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coller à l'os

 

 

par antonin moeri

 

 

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Le JE qui débarque à San Francisco avec un sac built to resist pourrait être une sorte d’aventurier. Ce n’est pas la première fois qu’il va retrouver un copain qui, après avoir purgé sa peine dans une prison suisse, est allé s’installer dans le nord de la Californie, pour y cultiver un chanvre puissant. Ce copain s’appelle Larsen. Ni passeport ni numéro de sécurité sociale ni permis de conduire. Il bricole des lave-vaisselle usagés et de vieilles bagnoles, maçonne, possède des armes de poing, lit des livres. Plusieurs types gravitent autour de Larsen: Bragan, Séverin qui ne cesse d’emplir son sebsi, Michael un chimiste dangereux qui hurle qu’il bande comme un bouc, Sammy qui eut le crâne brisé dans un accident de moto, Will qui aime les sonates de Haydn. On boit du merlot dans des coupes à champagne en plastique, de la vodka et de la tequila en avalant des yaourts, on fume du kif ou de l’héroïne mexicaine bas de gamme, on prend des amphétamines. S’il y a des femmes, leur «tenue, l’habillement, le vocabulaire, les rires, tout participe d’une culture mâle, une culture de pénitencier, white trash de l’épiderme à la moelle».

Pour évoquer le «Pays du Grand Sud», au bord du Pacifique, le narrateur écrit: «Ciel cyanose et quatre-vingts pour cent d’humidité dans l’air». Pour dire la chaleur: «le crâne qui rougit sous les UV ponctuels et furtifs». Pour raconter une sensation: «entre les draps qui glissent sur moi comme de l’eau distillée». A propos d’un personnage: «Il a cependant conservé l’essentiel de ses facultés. Il distingue le beau du laid, le chaud du froid, le haut du bas». Et d’un raton laveur: «les yeux fixes dans ses lunettes blanches à montures noires, prêt à s’attaquer aux boîtes à ordures». Et du temps qui passe: «Nous arrivons de concert au filtre, le vent souffle de l’ouest». Si je pointe ces phrases de redoutable concision, c’est parce que Bonvin s’intéresse à la précision d’une écriture qui colle à l’os, plus qu’à une douteuse story réconfortante. Une écriture où le mot choisi est évalué, scruté avec une intense attention. L’intensité avec laquelle le JE scrute les matériaux, les blocs d’asphalte, les troncs d’eucalyptus, les mèches d’une perceuse, les pistons d’un moteur, une casserole Le Creuset, un Mauser de calibre 7.63, l’agencement d’un visage, un effondrement tellurique, un rêve, les jantes inouïes d’un V8 surcompressé, la truffe d’un pitbull, la consistance et l’apparence de sa bave sur un canapé.

Dans cette épopée de chevaliers blancs en rupture de ban, épopée que l’auteur ressaisit à travers des souvenirs indélébiles, l’humour transparaît parfois. En particulier dans cette scène où Larsen et son compagnon vont assister à une soirée poétique à Westport. Un long maigre à queue de cheval est mis en scène, «portant blue-jeans, chemise à carreaux et chaussures de bûcheron». Il présente celles et ceux qui vont lire leurs productions. «Tout le monde est attentif d’une attention décontractée». Si les grands espaces sont scandés, c’est pour avertir l’auditeur que ceux-ci sont menacés par la cupidité de l’homme, c’est pour lui dire qu’il ne faut pas perdre courage parce que l’amour dure jusqu’au trépas. L’humour permet la distance, cette distance presque hébétée que le narrateur installe lorsqu’il se décrit accroupi devant les poules qui attendent le granulé, et pour lesquelles le narrateur siffle le Pont de la rivière Kwaï.

L’attirance pour un monde de hors-la-loi craignant à tout moment l’arrivée des flics se transforme soudainement en suffocation. De l’air, mon dieu de l’air! Après l’herbe, l’acide, la coke et le speed, Larsen et le narrateur ont dû se rabattre sur les médicaments: héroïne, sirop antitussif, benzodiazépines. Larsen a abandonné les médics, il s’est tourné vers la tequila. Quant à l’auteur de ce texte buriné, taillé au millimètre, il a préféré le travail à la table, où l’on coupe dans les chairs pour atteindre à l’os d’un langage.

 

 

Jean-Jacques Bonvin: Larsen, Allia, 2013

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