfer pour peu que la Muse de l’artiste ne se pliât aux exigences du marché. Pas de liberté ni de bonheur dans cette bohème mais une errance subie qui n’offre d’autres issues pour sortir de la jeunesse que la mort prématurée ou l’embourgeoisement. Soit le destin de Jacques, le sculpteur, qui meurt avant trente ans, inconnu et solitaire, à l’hôpital, soit celui de Rodolphe qui se sauve de la bohème parce qu’il a compris, comme Rastignac, qu’il fallait impérativement, pour survivre, trahir sa jeunesse et perdre ses illusions.

    Bien plus que la chronique humoristique d’une époque, Henry Murger a écrit une profonde méditation sur la jeunesse et la fin de la jeunesse. Sur un mode mineur certes, Scènes de la vie de bohème rejoint les grands romans d’apprentissage du 19e siècle et vaut largement qu’on le lise. Et qu’on découvre – ou redécouvre – dans la foulée tous ceux qui, dans le siècle de la bourgeoisie, ont chanté la bohème avec Henry Murger, entre autres Charles Nodier (Histoire du roi de Bohème et de ses sept châteaux), Balzac (Un prince de la bohème), Rimbaud (Ma Bohème), Huysmans (A rebours). On comprendra mieux alors – ou l’on se rappellera – ce qu’est vraiment la bohème et pourquoi elle est étape essentielle de notre vie, comme l’a si bien chanté Charles Aznavour qui, dans sa fameuse et très belle chanson, en a repris tous les stéréotypes:

    La bohème, c’est la jeunesse, pas moins de vingt ans, pas plus de trente ans…

    La bohème, c’est la vie d’artiste…

    La bohème, c’est l’art comme religion et non comme moyen…

    La bohème, c’est vivre la nuit et manger à la table du hasard…

    La bohème, c’est la poésie, la peinture, la musique…

    La bohème, c’est la mansarde, l’atelier, le bistrot…

    La bohème, c’est l’amour, l’eau fraîche, la liberté…

    La bohème, c’est l’insouciance, l’imprévu, le bonheur…

    La bohème, c’est l’errance, la marginalité, le refus des règles…

    La bohème, c’est l’inconscience, l’illusion, l’opportunisme…

    La bohème, c’est l’aliénation, le vide, le désespoir…

    La bohème, c’est la misère, le froid, la famine…

    La bohème, c’est la contrainte, la prison, la mort…

    La bohème, c’est l’encanaillement avant l’embourgeoisement…

    La bohème, c’est refuser d’être notaire toute sa vie pour mieux supporter l’idée d’être notaire toute sa vie…

    La bohème, c’est avoir la nostalgie de la bohème…

    La bohème, c’est raconter à ses enfants, le soir, au coin d’un feu, après un bon repas, sa vie d’artiste miséreux ou de jeune marginal qui a fini par comprendre les nécessités de l’existence…

    La bohème, c’est l’essence même du romantisme, le romantisme l’essence même de la jeunesse, la jeunesse l’essence même de la vie…

    La bohème, c’est donc la vie… La vie de bohème

     

  • Le Pré ou les poèmes skilistiks, de la Compagnie Corsaire-Sanglot, au Théâtre du Loup

    Par Alain Bagnoud

    Le Pré ou les poèmes skilistiks

    Pierre-Isaïe Duc crée un univers très personnel dans les spectacles qu’il joue ou met en scène. Ceux qui se souviennent de son excellent one man show Le Chant du Bouquetin retrouveront son écriture drôle, allusive et poétique dans Le Pré ou les poèmes skilistiks, joué par la Compagnie Corsaire-Sanglot au Théâtre du Loup.

    Soutenus par le travail sonore de Christophe Ryser, présent sur scène avec un autre musicien (Alexis Tremblay), les comédiens Vincent Fontannaz, Valérie Liengme, Léonard Betholet et Vincent Rime s’en donnent à cœur joie sur une partition chorale, libre et fertile.

    Comme le titre l’indique, le fil rouge de la pièce, c’est un pré en montagne. Le lieu est d’abord une sorte d’Eden où les enfants apprennent à skier en tapant la piste. L’exercice est exigeant: une longue montée, quelques secondes de descente.

    Puis les clients arrivent, et les infrastructures pour les accueillir se développent. Golf en été, ski en hiver. Télésiège où on drague.

    Le ski prend une autre dimension. Les marques, le fart. Les compétitions de descente qu’on suit à la télévision. Roland Collombin, les centièmes d’avances aux temps intermédiaires, les jeux olympiques...

    Le monde change, la montagne se bétonne. Des promoteurs avides achètent, construisent, vendent, se font élire, les billets de mille tombent. Les paysans laissent d’abord partir les prés d’en haut, qui ne valent rien, puis ceux d’en bas, puis le mayen, et ils se retrouvent finalement concierges de bâtiments luxueux vides toute l’année.

    La charge est précise, renforcée par une exposition dans le hall du théâtre qui explique le mitage progressif du territoire montagnard. Précise mais pas ennuyeuse. Pour dénoncer, Pierre-Isaïe Duc utilise l’arme de l’humour. On rit beaucoup en assistant à cette suite de sketches déjantés qui résument l’histoire du Valais dans les cinquante dernières années.

     

    Le Pré ou les poèmes skilistiks, de Pierre-Isaïe Duc. Compagnie Corsaire-Sanglot, création. Du 2 au 18 décembre 201. Théâtre du Loup, 10, chemin de la Gravière - 1227 Les Acacias, Genève, Suisse. Réservations : tél. +41 22 301 31 00

  • Comme on méprise un grand artiste

    par Jean-Michel Olivier

    J'ai reçu, l'autre jour, une lettre de mon amie Janine Massard, qui attire mon attention sur un scandale culturel typiquement vaudois. Je me permets de la reproduire telle quelle. Ou comment un théâtre de la place traite l'œuvre d'un artiste de renom...

    images.jpegUn article paru le 22 novembre dans 24 Heures relate un fait divers représentatif d’une petite combine locale mais qui, en bout de course, reflète le mépris dans lequel on tient l’œuvre d’un artiste peintre : la fresque commandée en 1981 à Jean Lecoultre, pour l’inauguration du théâtre de l’Octogone à Pully, a été recouverte de plastique blanc 31 ans plus tard. Sur proposition de la directrice du théâtre, le syndic actuel, M. Gil Reichen, en charge des affaires culturelles, s’arroge le droit de faire recouvrir l’œuvre d’un plastique, sans doute pour être plus en phase avec les préoccupations actuelles ! Et tout cela s’est passé sans avertir l’artiste, qui habite à deux pas du théâtre, et sans en parler davantage aux pouvoirs politiques. Voilà qui rappelle les temps anciens où des « fous de Dieu » enduisaient de chaux les peintures dans les églises, au mépris des messages que les siècles précédents leur avaient transmis.
    Et la démocratie dans tout cela ? Que penser de cette façon d’agir qui s’accorde plus avec un petit esprit iconoclaste qu’avec les droits démocratiques et ceux des personnes ? Et quel mépris vis-à-vis d’un artiste dont l’œuvre a été exposée à la Biennale de Venise et à la Fondation Gianadda ! C’est nier l’action de ceux qui l’ont commandée et payée, comme si elle ne faisait pas partie d’un patrimoine culturel. Ce n’est pas un tag pourtant et Pully possède un musée !    
    Les signataires de cette lettre ont tous présidé l’Association Films Plans-Fixes qui produit des portraits filmés de personnalités de Suisse romande. Un film consacré à Jean Lecoultre figure parmi les quelques 300 titres de la collection : www.plansfixes.ch/films/jeanlecoultre . C’est à ce titre que nous intervenons et nous demandons que l’on veille au respect des droits de Jean Lecoultre en tant que créateur de l’œuvre.
    Janine Massard, Olivier Pavillon, Catherine Seylaz-Dubuis, Jean Mayerat – ancien-n-es président-e-s de Plans-Fixes

  • nabe in forma

     

     

     

    par ANTONIN MOERI

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    Les romans qui se vendent sont souvent des romans dits «historiques». Leur auteur passe des heures, des jours, des semaines, des années à fouiner dans les bibliothèques, les archives et sur la toile pour amasser le plus d’infos sur tel ou tel personnage, pour que le lecteur puisse se dire: l’héroïne est née tel jour à telle heure (et c’est vrai!), elle fut allergique au lait maternel, elle écrasa une grenouille le mardi 24 septembre et fut violentée par son père le samedi 6 juin 19... Marc-Edouard Nabe ne s’embarrasse pas de ce genre de contraintes pour écrire son roman. Il utilise les scoops dont se servent Mlle Internette, Monsieur Figaro et Madame Ferrari pour faire leur beurre: affaire du Sofitel, disparition du Blackberry, arrestation dans l’avion, sortie du commissariat poignets menottés, pénitencier de Rikers Island, arrivée en jet d’Anne, intervention des gros bras du droit américain, caution énorme, la belle demeure du quartier de TriBeCa.

    Le monde entier connaît les images, les commentaires, les récits qui serviront de trame à l’histoire que raconte Nabe. Tout le reste sort de son imagination délirante. Sur la piste du cirque Barnum vont se croiser une richissime Anne Sinclair taraudée par le devoir de mémoire et dont l’ambition est démesurée, un Dominique en bonobo prêt à bondir sur la première demoiselle bien roulée qui se profile à l’horizon, les Dupont et Dupond de la justice «divine», le bouledogue Martine Aubry, «une grande Noire avec d’énormes seins et un visage moche, un air gras et vide, des cheveux lissés au henné, un vrai cheval», description d’une Nafissatou Diallo qui est le seul personnage féminin, dans ce livre, pour qui l’auteur éprouve une véritable tendresse.

    Faire de DSK un singe réduit à des pulsions incontrôlables, bave aux lèvres, faire de lui un mâle désabusé qui ne jouit que dans la transgression de certains tabous et ne semble pas excité à l’idée de mener une campagne pendant un an et de diriger un pays au bord de la faillite, relève d’une caricature un peu grossière. Réduire Anne Sinclair à la petite fille d’un collectionneur de tableaux milliardaire habitée par une seule idée: pousser son Dominique à la plus haute fonction et prête à écraser, pour arriver à ses fins, tout individu qui gênerait l’alpiniste dans son ascension, indique clairement l’intention de l’auteur: faire de cette comédie mondialement connue un carnaval de figures grotesques animées par les instincts les plus bas. Ce carnaval serait le reflet d’un monde staripipolisé qui, à la fois, dégoûte et fascine Nabe. Cet attirance-dégoût lui donne une énergie et un souffle qui dérangent certains virtuistes. Aux autres, je conseille de commander «L’Enculé» sur le site: www.marcedouardnabe.com. (24 euros)

     

  • Dominique Wohlschlag, La Nuit épousée

    Par Alain Bagnoud

    Dominique Wohlschlag, La Nuit épousée, Editions de L’Aire

    Ceux qui fréquentent les Lectures publiques, rue de l’Industrie, ont eu la chance de voir naître La Nuit épousée. C’est en effet à la Galerie, 13 rue de l’Industrie aux Grottes, à Genève (voir www.leslecturespubliques.ch) qu’ont retenti l’un après l’autre les textes qui composent ce recueil.

    Dans ce lieu animé, les auteurs lisent leurs œuvres originales tous les mercredis à 19h00. Les curieux auraient tort de se priver d’y passer. On y fait de belles découvertes, et je connais des auteurs (François Beuchat par exemple), qui y ont trouvé un éditeur.

    Bref, j’avais entendu la plupart des textes de Dominique Wohlschlag. C’est un plaisir de les voir aujourd’hui édités. D’autant plus que, s’ils ont été faits d’abord pour être écoutés, la publication en permet une autre approche.

    La clarté du style et la tension des histoires y jouent sur un arrière-fond parfois labyrinthique et délicieusement vertigineux que la lecture permet d’approfondir. Un exemple. Le premier texte présente un poème de Mallarmé proposé à ses élèves par un vieux professeur:

    A trop d’une aile éphémère

    Narguer l’effroyable orgueil

    De l’aveugle victimaire

    Choir, choir en l’amer cercueil...

    Or on apprend ensuite que ce texte serait d’un élève de Mallarmé, Théodore Saint-Flour, qui aurait influencé son maître. Puis, à la suite d’une explication virtuose qui en décortique le style, les élèves comprennent que c’est encore quelqu’un d’autre qui a écrit le texte, quelqu’un qu’ils connaissent bien.

    Ces jeux de miroir borgésiens sont fréquents dans le recueil. La lettre obscène d’un voyeur est en réalité un poème de l’Atharda-Veda. L’adversaire coriace d’un joueur d’échec se révèle être un poète bien connu que ses admirateurs auront reconnu à ses citations. Etc.

    Ces dispositifs ne sont pas gratuits. Les nouvelles de Dominique Wohlschlag ont une unité intrinsèque: elles interrogent toutes l’alchimie littéraire. Agencées entre elles, couronnées par un texte final qui en fait la synthèse, elles tournent autour de la création et de ses mystères.

    Ecriture de l'Ile de Pâques (rongorongo)On peut citer là-dessus la postface qui dit cela mieux que nous ne saurions le faire: « La figure récurrente de l’interprète, du traducteur, de l’exégète, du philologue voire du pasticheur ou du policier, est celle de l’alchimiste dans son travail sur la materia prima, substance infiniment précieuse et pourtant partout présente, chérie de l’Artiste, méprisée du vulgaire et qui pour l’écrivain n’est autre que la langue. »

    Mais nulle monotonie là-dedans: on est séduit par la variété des personnages, des temps, des lieux et des cultures, par la vivacité des histoires, la relecture des symboles et l’érudition des thèmes (le mythe de la Genèse, La Divine comédie, le poète Horace, les liens entre l’écriture de l’Ile de Pâques et celle de l’antique civilisation de Mohenjo-Daro, etc.).

    Avec La Nuit épousée, Dominique Wohlschlag, traducteur du sanscrit, professeur de latin, collaborateur du Musée d’ethnologie, féru de littérature ésotérique, plus particulièrement alchimiste, et de plus antiquaire (on peut le trouver régulièrement sur son stand du marché aux puces de Plainpalais), rajoute donc une corde à son arc. Un arc apollonien.

     

    Dominique Wohlschlag, La Nuit épousée, Editions de L’Aire

     

  • Jacques-Étienne Bovard, Prix des écrivains vaudois 2011

    952875985.jpgpar Jean-Michel Olivier

    Dimanche dernier, près de la place de la Riponne, l'Association vaudoise des Écrivains (AVE) a remis à Jacques-Étienne Bovard, écrivain et enseignant, son Prix de Littérature. La fête fut belle et chaleureuse. À cette occasion, en tant que président du jury (composé de Simone Collet et de Rafik ben Salah), je fus chargé de faire l'éloge du lauréat.

    Au début des années 90, Jacques Chessex avait pris l’habitude, au grand désespoir de ma femme, de m’appeler tous les dimanches vers six heures du matin. Il aimait faire causette — à l’heure où les oiseaux se mettent à chanter et où certains sortent à peine d’une nuit blanche. Un jour, il me dit qu’il y avait deux écrivains en Suisse romande avec qui il fallait compter : Bovard et moi. J’étais surpris qu’il y en eût un autre ! Mais comme je suis curieux de nature, je suis allé lire les œuvres de ce fameux Bovard.

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