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Schuld und Schulden


Par Pierre Béguin

dette.PNGDans La Généalogie de la morale, le philosophe Friedrich Nietzsche, à partir d’une analogie phonétique en allemand, établit un lien entre le concept fondamental de la morale Schuld (la faute) et le concept très matériel de Schulden (les dettes). Contracter une dette, c’est inscrire l’action dans une double dimension morale: celle de la promesse (honorer sa dette à échéance) et celle de la faute (avoir contracté une dette).

Ce qu’il y a de particulièrement pervers (et tout simplement insupportable) dans la logique instillée actuellement par l’économie de la dette, c’est qu’elle fait endosser la faute à ceux qui n’ont pas contracté la dette, ou qui ne sont pas a fortiori responsables (ou, pour le moins, principaux responsables) de son existence. Et je ne parle pas seulement des «parasites grecs» vilipendés dans la presse allemande. Partout, médias, hommes politiques, économistes pointent un doigt accusateur, du Portugal à l’Italie, avant de prononcer la sentence comme un couperet: «Coupables!» Coupable le Grec dont tout le monde sait que son sport national est de tricher aux impôts. Coupable l’Italien dont tout le monde sait qu’il est avant tout un magouilleur. Coupable l’Espagnol d’avoir construit des châteaux en Espagne. Bientôt coupable le Français de travailler davantage avec ses mandibules qu’avec ses mains, quand il travaille... (Et coupable aussi l’Irlandais d’avoir fait exactement ce que le dogme néolibéral qui le sanctionne lui disait de faire?)

Partout, des foules de glandeurs, surtout des fonctionnaires et des enseignants bien entendu, se dorent la pilule au bistrot, au bureau ou dans des salles de classe, quand ce n’est pas au soleil de leurs nombreuses semaines de vacances, pendant que d’autres, chefs d’entreprises, cadres, indépendants, haut responsables et financiers, triment comme des malades sous un ciel maussade pour le bien des nations. Sans oublier bien sûr les chômeurs, les retraités et l’Etat providence qui génère assistanat et paresse responsables de tous les maux. Tous coupables! Pendant ce temps, ces mêmes accusateurs accordent généreusement des brevets d’innocence aux prédateurs financiers de tout poil, tout en cautionnant des taux usuriers. Les dieux de l’Olympe ne sont jamais garants de leurs actes, aussi irresponsables soient-ils. C’est l’essence même de la tragédie...

Ce que j’aime, ou plus exactement ce que je soutiens chez les indignés, et plus spécialement dans le mouvement espagnol «Yo no pago», c’est le refus de cette aliénation illégitime de liberté. Car la dette réquisitionne le futur, elle limite la liberté du contractant à l’horizon de son remboursement, elle s’approprie l’avenir du débiteur et le soumet à cette double dimension morale dont je parlais plus haut. C’est même pour cette raison qu’elle fut longtemps interdite dans les pays catholiques, le temps en général, et l’avenir en particulier, n’appartenant qu’à Dieu, et non pas aux créanciers. Le temps «à venir» doit rester ouvert, sous la forme du progrès ou sous celle de la révolution. La génération de demain, d’une manière ou d’une autre, n’aura pas d’autres solutions que de rejeter le poids d’une dette qu’elle n’a pas contractée, de secouer le joug d’une faute qui ne lui incombe pas, bref, de délivrer Prométhée. Il en va de sa liberté à s’inventer un avenir qui ne soit pas la simple répétition des restrictions qu’un système et quelques prédateurs de Goldman Sachs auront imposées à ses pères. Et je suis intimement convaincu qu’elle le fera sans état d’âme, quel que soit le prix à payer pour le système et ceux qui y sont bien installés, dont je fais partie. Question de temps. Les Rodrigue du XXI e siècle, c’est sûr, n’auront pas le cœur de sacrifier leur bonheur à l’honneur perdu de leurs pères...

Au reste, à quoi peuvent bien servir des plans d’austérité à la chaîne lorsque l’endettement mondial creuse des abysses qu’on peine à chiffrer, si ce n’est à faire croire aux citoyens qu’ils sont collectivement responsables de la dette par les privilèges que leurs «droits» à la santé, à l’éducation, au travail, à la retraite, et même au logement, auraient indûment accumulés. Une nouvelle manière pour la toute puissance néolibérale, initiée au début des années 80 sur le modèle anti keynésien de l’Université de Chicago, de coloniser davantage l’espace social par le mercantilisme systématisé, de favoriser encore l’intrusion d’une idéologie du profit et de la performance dans chaque strate de l’activité humaine, dans chaque relation sociale entre individus, aux dépens de toutes les autres valeurs qui encadraient la société et qui en fondaient «le vivre ensemble». Nos enfants ne seront pas dupes: la soumission par la culpabilité ne tient jamais plus longtemps que deux générations...

Voyez ce témoignage d’un étudiant américain paru sur le site du mouvement «Occuper Wall Street» ! Il dit tout et se passe de commentaires: «Mon emprunt étudiant s’élève à environ 75000 dollars. Bientôt, je ne pourrai plus payer. Mon père, qui avait accepté de se porter garant, va être obligé de reprendre ma dette. Bientôt, c’est lui qui ne pourra plus payer. J’ai ruiné ma famille en essayant de m’élever au-dessus de ma classe».

Si le système économique devait s’écrouler, une chose est sûre: ce ne seront pas les 350 milliards d’euros de la dette grecque qui en sera le détonateur, mais peut-être les 16000 milliards de dollars de la dette publique américaine. A moins que les plans d’austérité à répétition ne fassent tout exploser avant...

 

 

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