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DURASTYLE

par antonin moeri

 

 

 

Une septuagénaire scrute dans le miroir son «visage lacéré de rides sèches et profondes, à la peau cassée». Un visage détruit par l’alcool et la mélancolie. Une image s’impose alors: le passage d’un bac sur le Mékong. Fille d’une institutrice postée en Indochine, la jeune passagère du bac fréquente le lycée français à Saïgon. Elle porte une robe de soie, des talons hauts et un chapeau d’homme aux bords plats. Sur le bac, une grande limousine noire. Assis à l’arrière, un homme élégant regarde le corps mince de l’adolescente, ses seins d’enfant. Elle se laisse regarder et désirer, car elle sait que ce corps mince, elle peut le vendre, son père étant mort, sa mère ayant perdu toutes ses économies dans l’achat d’une concession incultivable, que la mer détruit peu à peu.

L’image du riche Chinois adressant la parole puis invitant la gamine à monter dans la limousine, cette image obsède la narratrice septuagénaire. Elle découvrait alors l’amour, certes tarifé, mais un amour abominablement beau. Le Chinois arrache la robe et le petit slip, la porte jusqu’au lit de sa garçonnière. La peau de l’inconnu est d’une somptueuse douceur. La jouissance que l’ado connaît ressemble à un océan sans forme, incomparable. Une jouissance que sa mère institutrice n’a pas connue. Le Chinois essuie le sang, lave l’ado. Elle lui parle de ses deux frères, de sa mère malade, de l’argent qu’ils n’ont plus. Il dit qu’il lui en donnera, de l’argent.

La manière qu’a Duras de rapporter les discours et de les mêler, ces discours, aux bruits de la ville, à de brèves descriptions, à des évocations sensuelles («il sent bon la cigarette anglaise, le parfum cher, il sent le miel, à force sa peau a pris l’odeur de la soie, celle fruitée du tussor de soie»), cette manière est une marque de son style. L’amour abominablement beau dure un an et demi. Le Chinois invite son amante, la mère et les frères de celle-ci dans les restaurants les plus chic de Saïgon. Les frères méprisent cet homme qui paie leur soeur pour la baiser.

Refont alors surface le terrible roman familial: une mère qui devient folle, un grand frère toxico, un petit frère martyr, une fille déshonorée, et les débuts en littérature: la rencontre avec Drieu la Rochelle chez Ramon Fernandez et de Brasillach, peut-être, qu’elle aurait voulu mieux connaître, celle qui adhérera au Parti Communiste, «même débilité de jugement, même superstition qui consiste à croire à la solution politique du problème personnel».

En relisant ces quelques lignes que je viens d’écrire au bord de la Méditerrannée, tout près de la frontière libyenne, je m’aperçois que je n’ai rien dit, ou presque, de ce style unique, fascinant. Duras convoque des images, des souvenirs, des odeurs, des sons qui n’existent que par la grâce de son écriture mais qui, inversement, ont déclenché l’écriture ou le rêve d’écrire. On retrouve ce va-et-vient entre les époques (années trente, Indochine, seconde guerre mondiale, années quatre-vingts) dans l’utilisation des temps verbaux: présent de narration, conditionnel, futur, passé composé. «Je lui ai parlé de moi. C’est le soir qui vient. De ma mère je me séparerai un jour». 

On retrouve ce délicat maniement, je le répète, dans les paroles que prononcent les personnages et que la narratrice rapporte directement, indirectement ou librement. «Elle lui dit qu’elle ne fume pas, non merci. Il dit qu’il croit rêver. Alors il le lui demande: mais d’où venez-vous?» Plus loin, le lecteur ne sait plus s’il entend la voix des personnages ou celle de la narratrice. Les frontières s’estompent entre ces deux discours. On passe d’un point de vue l’autre dans un bruissement de soie. La syntaxe se modifie au gré d’une parole déliée qui favorise l’identification du lecteur à cette adolescente obéissant à l’injonction maternelle: trouver de l’argent. Et qui ne veut rien d’autre que ça: écrire.

Sans doute peut-on parler des romans de Duras (les commentateurs de cette oeuvre sont certainement aussi nombreux dans la monde que les commentateurs du roman célinien) mais comment rendre compte de l’émotion que la lecture de ses romans suscite en nous? On ne peut répondre à cette question que par le silence et en saisissant d’un doigt fébrile, dans sa bibliothèque, la tranche usée du «Barrage contre le Pacifique».

 

 

Marguerite Duras. L’Amant, Minuit, 1984

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