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  • Hommage à Yvette Z'Graggen

     

    images.jpegL’un de mes grands regrets, c’est d’avoir peu connu Yvette Z’Graggen (née en 1920, de père suisse-allemand et de mère hongroise, et décédée ce printemps). Bien sûr, nous nous sommes rencontrés plusieurs fois. Je l’ai invitée à venir parler de ses livres devant mes élèves du collège. Je l’ai croisée, ici et là, lors d’une rencontre d’écrivains. Je garde d’elle le souvenir d’une femme constamment à l’écoute, sur le qui-vive, si j’ose dire, élégante, à l’œil brillant de curiosité et de malice. Mais je n’ai pas le sentiment de l’avoir véritablement connue.

    Heureusement, il y a ses livres !

    Nombreux, divers, originaux. Une œuvre militante, mais jamais limitée, qui vivifie la mémoire des femmes.

    Car toute l’œuvre d’Yvette Z’Graggen, qui a trouvé un grand écho en Suisse romande, est un questionnement minutieux du passé. Et en particulier de l’histoire des femmes, si souvent méconnue ou refoulée.

    Passé commun dans Un Temps de colère et d’amour (1980) ou Changer l’oubli (1989), quand l’écrivaine genevoise se penche sur le silence des sombres années de guerre. Mémoire individuelle, aussi, quand Yvette cherche à revisiter, pour mieux en comprendre les secrets, le passé de sa propre famille.

        C’est bien de cela qu’il s’agit dans Mémoire d’elles*, paru en 1999. Dans ce récit, tout commence par deux lettres exhumées du silence, et datées de 1915 et 1916, dans lesquelles Jeanne, la grand-mère maternelle, écrit à sa fille Lisi (la propre mère d’Yvette Z’Graggen). images-1.jpegDes lettres exaltées, bouleversantes, pathétiques, qui disent à la fois le malaise de vivre et la souffrance d’aimer. Lisant et relisant ces lettres, les seules sauvées d’une correspondance perdue, Yvette Z’Graggen va se glisser peu à peu dans le corps de Jeanne pour comprendre son tourment : la maladie inexorable (et encore sans nom) qui l’éloigne des siens et la rend étrangère à elle-même.

        Bien vite, le drame se dessine : c’est celui d’une fille « née trop tôt dans une société rigide, corsetée de conventions et d’interdits ».

    Son destin est tracé : il ressemble au destin de toutes les femmes de cette époque : le mariage avec un homme ayant une bonne situation, les enfants à élever, les tâches ménagères. Mais Jeanne rêve d’autre chose : du grand amour d’abord, « un don total, un partage sans réserve », de voyages, de liberté. Le plus étrange sans doute (mais il n’y a jamais de hasard), c’est qu’elle rencontre cet amour dans la personne d’un dentiste viennois, jeune et séduisant, qu’elle va aimer jusqu’à la déchirure.

        Élevée dans la peur, entre un père irascible et une mère effacée, Jeanne va bientôt donner naissance à une petite fille, Lisi, qui bouleverse son existence. Une nouvelle terreur l’habite. Elle peuple ses nuits de cauchemars. Elle l’empêche de s’occuper, comme elle le désirerait, de son enfant. Comme elle s’éloigne de cette petite fille qu’elle chérit, elle s’enferme lentement dans le silence, devient méconnaissable, est internée à plusieurs reprises.

    C’est cette folie à jamais mystérieuse dont Yvette Z’Graggen essaie de démêler les fils, en renouant, comme elle le dit, avec sa mère et sa grand-mère.

    Autrement dit : une part mystérieuse d’elle-même.

    On retrouve ces thèmes (le secret, la douleur, l’aspiration et le combat pour la liberté) dans tous les livres d’Yvette Z’Graggen. Au fil des ans, l’écrivaine genevoise a bâti une œuvre riche et solide, qui ne cesse d’interroger ses racines invisibles, et l’Histoire.

        images-3.jpegIl n’y a pas si longtemps, au tournant du siècle,Yvette Z'Graggen nous livre son journal de bord de l'an 2000. Il porte un beau titre, emprunté à un poème d'Eluard : La Nuit ne sera jamais complète**. C'est l'occasion, pour elle, de réfléchir non seulement sur le temps qui passe, les événements politiques (les élections yougoslaves, les tueries en Palestine, les catastrophes écologiques), mais aussi sur sa propre vie, — une vie constamment à l'épreuve de l'Histoire.

    C'est ainsi qu'Yvette Z'Graggen revient sur les fameuses années silencieuses de la drôle de guerre : cette Suisse qui accueille d’un côté, souvent généreusement, ceux qu'elle rejette de l'autre sans pitié. Chaque événement de l'an 2000, minime ou gigantesque, résonne toujours intérieurement : c'est l'occasion pour Yvette Z'Graggen de s'interroger sur son œuvre, les rencontres fugitives de sa vie, les rapports familiaux, en particulier avec sa fille et son petit-fils, les ennuis de santé qui la privent peu à peu de cette liberté de mouvement à laquelle elle tient tant. Mais si le corps s'engourdit lentement, la liberté de pensée et d'écriture est toujours souveraine.

    Son dernier livre, Juste avant la pluie***, paru l’année dernière, reprend sur le mode ludique ce jeu entre réalité et fiction, mémoire et imagination. images-2.jpegOn peut le lire, également, comme une manière de testament littéraire.

    De construction singulière, le livre se compose de deux parties. Dans la première, l'auteur imagine une ultime « autobiographie du possible ». Comme elle le fait ailleurs, elle met en scène, en 1938,  une jeune fille de dix-huit ans (c’est l’âge d’Yvette cette année-là), juste avant la tourmente nazie. Cette jeune femme, éprise de liberté, va braver les interdits de la morale bourgeoise avec la même détermination intrépide que les nombreuses « sœurs de papier » qui l'ont précédée. Ces « sœurs de papier », qui peuplent toute son œuvre, Yvette Z’Graggen les convoque dans la seconde partie du livre pour les soumettre à un questionnement impitoyable.

    DownloadedFile.jpegYvette nous offre ainsi, au travers de ses héroïnes, cinquante ans de réflexion sur la condition féminine en milieu bourgeois, ses heurs et ses malheurs au fil du temps, et « une conclusion originale, comme l’écrit justement Pierre Béguin (photo de gauche), à une œuvre qui ne l'est pas moins. »

    J’ai peu connu Yvette Z’Graggen, et je le regrette. Mais elle laisse derrière elle une œuvre riche et singulière, composée de récits, d’essais et de romans, une œuvre qui n’a pas fini de nous interpeller, et qui nous accompagnera longtemps.

     

      * Yvette Z’Graggen, Mémoire d’elles, l’Aire, 1999.

    ** Yvette Z’Graggen, La Nuit ne sera jamais complète, L'Aire, 2001.

    *** Yvette Z’Graggen, Juste avant la pluie, récit, L’Aire, 2011.

     


  • L'autre Chessex

    Par Jean-Michel Olivier

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    On croyait tout savoir sur Jacques Chessex. Mais lequel ? Le romancier à succès, Prix Goncourt 73 pour L’Ogre, traduit dans une vingtaine de langues ? Le poète, le critique d’art, le chroniqueur ? Le peintre ? Mais il y a toujours un autre Chessex. Grâce à Michel Moret, nous découvrons Chessex épistolier. Dans un livre qui tient à la fois de l’hommage et de l’amitié, Une vie nouvelle*, il publie une vingtaine de lettres écrites entre janvier et avril 2005. Soit entre la naissance du Christ et sa Résurrection.

    Jacques Chessex écrivait tout le temps. C’est un mythe qui agace beaucoup de monde. Il écrivait des romans et des nouvelles pour Paris. Des chroniques pour les journaux suisses. Des poèmes publiés chez Campiche et Grasset. Mais c’était également un fou de lettres. La légende, toujours, veut qu’il ait écrit près de 10'000 lettres au seul Jérôme Garcin (pour ma part, j’en ai reçu près d’une centaine). Parmi celles qu’il a reçues, Michel Moret a choisi d’en publier une vingtaine, en les accompagnant de leur fac-simile. C’est une très bonne idée. Car le style de Chessex passe d’abord par son écriture, sa graphie. Une écriture à la fois souple et aérée, presque sans rature, harmonieuse, précise. Une écriture où chaque mot, chaque lettre, même, compte.

    Plutôt qu’une correspondance, c’est un soliloque que publie Michel Moret (qui a laissé de côté les lettres qu’il a lui-même écrites à Chessex). On entend que la voix du Maître. Tantôt sous forme de poème matinal (Chessex aimait se lever tôt), tantôt de récit de voyage (Chessex aime écrire dans le train), tantôt encore de méditation sur la nature ou le temps qu’il fait. On découvre dans ces lettres un Chessex qui n’est pas inconnu, bien sûr, pour peu qu’on ait fréquenté l’écrivain de Ropraz, mais un Chessex qui pose le masque, provisoirement, et ose montrer sa tendresse, ses coups de cœur (pour les livres du Père Longchamp) ou ses détestations (le dernier livre de Michel Onfray). Comme toujours, c’est brillant et injuste. Il y a une voix inimitable, un regard sur le monde, une présence.

    Ce qui apparaît dans ces quelques lettres, entre naissance et résurrection, c’est le désir de légèreté, de dépouillement, de réconciliation de Chessex avec le monde et avec lui-même. Peu d’écrivains auront été aussi déchirés que Chessex. Ces lettres montrent qu’au-delà des blessures il y a cette volonté d’apaisement et d’allègement. Ce n’est pas un hasard si cette volonté est associée, dans ces lettres, avec la neige et le désir de Dieu (qui donneront la matière de deux livres à venir).

    Ce petit livre, gage d’amitié et de reconnaissance, montre une autre facette d’un écrivain protéiforme, tout à la fois secret et lumineux. C’est une facette éphémère (de janvier à avril 2005), liée à un moment de la vie de l’écrivain. Une facette qui bientôt changera de couleur et d’aspect. Mais une facette importante pour qui veut mieux comprendre cet homme aux multiples talents qui a commencé par écrire des poèmes et s’est penché, à la fin de sa vie, sur le destin du crâne du Divin Marquis de Sade**.

    *Jacques Chessex, Une vie nouvelle, lettres à Michel Moret, éditions de l’Aire, 2009.

    **Jacques Chessex, Le dernier crâne de M. de Sade, roman, Grasset, 2010.