La folie d'écrire
par antonin moeri
Seul dans une maison, égaré, très loin de tout. Une fenêtre, une table, de l’encre noire et une bouteille de Caol Ila. Cette solitude que l’écrivain choisit pour travailler, il pourrait la retrouver à Trouville, devant la plage, la mer, «les immensités de ciel, de sables».
À la question «Pourquoi écrire?» l’auteur ne trouvera jamais de réponse. Or il n’y a que l’écriture qui ait un sens pour lui (elle). Ou la mort, ou le livre. Seule l’écriture peut la sauver, quand le personnage hurle, tue, est sans voix, saigne, pleure. «Les vrais pleurs, ceux des peuples de la misère».
C’est dans le grand doute de la solitude que les mots peuvent advenir, dans «le doute premier du geste vers l’écriture». Quand les amis viennent lui rendre visite, elle les reconnaît à peine. Car elle a «rejoint une sauvagerie d’avant la vie». C’est au bord de la folie que M.D. a écrit ses livres, «dans le premier sommeil de l’humanité».
Le livre fondateur, c’est «Le vice-consul», qui lui a demandé les plus gros efforts. Où elle a tout risqué, sans programmation, sans plan préconçu, sans horaire fixe. Elle ne voulait pas d’un livre propre, fabriqué, réglementé, fliqué. Plutôt retrouver cette intensité avec laquelle, dans l’attente d’un entretien avec une journaliste, elle regarda une mouche mourir. Elle a regardé comment une mouche ça meurt.
Elle a essayé de voir «d’où surgissait cette mort, de quelle nuit elle venait». Le passage dans l’éternité, c’est sans doute ce que M.D. tente, non pas de fixer, mais de suggérer à l’orée des mots. L’écrivain a le droit de raconter ce moment d’absolue frayeur qui pourrait être celle qui vous envahit quand vous entendez «les cris, les hurlements sourds, silencieusement terribles de tous les peuples du monde.»
Parler de son laboratoire intime n’est pas ennuyeux quand, avec les mots les plus simples, on suggère le travail à la table, dans le silence de la nuit où surgit le délire personnel. C’est ce qu’a fait Marguerite Duras en publiant chez Gallimard (elle avait quatre-vingts ans) ce court texte limpide: «Écrire». Dont l’anagramme est: CRIER.
Marguerite Duras: Ecrire, Folio, 1996
Commentaires
Je ne pense pas qu'il soit vrai que l'auteur ne trouvera jamais de réponse à la question "pourquoi écrire", Antonin: la pensée humaine a des pouvoirs insoupçonnés.
mais je parle là de ce que dit MD dans son texte
Ah, je pensais que c'était généralisé à tout le monde. De Duras, je n'ai lu que le "Barrage contre le Pacifique". Ecrire, c'est représenter par des mots le monde de la mort, justement, elle est hors de la perception sensible, mais la pensée y met toujours quelque chose, même le vide est au fond une idée, et les mots donc l'expriment. La peur aussi peuple de spectres hideux, ricanants, l'obscurité, ou alors de cris séculaires. Mais écrire n'est pas crier, je ne pense pas, la meilleure écriture est celle qui reste calme même dans la peur, elle donne à distinguer les spectres, les monstres, comme chez Lovecraft. Quand on ne maîtrise plus, on n'écrit plus de façon cohérente, et bientôt, on n'écrit plus du tout, comme ces héros de Lovecraft qui, engloutis par l'épouvante, n'arrivent plus à tracer ou à prononcer des mots qu'on puisse reconnaître.