un allemand à paris
par antonin moeri
À une époque où domine le manichéisme, où l’on révise volontiers des pans de l’Histoire en créant des catégories artificielles (bons d’un côté, mauvais de l’autre), la lecture de «Un Allemand à Paris» du lieutenant Gerhard Heller fait le plus grand bien.
Né à Potsdam en 1909 dans un milieu modeste, Heller développe très tôt une passion pour la France et sa littérature... À la fin de ses études et après des séjours à Pise, à Toulouse et sur la Côte d’Azur, Heller accepte en 1940 un poste à Paris que lui propose la Propaganda-Staffel... Son rôle est de surveiller de près ce qu’on publie en France. Admirateur de Baudelaire et de Mallarmé, très critique à l’égard de la violence nazie, Heller lit jour et nuit des manuscrits... Il rencontre une foule d’écrivains, de Chardonne à Drieu, de Cocteau à Brasillach, de Giono à Giraudoux, de Jouhandeau à Marcel Arland, de l’orgueilleux Jünger au sémillant Léautaud, en passant par Morand amateur de voitures rapides et Céline, «un des trois géants de la littérature française avec Rabelais et Hugo».
Dans le livre que Heller rédigera après la guerre à l’instigation des Editions du Seuil, le «Sonderführer» raconte avec un remarquable sens de l’observation ses souvenirs d’occupation en France de 1940 à 1944. Il dresse des portraits étonnants de Drieu, Jouhandeau, Jünger. L’antisémitisme délirant de certains des auteurs rencontrés effare Heller qui, sous l’influence de Paulhan, put se libérer de ces sinistres pulsions.
Le portrait de Paulhan qui, comme Picasso et tant d’autres, décida de rester à Paris sous l’Occupation..., ce portrait est le plus émouvant. Portrait d’un homme discret, collectionneur de tableaux, très lié à Jouhandeau et qui soutint efficacement Drieu jusqu’en 1943, portrait d’un homme joyeux au savoir immense..., amoureux «du langage, des mots, non seulement pour ce qu’ils signifient mais aussi pour leur être même, leur corps, leur chair vivante, colorée et sonore», portrait d’un homme qui prendra parti contre les excès de l’épuration et qui apprit au «Sonderführer» à se livrer à l’émerveillement que suscite en nous la vision première d’un tableau... Heller va même jusqu’à dire «C’est par lui que je suis devenu un autre homme».
Qu’un Sonderführer ait pu être un homme de culture et de coeur, lucide, d’un goût sûr, qui jeta beaucoup de dénonciations au panier et qui essaya dans la fonction qui était la sienne de protéger ce qu’i croyait être les vraies valeurs de la France, cette possibiité heurte les représentations habituelles qu’on s’efforce actuellement de développer dans les cerveaux... Pour échapper aux visions simplificatrices, stériles, et entendre la voix d’un personnage ambigu, déchiré, rempli de contradictions, pour qui la complexité des situations et des consciences vaut plus que les jugements définitifs..., je conseille la lecture de ce livre écrit avec le concours de Jean Grand quarante ans après les années «Nacht und Nebel».
Gerhard Heller: Un Allemand à Paris, SEUIL, 1981