Chambre d'échos (22/01/2013)

 

par antonin moeri

 

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Ce qui provoqua mon étonnement en lisant pour la première fois «Tandis que j’agonise» de William Faulkner, c’est l’absence de narrateur unique ou, plutôt, la prolifération de narrateurs. Une quinzaine de personnages viennent raconter ce qui leur arrive, non pas à la barre d’un tribunal ni dans un commissariat de police, mais dans un espace où résonnent les voix de ces petits paysans qui ne maîtrisent certainement pas le code écrit. Ce qui intéresse Faulkner, c’est le point de vue subjectif sur un événement: l’agonie de la grand-mère puis le transport de son cadavre jusqu’à une ville passablement éloignée. Comment rapporter les pensées ou les paroles de plusieurs personnages est un problème que certains romanciers résolvent avec une habileté inspirée.

Dans «Les détectives sauvages», trente-huit personnages, qui ont plus ou moins bien connu Belano et Lima, viennent nous parler de ces deux dealers-apprentis-poètes. Leurs témoignages s’étalent sur une vingtaines d’années. Le lecteur se demande qui recueille ces témoignages. Seraient-ce un policier, un journaliste, un détective, un sociologue ou un simple quidam? Le titre du roman donne peut-être une réponse: des détectives sauvages. Ce qui est sûr c’est que l’identité de ces détectives demeure inconnue. Les enquêteurs restent dans l’ombre.

Les personnages secondaires peuvent parler dans un café ou une rue de Mexico, dans une chambre d’hôtel ou sur le campus d’une université, dans une clinique psychiatrique ou les thermes de Trajan à Rome, dans le Jardin du Trocadéro ou sur un banc à Tel-Aviv, dans une mansarde de Vienne ou une cuisine de San Diego, sur une place à Barcelone ou à Majorque, dans une Foire du Livre à Madrid ou dans un aéroport. Ce qui est raconté peut se passer en Italie, en Israël, en Autriche, en Espagne, en France, aux Etats-Unis et, surtout, à Mexico puisque c’est là que le délit a été commis: Belano et Lima ont participé à un mouvement poétique subversif avant de voler une somptueuse voiture de luxe pour soustraire Lupe aux griffes d’un proxénète et l’emmener au désert.

Le lecteur n’est pas sommé de suivre je ne sais combien de fausses pistes. Il n’est pas obligé d’entrer dans la logique d’un enquêteur qui finira bien par résoudre l’énigme en débusquant l’auteur du crime. Il est entraîné dans un flux verbal aux nombreuses et entraînantes accélérations, qui lui fera vivre de l’intérieur cette odyssée à la fois dramatique, comique, sublime, dérisoire, exaltée, dangereuse et vertigineuse de deux adolescents épris de poésie et de grandeur qui parviendront, au terme d’une éperdue fuite en avant, à cet âge où la plupart des jeunes poètes rimbaldiens finissent par ressembler à des banquiers, des professeurs de mathématiques, des fonctionnaires carcéraux, des chroniqueurs de journaux.

Cet âge où les jeunes poètes rimbaldiens ayant rêvé de devenir des lions sont devenus «des chats castrés mariés à des chattes égorgées», où les jeunes poètes rimbaldiens sont devenus des adultes préférant «l’optimisme non fâché avec le bon sens et la réflexion», ces adultes qui fréquentent les soirées littéraires, les signatures et les salons du Livre pour chuchoter à tel collègue juste ce que celui-ci veut entendre, ces adultes écrivains qui savent «cultiver un petit jardin à l’ombre des rancunes et des ressentiments de leurs collègues un peu plus connus», qui pratiquent avec brio «la diplomatie, la dissimulation et le charme accommodant», qui versent dans la démesure après avoir perdu «toutes espèce de honte, de modestie, de réserve», après avoir perdu le sens du ridicule dans leurs autoglorifications, qui savent écrire de jolies choses, évoquer la grandeur de la l’altérité par exemple sur la page de garde d’un de leurs chefs-d’oeuvre qu’une lectrice pâmée leur tend en tremblant au Salon du Livre.

Le lecteur que je suis offre une telle adhésion à chacune des pages de ce livre tonique qui en contient 930 qu’il se dit, ce lecteur: Oui, ce doit être ça le roman, une chambre où se chuchotent des histoires dingues et où l’écho de ces histoires bouleversantes compte plus qu’une intrigue rondement menée avec sa succession de rebondissements. Le lecteur perçoit cet écho dans les romans de William Faulkner, qu’ont lu avec passion des gens comme Roberto Bolaño ou Antonio Lobo Antunes.

 

 

Roberto Bolaño: Les détectives sauvages, FOLIO, 2011

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