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Blogres - Page 47

  • un allemand à paris

     

     

    par antonin moeri

     

     

     

    À une époque où domine le manichéisme, où l’on révise volontiers des pans de l’Histoire en créant des catégories artificielles (bons d’un côté, mauvais de l’autre), la lecture de «Un Allemand à Paris» du lieutenant Gerhard Heller fait le plus grand bien.

    Né à Potsdam en 1909 dans un milieu modeste, Heller développe très tôt une passion pour la France et sa littérature... À la fin de ses études et après des séjours à Pise, à Toulouse et sur la Côte d’Azur, Heller accepte en 1940 un poste à Paris que lui propose la Propaganda-Staffel... Son rôle est de surveiller de près ce qu’on publie en France. Admirateur de Baudelaire et de Mallarmé, très critique à l’égard de la violence nazie, Heller lit jour et nuit des manuscrits... Il rencontre une foule d’écrivains, de Chardonne à Drieu, de Cocteau à Brasillach, de Giono à Giraudoux, de Jouhandeau à Marcel Arland, de l’orgueilleux Jünger au sémillant Léautaud, en passant par Morand amateur de voitures rapides et Céline, «un des trois géants de la littérature française avec Rabelais et Hugo».

    Dans le livre que Heller rédigera après la guerre à l’instigation des Editions du Seuil, le «Sonderführer» raconte avec un remarquable sens de l’observation ses souvenirs d’occupation en France de 1940 à 1944. Il dresse des portraits étonnants de Drieu, Jouhandeau, Jünger. L’antisémitisme délirant de certains des auteurs rencontrés effare Heller qui, sous l’influence de Paulhan, put se libérer de ces sinistres pulsions.

    Le portrait de Paulhan qui, comme Picasso et tant d’autres, décida de rester à Paris sous l’Occupation..., ce portrait est le plus émouvant. Portrait d’un homme discret, collectionneur de tableaux, très lié à Jouhandeau et qui soutint efficacement Drieu jusqu’en 1943, portrait d’un homme joyeux au savoir immense..., amoureux «du langage, des mots, non seulement pour ce qu’ils signifient mais aussi pour leur être même, leur corps, leur chair vivante, colorée et sonore», portrait d’un homme qui prendra parti contre les excès de l’épuration et qui apprit au «Sonderführer» à se livrer à l’émerveillement que suscite en nous la vision première d’un tableau... Heller va même jusqu’à dire «C’est par lui que je suis devenu un autre homme».

    Qu’un Sonderführer ait pu être un homme de culture et de coeur, lucide, d’un goût sûr, qui jeta beaucoup de dénonciations au panier et qui essaya dans la fonction qui était la sienne de protéger ce qu’i croyait être les vraies valeurs de la France, cette possibiité heurte les représentations habituelles qu’on s’efforce actuellement de développer dans les cerveaux... Pour échapper aux visions simplificatrices, stériles, et entendre la voix d’un personnage ambigu, déchiré, rempli de contradictions, pour qui la complexité des situations et des consciences vaut plus que les jugements définitifs..., je conseille la lecture de ce livre écrit avec le concours de Jean Grand quarante ans après les années «Nacht und Nebel».

     

     

    Gerhard Heller: Un Allemand à Paris, SEUIL, 1981

  • L'amour, quelle galère ! (Sacha Després)

    images-3.jpegpar Jean-Michel Olivier

    Il  y a une étrange poésie dans le récit intense et tourmenté de La Petite galère*, de Sacha Després. Le titre fait référence à une célèbre série américaine : La petite maison dans la prairie, qui mettait en scène, on s'en souvient, une famille à peu près parfaite dans les plaines de l'Ouest.

    Ici, bien sûr, c'est le contraire : Sacha Després (peintre, plasticienne) fait la chronique d'une famille à la fois ordinaire et poursuivie par le malheur. Les parents se sont rencontrés dans les années 80. Ils ont cru à l'amour fou, ont traversé tous les rites de passage du mariage, ont fait un enfant, puis un second pour essayer de sauver leur couple. Mais le malheur a frappé à la porte. La mère se suicide avec des somnifères. Le père déserte le foyer et se met à boire. Restent deux sœurs, qu'un écart de dix années sépare, qui vont vivre une relation très fusionnelle.

    images-2.jpegLa chronique douce-amère se transforme en roman d'apprentissage. Car l'aînée des deux sœurs, Marie, entreprend d'initier Laura, la cadette, aux ruses de l'amour. Elle va écrire au prof dont sa sœur est amoureuse des lettres enflammées, puis organiser un rendez-vous dans une loge de l'Opéra Bastille (scène chaude et très réussie). La grande sœur fusionnelle se révèle alors une manipulatrice de premier ordre. Et le malheur s'acharne sur La Prairie : Marie rencontre une sorte de traîne-patins, expert en beaux discours, Jack, qui peu à peu, à force de paroles lénifiantes et de fumette, va transformer la vie des deux sœurs en vraie galère. 

    Cette galère n'est petite que par litote : la fin du roman basculera dans la tragédie. Et c'est tout le talent de Sacha Després de décrire cette lente et inexorable descente en enfer avec des mots doux et précis, avec humour et sensibilité. Ce qui donne au récit (qui n'est trash qu'en apparence) un véritable souffle épique et poétique.

    L'auteur sera présente au Salon du Livre de Genève. Profitez-en !

    * Sacha Després, La Petite galère, roman, L'Âge d'Homme, 2015.

  • Genève voix du Sud

     

    Café littéraire à l'Auberge du Cheval-Blanc

    à la Place de l’Octroi à Carouge.
    Arrêt du tram 12 - Place d’Armes

     

    La Compagnie des mots est heureuse de vous convier

    Mardi 5 mai 2015 à 18h30

    pour une rencontre avec Bertrand Lévy, maître d'enseignement et de recherche au Département de géographie de l'Université de Genève. Il viendra nous parler d’une géographie humaniste et littéraire, d'urbanisme et de littérature, mais aussi de Genève.

    Il nous présentera son nouveau livre "Genève, voix du Sud" (Métropolis, 2014). Pour celui-ci, Bertrand Levy a choisi des textes d'écrivains romands mais aussi hispanophones, italiens, français et africains pour ériger un portrait polymorphe de Genève, à un moment où des questions identitaires transpercent l'Europe, et qu'il est important de rappeler que Genève est un lieu de passage, comme un lieu de refuge.
     
    Animation : Doina Bunaciu, présidente et Pierre Béguin, écrivain et membre du comité.
     
  • Réponse à Antonin Moeri

    Cher Antonin Moeri,

    Vous avez, je le vois, autant de fougue que moi.

    Je ne suis pas boulangère – j’aurais bien aimé, je crois – et j’avais bien compris que vous nous parliez de Bégaudeau. J’avais juste envie que vous nous disiez ce que vous pensez de la démocratisation de la lecture, et ce que vous en pensez vraiment. Car dans vos papiers, excusez-moi de mon arrogance, ce n’est pas clair du tout.

    A présent, je crois savoir, et je suis bien contente. Mais il faut que nous allions boire un verre avant pour que je connaisse le fonds de votre pensée. Accepterez-vous mon invitation ?

    Vous me parlerez de Bégaudeau. Je vous parlerai du festival de la Nuit de la Lecture.

    Et surtout, surtout, nous parlerons de distance, de la distance nécessaire à l’acte de lire et à celui d’écrire …

    Bien à vous !

     

  • réponse à madame Bottani-Zuber

    Bonjour madame Bottani-Zuber

     

     

    Mon dieu quelle magnifique réaction! C’est exactement ce qu’on attend avec impatience quand on décide d’écrire sur des réseaux sociaux. Votre réponse est superbe. J’imagine tout l’engagement qui est le vôtre auprès des lycéens, et cette générosité est exemplaire. Elle en dit long sur ces personnes dévouées qui se battent tout au long de l’année pour donner aux étudiants des entrées dans les oeuvres classiques ou contemporaines, mais je tiens simplement à vous rappeler que ce n’est pas moi qui fustige les gens qui s’efforcent de démocratiser la lecture et l’écriture, mais un dénommé François Bégaudeau qui a rencontré un énorme succès avec «Entre les murs», roman qui fut porté à l’écran et dont le film remporta la palme, si je me souviens bien, à Cannes. 

    Il se trouve que j’avais adoré le livre «Entre les murs» et il se trouve que j’ai relu trois fois «La politesse» tellement ce «roman» m’a fait rire aux éclats... Oui, vous avez raison, madame Bottani-Zuber, ce sont les passions joyeuses qui m’attirent et non les passions tristes. En ce sens, aurais-je commis une faute, un impair, une muflerie...? Il est rare que j’aime à ce point un livre... En vérité j’ai écrit quatre papiers sur «La Politesse» dans un élan irrépressible... Je voulais prochainement publier le troisième dans lequel j’évoque la description que fait FB des marchands d’illusions, ces hommes qui écument les salons du livre pour repérer les primo-romanciers et leur faire miroiter un avenir radieux..., à condition que ces primo-romanciers acceptent, en donnant leur manuce, de payer un chèque de 500 euros pour un bouquin qui ne verra jamais le jour..., mais je crois que je n’en ferai rien car votre papier sonne comme un rappel à l’ordre... Je n’ai rien à redire à vos expériences pédagogiques..., mais je vous rappelle une seconde fois que c’est FB qui raconte ce qu’il a vécu et observé dans des lycées et autres établissements pour handicapés... 

    Vous m’accusez de pourfendre les festivals que vous organisez comme La Nuit de la Lecture, mais là encore, vous dirigez mal votre flèche... Vous devriez écrire à FB qui se fera un plaisir de vous répondre si... Votre réaction me rappelle celle d’une boulangère qui, ayant lu mon premier livre, me dit en me voyant entrer dans son commerce: Ah c’est vous, eh bien vous me faites pitié! La dame confondait le perso de mon récit et ma personne certes peu reluisante mais qui n’avait rien à voir avec mon chétif hargneux narrateur des catacombes... De même vous confondez dans votre papier AM et FB. D’ailleurs il n’y a dans mon intervention nulle injure à l’égard de Yasmine, d’Eugène ou d’Olivier. Nous faisons tous partie du même équipage affolé et tant mieux si vos élèves lisent attentivement «La main de Dieu», roman remarquable entre tous, que les collégiens adorent...

    En vous remerciant d’avoir réagi avec autant de fougue. Votre dévoué antonin moeri.



  • A propos de démocratisation

    par Anne Bottani-Zuber

    Cher Antonin Moeri,

    jeune_femme_lecture.jpgQuelle mouche vous a donc piqué ? Pourquoi, coup sur coup, deux papiers où vous fustigez ceux qui veulent démocratiser la lecture et l’écriture ? Je vous soupçonne de ne pas avoir la fibre pédagogique. Il se trouve que je l’ai.

    Non, les enseignants ne prennent pas tous leurs élèves pour des Virginia Woolf en puissance … Oui, certains enseignants essaient de donner le goût de la lecture et de l’écriture à leurs élèves. C’est leur métier.

    Et si, pour ce faire, ils participent à des événements qui sortent du cadre de leur classe, qu’avez-vous donc à redire ?

    Le 18 avril de ce mois, j’ai organisé avec une amie, Cornélia de Preux, dans le cadre de la Nuit de la Lecture - un de ces festivals que vous pourfendez - un événement. Des élèves, suite à une étude des textes d’écrivains vaudois (Yasmine Char, Eugène, Olivier Sillig et Sabine Dormond), suite également à une rencontre avec ces écrivains, ont lu leurs productions et ont participé à un exercice d’écriture en direct. Les textes des élèves n’avaient pas à rougir face à ceux des écrivains, d’après ce que nous avons pu en juger.

    Nous ne prétendons par pour autant que ces élèves seront plus tard des auteurs capables d’écrire un roman, puis de bâtir une œuvre. Telle n’était pas notre intention. Notre intention était double : que les élèves ouvrent des livres, s’y intéressent et qu’ils ne prennent pas les écrivains pour des extra-terrestres. Et si en plus, ils se mettent écrire, tant mieux. C’est leur droit. Et c’est notre devoir de les y encourager.

    Un de vos amis, qui est éditeur, et qui écrit également dans Blogres, a dit, lors d’une soirée passablement arrosée où vous étiez présent, qu’il constatait que les écrivains étaient de plus en plus nombreux et les lecteurs de moins en moins. C’est cette tendance lourde, que la Nuit de la Lecture et d’autres festivals du genre combattons.

    L’hyperdémocratisation n’existe pas. Elle est juste un concept. Et la démocratisation n’est pas synonyme de médiocrité. C’est faire injure aux écrivains qui ont bâti une œuvre et qui se prêtent au jeu de la démocratisation, que de l’affirmer. Eveiller les jeunes à la culture est une tâche ingrate mais passionnante. Et j’en suis sûre, elle porte ses fruits. En rien, elle ne diminue le génie des grands auteurs. Bien au contraire : elle contribue à les faire connaître.

    Ce n’est pas parce que nous n’avons pas le talent de Federer que nous ne pouvons pas apprendre à jouer au tennis.

    Yasmine Char, une grande dame, une grande écrivain, a dit, dans le cadre de cet événement,  et je la cite de mémoire : « Les mots m’ont sauvée. C’est cela que je veux partager. »

    Merci de ne pas confisquer les mots. Ils n’appartiennent pas qu’aux écrivains.

    Bien à vous !

  • highlight of the book

     

    par antonin moeri

     

     

     

    «La politesse» est un titre antiphrastique. C’est pas très poli de cracher dans la soupe... C’est pourtant ce que décide d’entreprendre Bégaudeau en emmenant son lecteur dans un univers qu’il connaît bien depuis le succès de «Entre les murs». Le regard que pose Bégaudeau sur ce qu’on pourrait appeler le marigot des lettres est un regard plus joyeux que paniqué... Le double de FB l’exprime clairement dans le mail envoyé à sa nièce en décembre 2022: «Avant de t’abandonner à ces phrases, laisse-moi encore te dire ma joie: que ce qu’elles content ait eu lieu, qu’ait eu lieu ce qui le devait».

    Le lecteur croise toutes sortes de gens dans «La politesse», des gens qui semblent militer pour une bonne cause: la survie du livre... Une modératrice qui n’écrit plus dans le Cahier Livres du Monde où l’espace de la critique se rétrécit, des responsables de com., des photographes sur le qui vive, des libraires amaigris, pas mal de journalistes enthousiastes, des agents de la sécurité issus de la diversité africaine, des auteurs que le projecteur distingue et des écrivains qui demeurent inaperçus dans les coins sombres, des profs qui animent des ateliers d’écriture, des directeurs de collections, des chroniqueurs de réseaux sociaux, des bibliothécaires qui organisent des concours de dictées dans les quartiers sensibles, des retraitées, des gauchistes en perte de repères, une fille de serrurier pour qui voter Mélanchon n’est pas too much, des pigistes d’une WebTV, des critiques d’art ronchons, un célèbre cuisinier dont on voit les lunettes rondes à la télé, Denisot, Ruquier, Khérad, Field, Apathie, Nagui (le préféré des Français), Chancel et tant de figures que les ondes télé font exister jusque dans les chaumières de la France la plus périphérique, tant de personnages attachants qui hochent une tête sympa service public...

    Si vous interrogez des auteurs qui eurent l’honneur d’être invités dans tel salon, telle librairie, tel supermarché, tel speed-dating ou tel festival, tous vous répondront sans exception: «C’est un moment extraordinaire! On fait des rencontres! On crée des liens! On peut parler littérature en mangeant un sandwich à la ploutre ou une crêpe au morbier. L’écrivain se sent si seul quand il écrit et là, ouaouh! c’est l’ouverture, la ferveur, la curiosité, l’aventure, le contraire du repli frileux...!!!» Cette image idyllique de l’ouverture, de la rencontre, de la lumière, de tout ce qui bouge ou met en mouvement, cette image est joliment écornée par Bégaudeau qui jouit, bic en main, du spectacle que lui offrent les innombrables officiants d’un culte étrange... On a le sentiment, lisant «La politesse», que Bégaudeau se demande où sont passés les écrivains qui aimaient «fouiller tous les recoins où l’idéal va se nicher».

    Quelques allusions au personnage tchékhovien qui, après avoir voué une immense estime à un «brillant professeur» dont il comprend peu à peu l’imposture, dont il découvre la pompe et la nullité, ces allusions m’ont alerté, car le double de FB se présente dès le début comme étant l’oncle de Nina (autre allusion à un perso imaginé par Tchékhov), une Nina à qui il va raconter comment c’était dans les années 2012-2013. C’est à l’oncle Vania qu’un personnage dit dans la pièce de A.T.: «Vous êtes cultivé, intelligent... Vous devriez comprendre que ce qui perd le monde, ce ne sont pas les bandits ni les guerres mais les haines, les inimités, toutes ces petites querelles sordides... Votre rôle serait de réconcilier les gens...»

    Faire de ce personnage d’oncle le narrateur de son récit permet à Bégaudeau d’établir une distance (qui est «la condition de telles confidences») et de mettre à nu «la trame qui encorde ces faits superficiellement insulaires»... C’est peut-être ce qui heurte la sensibilité d’un FB: les haines, les inimités, toutes ces petites querelles sordides semblent parfois prendre le dessus dans le Grand Abattoir de l’Imprimé... Car chacun, dans cet abattoir, veut sentir la lumière du projecteur dirigée sur sa personne, veut se transformer en image de marque, veut qu’une lectrice s’arrête devant sa pile de livres, veut qu’une journaliste vante les qualités de son dernier roman historique, exotique, philosophique, épique, comique, psychologique, satirique, inter-galactique ou allégorique... L’oncle de Nina a peut-être raison de rappeler à une libraire qui travaillait naguère dans l’édition: «Sur un radeau de naufragés la tendance est le cannibalisme».

     

    François Bégaudeau: La politesse, Verticales, 2015

  • Là-haut sur la montagne

     Par Pierre Béguin

     

     

    Bagnoud_Giroud.jpgIl s’en est bien tiré, Alain Bagnoud. Car le sujet ne manquait ni de pièges ni de crevasses. Aller nous fabriquer un texte plus vite que tous les autres concurrents déjà dans les starting-blocs sur une affaire en cours, aux multiples rebondissements et loin d’être jugée, ça pouvait sentir la compilation d’articles de presse ou le livre opportuniste, ficelé à la hâte. Rien de tout cela…

    Oui, il s’en est bien tiré, Alain Bagnoud. Car son Affaire Giroud et le Valais, excellemment documentée, ramasse les morceaux de puzzle pour les assembler à la manière d’un roman feuilleton. Une succession de courts chapitres sans fioritures – mais dont la précision touche la cible à chaque coup – qui prend le lecteur dans ses méandres et qui aliène son libre choix. A minuit, pressé par la perspective d’un réveil matinal, vous vous décidez à poser le livre: «Allez, je me fais un dernier chapitre, c’est l’histoire de cinq minutes!» Et à une heure du matin, une douzaine de chapitres plus loin, vous refaites le même raisonnement pernicieux. Un conseil: commencez ce livre avec du temps devant vous!

    Mais le plus intéressant, comme l’auteur l’avait déjà mis en scène avec son Saint Farinet, réside dans le fait que les ressorts et rebondissements de cette affaire Giroud font apparaître en négatif un portrait impitoyable d’un canton encore solidement ancré dans des schémas passéistes, voire moyenâgeux, où politique et religion sont inséparables, où domine l’esprit clanique, le clientélisme et le protectionnisme le plus étroit, où une minorité d’hommes politique, de notables et de possédants se cooptent, s’arrangent entre eux et se défendent mutuellement quand ils sont pris la main dans le sac, au mépris de tout fonctionnement démocratique…

    Bon! rétorquerez-vous, à Neuchâtel ou, surtout, à Genève (capitale du Valais certes, mais ne le répétez pas!) en grattant bien, on y retrouverait la même logique. Oui. Sauf qu’ici, depuis une trentaine d’années – c’est-à-dire après l’affaire des tours de Plan-les-Ouates et l’affaire Medenica – un conseiller d’Etat saute pour une bagarre dans un night-club. Allez demander à Maurice Tornay de démissionner! Une nuance qui a toute son importance…

    Car, contrairement à Genève et ses légendaires Genferei, le Valais a son propre système de défense fait d’images d’Épinal solidement ancrées dans une soi-disant identité valaisanne. Comme l’écrit judicieusement l’auteur: «Elle (l’identité) est composée de clichés mal cousus: la vache d’Hérens; la raclette; le fendant et la petite arvine; le FC Sion; le stéréotype du Valaisan montagnard maître chez lui, jovial, individualiste et têtu; la prééminence de l’imagerie des vallées latérales; le mythe d’un paradis aux paysages sublimes et aux valeurs authentiques, envié par tous…» Et bien entendu, s’attaquer aux puissants de la vallée nourris aux dogmes d’Ecône, c’est s’attaquer à cette identité sublimée que la Suisse entière jalouse. Comme s’il y avait deux Valais, le vrai, celui du montagnard authentique «shooté» à la fière indépendance, à l’air libre des cimes, au lait d’Hérens ou de Salquenen, et le faux, celui des Maurice Tornay et des Dominique Giroud. Au même titre qu’il y aurait deux islam…

    Si Alain Bagnoud n’est pas dupe de cette stratégie, s’il en démonte parfaitement les mécanismes, il est d’autant plus regrettable qu’il s’y soit laissé enfermer dans le reportage que la TSR a consacré récemment à ce livre. On y voit notre auteur déambuler parmi tous les clichés de cette soi-disant identité valaisanne qu’il dénonce comme une supercherie: la montagne, les petits arpents de vigne ne pouvant produire que du vin pur, naturel à souhait, si éloigné du coupage de tous les Giroud traîtres aux valeurs du canton (pensez donc! mélanger du valaisan avec du vaudois, le sacrilège ultime!) le petit carnotzet où l’on vient déguster, jovial, entre gens si admirablement simples, la petite arvine célébrant la convivialité et la fraternité universelle, et j’en passe et des meilleurs. Alain Bagnoud semblait tout à coup investi de toutes ces images d’Épinal d’un prétendu vrai Valais que, nouveau Robin du bois de Finges, défenseur des petits producteurs si authentiquement et si merveilleusement valaisans, il allait reconstruire là-haut sur la montagne, à coups de plume, plus beau qu’avant. Preuve que les réalisateurs de la TSR, à l’instar de leurs commentateurs sportifs béatement admiratifs d’un FC Sion imaginaire, ne parviennent pas à s’extraire des clichés que l’auteur même qu’ils devaient présenter s’était pourtant efforcé de démonter.

    Alors, Alain, à quand un livre sur le FC Sion? Non pas le vrai FC Sion bien entendu, celui des commentateurs sportifs, mais l’autre… Chiard que tu n’oseras pas!

     

     Alain Bagnoud, L’Affaire Giroud et le Valais, éd. de l’Aire, 2015

    Alain Bagnoud, Saint Farinet, éd. de l’Aire, 2005

     

     

     

     

     

     

     

     

  • extension du domaine du livre

    par antonin moeri

     

     

     

    L’hyperdémocratisation de la littérature (et sa dilution dans le spectacle) est un sujet en or. Cela commence naturellement dans les écoles publiques où chaque élève est considéré comme un Cingria, une Virginia Woolf ou un Céline en puissance... Cela se poursuit dans ce que Bourdieu appelait le «champ littéraire». Un champ qui ne se limite plus au marigot qui comprenait, en gros, des auteurs, des éditeurs, des correctrices, des commentateurs attitrés, des libraires, des lectrices... Ce champ déborde désormais sur une multitude d’activités rémunérées ou bénévoles, activités qui prolifèrent dans les festivals, toutes sortes de jurys, les centres régionaux, les médiathèques, les polythèques, les studios de télé et de radio (où une journaliste tirée au sort peut demander «comment s’est impulsé ton roman?»), les cafés-librairies, les écoles publiques, les fêtes du livre, les sous-sol de l’Assemblée Nationale, les FNAC, les greniers de mairies, les salles de gym, les hôtels trois ou cinq étoiles c’est selon..., les prisons, les EMS, les foyers pour handicapés, les maisons des associations..., sous les petits chapiteaux dressés au bord de la mer en cas de pluie..., sur les innombrables blogs...

    C’est cette extension du domaine qu’on appelait littéraire que François Bégaudeau scrute et raconte dans un livre hilarant. Il y met en scène un quinca ventru (ex d’Anna Gavalda et d’Aurélie Filipetti) qui, pour répondre à la question que lui posera une nièce en 2022: «Comment c’était avant?» va lui évoquer, dans une suite de brèves séquences narratives, ses expériences d’écrivain suffisamment connu pour être invité dans toutes sortes de manifestations, de messes de la Culture, d’apologies de la Création, de rencontres, de lectures, de salons, d’animations, d’ateliers d’écriture, d’événements incontournables genre Rage de Lire, Mots en Bouteille, Grappe de Pages, Foire aux Vocables, Mi Livre Mi Raisin, Fête des Mots, Cafés Psycho, Ecrire et Jouir, Rivière en Colère, Printemps du Livre où les graphomanes peuvent se mêler guillerettement à des chanteurs, des sportifs, des économistes de charme, des starlettes de choc...

    Le SPEED-DATING est une méthode créée par un rabbin dans les années 90 et qui permet, lors d’une rencontre de quelques minutes, de trouver un ou une partenaire en vue d’une liaison sentimentale... Méthode reprise par les agences de recherche d’emploi, par le monde des affaires pour faciliter les échanges et par les responsables dits culturels pour rapprocher le lecteur de l’auteur... Cette méthode permet par exemple à un inconnu de se présenter dans une salle de gym, de s’asseoir à une table, d’attendre l’auteur et de lui dire, à cet auteur en retard, qu’il vient de poster un roman sur Facebook. «Un roman de moi? - Non, de moi». L’inconnu serait enchanté que l’auteur poste un commentaire quand il l’aura lu... Il a déjà eu 27 like et il n’est pas du genre à demander aux copains de liker, comme font les autres... Le speed-dating est proposé aux auteurs ou autrices qui ne vendent pas autant de livres que Wiazemsky ou Foenkinos, des auteurs ou autrices ravis qu’on pense à eux, tellement heureux de pouvoir établir un lien..., nouer des cordes..., de pouvoir éventuellement manger un p’tit quèque chose après...

    Et ce en attendant les «séances d’activation du cerveau pluriel», au cours desquelles les scribes apprendront ce qu’ils devront éviter de faire pour rester polis et, ainsi, rester dans la course: diffuser sa mauvaise humeur sans la nommer... se plaindre d’un insuccès... critiquer le multiculturel... refuser de manger des criquets... détester le chocolat et les bisous... bouder au lieu de jouir de son propre talent... hésiter à porter aux nues la journaliste qui a parlé de votre livre... préférer la discorde à la réconciliation prématurée... Ces séances d’activation du cerveau pluriel se déroulent en 2019 (dans la troisième partie du roman, sans doute la moins captivante)... 2019... On y est presque...

    Pour peindre un univers où la finance, l’urgence, la proximité et le matérialisme borné emportent tout sur son passage, que ce soit l’école, la famille, les frontières, le champ littéraire (dont la décomposition et la recomposition sous une forme burlesque est le sujet de «La politesse»), Bégaudeau adopte la bonne distance à l’égard de son objet, une distance qui lui permet d’assister à une comédie avec ironie et scepticisme... En reprenant des notes «prises sur le vif», pourrait-on dire, Bégaudeau confère à son récit (dans les deux premiers chapitres en tout cas) un caractère d’authenticité qui fait de cet auteur une sorte de reporter en eaux troubles et, à la fois, un conteur allègre, pétillant de malice, singulièrement farce, très sûr de ses effets.

     

     

    François Bégaudeau: La politesse, Verticales, 2015

  • Jean-Pierre Rochat, Lapis-Lazuli

     

    Par Alain Bagnoud

    Jean-Pierre Rochat est un de nos meilleurs auteurs. Depuis qu'il s'est mis au roman, le jurassien bernois a éclaté sur la scène littéraire. Après L'écrivain suisse allemand, qui lui a valu le prix Dentan, il nous offre Lapis-Lazuli, qui se déploie dans le même univers paysan, charnel et savoureux.

     

    Un univers langagier, d'abord. C'est un agrégat de couches géologiques diverses, serties de pierres précieuses. Fidèle à ce qui le constitue, Rochat privilégie un langage oral, au rythme syncopé par des audaces syntaxiques et des raccourcis. Le vocabulaire est sensuel, la structure des chapitres est organique, dictée plus par les associations d'idées et d'images que par le désir de construire un récit aristotélicien (un début, un milieu, une fin).

     

    C'est un univers géographique aussi. Celui de la ferme d'altitude, avec ses chevaux, ses chèvres, la neige en hiver, le bois à couper, les regains à rentrer, les réserves à constituer, les saisons qui passent, l'omniprésence de la nature, essentielle...

     

    Le roman nous emmène dans une de ces exploitations forcément peu rentables. Le narrateur, un paysan trois fois grand-père, a été quitté par sa femme, italienne d'origine, qui est retourné au pays natal avec un bellâtre. Une assistante agricole beaucoup plus jeune vient l'assister. Elle se glisse assez vite dans son lit, à la recherche en même temps du père, de l'authenticité et de la vie bio.

     

    Lapis-Lazuli raconte cette aventure en même temps que celle de l'écriture d'un livre. Car le narrateur, qui ressemble beaucoup à Rochat, est aussi auteur et rédige, tout en la vivant, l'histoire de son amour pour la belle Léa. Quelques scènes de librairie, de signature ou de rivalité littéraire ponctuent donc le livre.

     

    Qu'il faut lire absolument, à cause du bonheur des mots, de l'exotisme du contexte et de la sensualité du tout.

     



     

    Jean-Pierre Rochat, Lapis-Lazuli, éditions d'autre part