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Blogres - Page 43

  • Serge Bimpage, La peau des grenouilles vertes

     

     

    par Alain Bagnoud

     

     

     

    Serge Bimpage a bien eu raison de transformer un fait-divers qui l'obsédait en roman. En créant dans son livre un labyrinthe de mentir-vrai, il se pose la question du destin des individus et interroge le réel et l'écriture, grâce à une histoire passionnante.

     

    La peau des grenouilles vertes est en effet inspirée par un fait judiciaire réel, que Bimpage avait suivi professionnellement, il y a des années. L'affaire Joséphine Dard. Joséphine est la fille de Frédéric Dard, le célèbre écrivain qui avait créé San Antonio. La fillette âgée alors de treize ans avait été enlevée dans leur maison de Vandoeuvre.

     

    Serge Bimpage reprend avec fidélité les détails de l'histoire, tout en transposant personnages et lieux. Mais on retrouve l'environnement de l'affaire et les personnalités des protagonistes.

     

    Le portrait du ravisseur occupe une place importante dans le livre. Il faut dire que son profil est atypique. Fils d'une famille noble et importante, que les frasques d'un père écrasant ont appauvrie et détruite, ayant bénéficié d'une éducation aristocratique, il rêve de devenir cinéaste, mais finit caméraman à temps partiel à la télévision suisse romande. Bon mari, excellent père, charmant collègue, il est aussi pendant dix ans, à l'insu de tous, un as du cambriolage. Un virtuose.

     

    Ses tournages pour la télévision lui permettent de repérer les lieux. Il retourne ensuite de nuit dans les demeures qui l'intéressent, photographie des objets de prix: livres anciens, gravures. Puis dans son atelier de bricoleur, il réalise des fac-similés. Enfin, à la faveur d'une deuxième visite, il échange les originaux contre ses artefacts.

     

    La vente des vols à des antiquaires lui permet de mener un grand train de vie. Mais il a peur de se faire attraper et décide de terminer sa carrière criminelle par un grand coup. Un enlèvement. C'est à la faveur d'un reportage qu'il pénètre chez sa future victime. La fille de l'artiste à succès a quasiment l'âge de la sienne. Ça le décide.

     

    Bimpage décrit l'enlèvement, la séquestration, les demandes de rançon en se basant sur la documentation impeccable qu'il a accumulée. Il n'a pas besoin de broder, tant l'affaire, jusque dans ses moindres détails, est d'un romanesque achevé.

     

    Le bandit a préparé minutieusement son coup, avec un luxe de précautions: petit téléphérique pour récupérer le sac d'argent, indications glissées dans le bottin d'un téléphone public, somnifères, appartement loué à Annemasse. Trop minutieusement, même. Ça le perd, finalement. Quand il passe un coup de téléphone au père depuis une cabine, il revêt un masque de carnaval. Deux amoureux le remarquent, notent le numéro de sa voiture, font le rapprochement avec l'affaire.

     

    Toute cette histoire est passionnante. Ce qui l'est encore plus, c'est la manière dont Bimpage traite le sujet. Son narrateur, Nazowski, Naze pour les intimes, est un nègre, habitué à rédiger les récits de vie de ceux qui le paient pour ça. Il a suivi jadis l'affaire pour un journal. Depuis, elle le hante. Il en garde le sentiment qu'il n'est pas allé au bout de ce qu'il pouvait dire, qu'il a été cantonné aux faits bruts par les règles de son métier. Et autre chose: « J'ai toujours marqué un faible pour les hommes que le destin force à marcher contre nature ».

     

    On lui apprend qu'Edmond, le ravisseur est sorti de prison. Il le contacte. Tous deux s'entendent à faire un livre de cette histoire, mais Edmond reste à la surface des choses, puis, finalement, renonce.

     

    Naze file alors à Paris, à la recherche de celle qui a été enlevée. Une rencontre et des entretiens suivent. Elle se dévoile, mais finalement, refuse aussi qu'il écrive son histoire. C'est alors que le nègre décide d'écrire un roman.

     

    Ce dispositif narratif introduit le lecteur dans un labyrinthe de miroir. Qu'est-ce qui est finalement vrai? Qu'est-ce qui appartient à la fiction? La transposition romanesque permet à Bimpage de se demander ce que peut l'écriture. Réussit-elle comprendre les autres en pénétrant dans leur vie comme un voleur pénètre dans une maison qu'il veut dévaliser?

     

    Sous les portraits des protagonistes principaux de l'affaire, dont Naze veut sonder la profondeur pour atteindre une vérité, on reconnaît évidemment les êtres de chair dont les articles ont parlé. On trouve aussi des personnages à clé, facilement identifiables. L'écrivain Claude Delarue, qui est renommé pour l'occasion Claude Duchemin. Nejean Niver, un beau et jeune auteur à succès, auteur d'un roman qui a eu un succès fou. Ou un cinéaste avec qui le narrateur fait des trajets en train, Jean-Luc Gaddor.

     

    Mais il ne s'agit pas seulement de les mettre en scène. Bimpage, dont le talent est arrivé à plénitude, se sert d'eux pour interroger son art, se demander ce qui, finalement, fonde la littérature.

     

    Ce qui la fonde ? Peut-être ce que Gaddor explique dans une formule lapidaire : « L'histoire n'a pas d'importance. Ce qui compte, c'est le regard. »

     

    Voici ce que Naze découvre en écrivant son livre. « La vraie question, ai-je fini par comprendre, est celle du rapport de l'écrivain à son sujet. »

     

    Quant au superbe titre, si vous voulez le comprendre, il faudra acheter les mémoires de Tahca Ushte, chef sioux. Ou en tout cas lire La peau des grenouilles vertes.

    Serge Bimpage, La peau des grenouilles vertes, Editions de L'Aire

     

  • Un monstre très humain (Antoine Jaquier)

    images-2.jpegpar Jean-Michel Olivier

    Le vrai défi, pour un écrivain, n’est pas de réussir un bon premier livre, mais plutôt de poursuivre sa voie avec un second opus qui égale (voire dépasse) le premier. Rares sont les écrivains qui y arrivent, car il s’agit de confirmer en même temps que d’explorer de nouveaux territoires.

    Après le succès de Ils sont tous morts* (Prix Édouard-Rod 2014), Antoine Jaquier nous donne Avec les chiens**, un roman noir qui explore les tréfonds de l’âme humaine en faisant le portrait d’un monstre, violeur et tueur d’enfants, poursuivi par une cohorte de justiciers vengeurs (les pères des enfants et l’une de ses victimes). images-4.jpegLe scénario, comme dans le premier livre de Jaquier, est sans faille. Le roman suit son cours, inexorable, dans un style sec et télégraphique. Avec son lot de contretemps, bien sûr, et de surprises. Car les choses, dans la vie, comme dans les livres, ne se passent pas toujours comme prévues.

    images-3.jpegAu centre du roman, le monstre, donc. Alias Gilbert Streum. Qu’on va apprendre à connaître et qui se révélera, au fil des pages, beaucoup moins monstrueux que prévu. Plus humain, aussi. On sent que Jaquier tourne autour du monstre, à la fois fasciné et terrifié, comme on tourne autour d’un scorpion ou d’un crotale prêt à mordre. Il ne cherche pas à le comprendre. Mais plutôt à le photographier. Or, s’approcher du monstre, c’est risquer de tomber sous son charme, comme avec un serpent. Ce qui arrive aux deux vengeurs naïfs qui l’approchent et y perdent, peu à peu, la raison.

    En même temps qu’il tourne autour du monstre, Jaquier nous révèle les dessous de l’affaire, qui ne sont pas très reluisants. Les femmes (les mères) y jouent un rôle central : elles furent elles aussi attirées par le monstre qui exhibait ses muscles dans les fitness. Comme dans tout roman noir, la lâcheté et le mensonge sont partagés par tous les personnages. De cette enquête sans concession, personne ne sort indemne. C’est à la fois la force et la faiblesse du livre, les personnages étant interchangeables et se rejoignant tous dans l’abjection. Too much is too much…

    Un autre bémol, également, à propos du style télégraphique (qui fatigue assez vite le lecteur) et d’une écriture curieusement relâchée (un exemple parmi d’autres : « chacune de mes terminaisons nerveuses se précipite dans la même zone de mon corps »). On sentait dans le premier livre de Jaquier, Ils sont tous morts, une lente et longue décantation, qui donnait sa saveur (et sa force) au roman. Ici, tout est plus vif, trop rapide peut-être. Le livre paraît moins abouti que le premier, par défaut de jeunesse ou de maturation.

     

    * Antoine Jaquier, Ils sont tous morts, roman, l’Âge d’Homme, 2013.

    ** Antoine Jaquier,  Avec les chiens, roman, l’Âge d’Homme, 2015.

  • Nietzsche à Sorrente

     

     

     

    par antonin moeri

     

     

     

    Du plus loin que je me souvienne, la figure et les écrits de Nietzsche ont exercé sur mon esprit un singulier pouvoir de fascination. J’ignore à quel âge exactement je pris connaissance de ses livres. Avais-je quinze, dix-huit ou vingt-et-un ans, peu importe: le saisissement fut immédiat. Peut-être y eut-il l’effarement devant ce qu’il est convenu d’appeler «l’effondrement dans les premiers jours de 1889», cette fameuse séquence au cours de laquelle le philosophe se jette au cou d’un cheval mal traité, séquence que j’ai retrouvée (modifiée) dans «Le petit cheval» de Ludwig Hohl. Il y eut également les «Lettres à Peter Gast» parues dans un épais volume chez Bourgois et dont m’a si souvent parlé un ami tué en Tchétchénie. Me souviens de l’émerveillement constant avec lequel je découvrais «La généalogie de la morale», «Par-delà bien et mal», «Ecce Homo».

    Il y a un moment dans l’existence de Nietzsche qui m’intrigue, c’est le moment où celle-ci bascule, le moment où il rompt avec les obligations de l’enseignement de philologie qu’il dispensait à l’université de Bâle, moment où il met brutalement un terme à sa phase wagnérienne et où il entreprend, pour la première fois de sa vie, un voyage à l’étranger, dans le Sud, dans cette Italie qui le fait rêver, à Sorrente..., moment crucial puisqu’il décide alors de consacrer toutes ses forces au développement de sa pensée... C’est ce moment crucial qu’un spécialiste de Nietzsche, Paolo d’Iorio, reconstruit en faisant appel aux témoignages des voyageurs qui accompagnent Nietzsche vers le Sud. Délicieuse narration qui croise deux fils: la voix des autres et celle «du philosophe dans les pages de ses brouillons».

    Dans une pension au milieu des vignes, le professeur de philologie va passer des moments d’une rare intensité en compagnie d’une idéaliste, d’un ami et d’un élève. Une pension qui donne sur la mer, Ischia, Naples et le Vésuve. La vie s’organise: promenades entre les orangers et les citronniers, lectures silencieuses, repas légers, grandes siestes, impros au piano, lectures à haute voix près de la cheminée: Platon, Goethe, Vauvenargues, Diderot, Cervantès, Voltaire. Chamfort... Jamais Nietzsche ne s’est senti si bien... Il reprend visiblement des forces... Suspendu entre présent et avenir, il laisse affleurer à sa conscience des souvenirs, des impressions, des aspirations de son enfance et de son adolescence. Ses premiers contacts avec la philosophie lui reviennent à l’esprit (Démocrite). Il laisse libre cours à une force obscure que huit années d’enseignement ont réprimée et qui lui permettra de forger un nouveau style d’écriture. Pour chasser les miasmes de la lourdeur académique, il prend l’habitude de fixer «les pensées à l’état naissant, des pensées qu’il saisit entre la mer et la montagne, entre le parfum des orangers et celui du sel marin le long des étroits sentiers parmi les oliviers».

    Le livre de D’Iorio raconte un désencombrement, une libération. Ce séjour à Sorrente constitue une rupture, une véritable transition dans l’évolution de l’art de Nietzsche qui, dans un environnement paradisiaque, se débarrasse de tout ce qui ne lui appartient pas... Un livre que les lecteurs du «Gai savoir» sauront apprécier dans l’avant-nuit qui n’en finit pas d’incendier les arbres du parc voisin.

     

     

    Paolo D’Iorio: Le voyage de Nietzsche à Sorrente, CNRS Editions, 2012

  • Anne-Claire Decorvet, Prix Édouard-Rod 2015

    par Jean-Michel Olivier

    « La folie, écrit Michel Foucauld, c’est l’absence d’œuvre ».

    Il la compare à cette phrase paradoxale : "Je mens". Quand le fou parle, il dit quelque chose comme "Je délire". Comment peut-on délirer et, en même temps, dire de soi-même : Je délire ? Comment peut-on fixer les règles de son propre langage au moment même où l'on parle? Ce qui caractérise la folie, c'est qu'elle ne suit pas les mêmes règles du langage que le discours courant. Le fou a la capacité de parler une langue dont il définit lui-même les règles. Du point de vue du discours, il ne dit rien, c'est pure vacuité (absence d'oeuvre). Et pourtant cette « absence » donne l'essence même du langage dans le temps où il émerge.

     Comment dire la folie ?

    anne-claire decorvet,roman,un lieu sans raison,marguerite sirvins,art brut,bernard campicheC’est le défi que s’est donné Anne-Claire Decorvet. Un défi ancien, déjà, qui remonte à son premier livre, paru en 2010 chez Bernard Campiche, intitulé, comme par hasard, En habit de folie. Il s’agissait, dans ce recueil de nouvelles, de parler de folie ordinaire. S'appuyant sur des faits divers survenus ces dernières années, Anne-Claire Decorvet réussit à éclairer d'un point de vue nouveau et original quelques-uns de ces événements ayant largement défrayé la chronique. Qu'il s'agisse des déséquilibres mentaux engendrés par un travail de vidéo-surveillance,  des nuisances olfactives causées par une femme atteinte du complexe de Diogène, d’une mère infanticide ou de cet auxiliaire de santé qui entretient des rapports intimes avec des personnes handicapées, jamais l'auteur ne tombe dans les clichés ou les considérations banales. Elle cherche à chaque fois à pointer les limites de la raison ou de la déraison : ce moment subreptice où l’individu considéré comme « normal » bascule dans la folie.

    Comment dire la folie, donc ?

    Dans son dernier ouvrage, Un lieu sans raison — qui est son premier roman — Anne-Claire Decorvet décortique, une fois encore, la mécanique de la folie. Ou plutôt elle tente d’en dénouer les fils. La folie est un labyrinthe. Une toile serrée qu’on tisse chaque jour et qui finit par vous emprisonner. Au sens propre comme au sens figuré, puisque Marguerite Sirvins, l’héroïne du roman de Anne-Claire Décorvet, fut internée près de trente ans à Saint-Alban, un asile oublié de Lozère. C’est là, dans cet ancien château fort, que la folie se noue, qu'elle prolifère, contagieuse, d'interné en interné, qu'elle se sédimente, se pétrifie, à l'image de cet endroit clos et minéral. Avant leur entrée à l’asile, les « fous » ne le sont pas. « Gâteux, trisomiques ou rebelles », les familles s'en débarrassent. Puis le confinement fait le reste, surtout quand on est encadré par des sœurs de charité peu charitables.

    images-3.jpegDans ce roman à la texture intense, Anne-Claire Decorvet tire plusieurs fils. Il y a d’abord l’enfance de Marguerite Sirvins, qui n’est pas malheureuse, même si elle est marquée par des événements traumatiques (mort d'un petit frère à peine né, mort d'une collègue après un avortement, ravage de la Grande Guerre). Car Marguerite est fille de bonne famille, éduquée, élégante, libérée (elle travaillera dans une boutique de mode à Paris). Mais déjà pèse sur elle l’ombre rigide de sa mère, incarnation d’un sur-moi écrasant. La voix de Marguerite, qui parle à la première personne au début du roman, va éclater, se diffracter en plusieurs voix intérieures, premier signe de schizophrénie. Mais ce qui causera le basculement dans la « folie », c’est une liaison avec un homme marié — passion qui habitera Marguerite toute sa vie. Et nourrira son éternel rêve d’amour, d’union charnelle, réalisé dans sa fameuse robe de mariée.

    À 40 ans, Marguerite est internée à Saint-Alban. Elle n’en sortira plus jusqu’à sa mort, en 1957. Pendant des mois, Anne-Claire Decorvet a mené une enquête minutieuse, interrogeant les membres de la famille de Marguerite Sirvins, étudiant les archives de Saint-Alban, questionnant les médecins et le personnel de l’asile. Pour tenter de comprendre, de l’intérieur, la genèse de ce dérèglement. D’où vient la folie ? Est-ce une maladie de l’âme ou de la société  Ne serait-ce pas plutôt les asiles qui produisent la folie, comme les prisons produisent les criminels ?

    Ces questions, Anne-Claire Decorvet se les pose et nous les pose, bien sûr. Elle nous raconte aussi l’histoire de Saint-Alban, asile dirigé par des religieuses, qui accueillit longtemps les parias de la société, avant de donner refuge aux maquisards pendant la Seconde guerre mondiale, puis aux artistes résistants comme Paul Éluard, qui donne son titre au roman d’Anne-Claire Decorvet. Enfin, après la guerre, Saint-Alban va devenir une sorte de laboratoire pour les médecins proches de l’antipsychiatrie. Les conditions d’hygiène seront améliorées. Les malades jouiront de meilleurs soins et d’un peu de liberté.

    Comment dire la folie ?

    Le fou, c’est l’autre, celui qu’on ne comprend pas, ou celle qui se comporte bizarrement. À chacune des étapes de sa vie, Marguerite Sirvins sera diagnostiquée. Et à chaque fois, différemment, bien sûr. Non pas que sa « maladie » évolue ou empire : c’est le regard de l’autre, du médecin, du juge, qui change. Finalement, le diagnostic de schizophrénie va tomber, abrupt, définitif. C’est alors que le « je » disparaît du roman. Marguerite se perd dans le brouillard de ses identités. Elle ne sera plus évoquée qu’à la troisième personne.

    « Un vide égaré quelque part entre le mur et le mur, celui de la salle de jour et celui de la cour. Un vide enfermé dans un lieu sans raison! Quelqu’un pourrait m’appeler Matricule, encore une fois ce serait pure convention. Quel que soit le mot dont on me désigne, il tombera forcément à côté, je ne m’y reconnaîtrai pas. Matricule vous déplaît ? Parlez de Marguerite ou de moi, d’elles ou de nous, pour ma part je ne dirai plus « je ». »

    Ce roman d’une grande richesse et d’une profonde humanité relate une vie ordinaire qui bascule imperceptiblement dans la folie. D’où vient-elle, cette folie ? De la mère étouffante ? De l’amour déçu, puis rêvé pour un homme déjà pris ? De l’enfermement à Saint-Alban ? De la solitude ? Du silence ?

    Anne-Claire Decorvet ne tranche pas. Elle donne, dans son roman, la parole à la folie. Une parole assumée tout d’abord par un « je » raisonnable, lucide, doué de personnalité. Puis cette identité s’effrite, gagnée par la déraison, qui prend possession des lieux. Sans raison. Il y a dans ce livre des pages bouleversantes sur la vie des aliénés (comme on dit), les traitements inhumains (électrochocs, camisole chimique, insulinothérapie), la naissance de l’Art brut avec Jean Dubuffet, l’évolution de la psychiatrie, etc.

    anne-claire decorvet,roman,un lieu sans raison,marguerite sirvins,art brut,bernard campicheTous ces fils se rejoignent, en fin d’ouvrage, pour tisser cette robe de rêve qui a occupé Marguerite Sirvins pendant les dernières années de sa vie. Cette robe de mariée, qu’elle ne portera jamais, est créée selon la technique du point de crochet, avec des aiguilles à coudre et du fil tiré des morceaux de draps usagés.  Et cette robe de rêve, tissée des fils de la folie, est devenue un roman. Grâce à Anne-Claire Decorvet.

    À qui je suis heureux de remettre, aujourd’hui, le Prix Édouard-Rod 2015.

    * Anne-Claire Decorvet, Un lieu sans raison, éditions Bernard Campiche, 2015.

  • Antonin Moeri à l'émission Entre les lignes pour son roman "PAP'S"

    Entre les lignes

    Jean-Marie Félix
    du lundi au jeudi de 11h00 à 12h00
    rediffusion le dimanche de 11h00 à 12h00

    Mercredi 21 Octobre 2015

     
     
    Antonin Moeri : " Papʹs "
    Antonin Moeri [Philippe Pache - philippepache.com]
     

    Antonin Moeri [Philippe Pache - philippepache.com]

    A travers les carnets intimes quʹil lui a légués, un fils découvre et redessine le visage de son père.


    Antonin Moeri poursuit lʹécriture de la mémoire familiale et nous dévoile, derrière la figure du notable lisse, un homme passionné et inquiet.


    Peu avant sa mort, un père, médecin, confie à son fils une valise contenant quatre carnets noirs. Le narrateur attendra quinze ans avant dʹen tourner les pages et de découvrir un jeune homme bouillonnant et torturé que les arts et la littérature intéressèrent davantage que la science.

     

    Emile fut lʹami, entre autres, de Gustave Roux, Philippe Jaccottet, Georges  Borgeaud et Lélo Fiaux et un proche de Charles-Albert Cingria. Il devint le premier cardiologue de Vevey.

     

    Aux mots du père, le fils mêle ses propres mots et réinvente ainsi les contours dʹun homme tout en accomplissant son vœu le plus cher, écrire un livre .

     

    Par Anik Schuin 
    Lecture : Yves Jenny 
    A lire : Antonin Moeri : Paps Bernard Campiche Editeur 
    A lire également du même auteur chez le même éditeur : 
    Encore chéri !, (2013) 
    Tam-Tam dʹEden, (2010) 
    Juste un jour (2007)

     

  • Jules Romains et l'unanimisme

    Par Pierre Béguin

     

    Une conversation hier soir m’a mené de la série culte Dallas à Jules Romains. Quel lien? A priori absolument aucun. Quand on parle de Jules Romains, on pense immédiatement à Knock, éventuellement aux Hommes de bonne volonté. Hier, c’est à l’unanimisme que j’ai songé à l’évocation de cet auteur.

    Mais qu’est-ce donc que l’unanimisme? C’est d’abord la théorie qui soutient l’œuvre de Jules Romains. Opposée au monadisme (et non pas au nomadisme), elle postule le fait que les humains n’existent que dans des réseaux hétérogènes qui les influencent fortement. Et pas seulement des réseaux mais aussi des lieux. Dans la vision unanimiste, Paris ou Berlin sont perçues comme des villes d’énergie créative, des capitales énergétiques plus stimulantes pour la création individuelle que Genève ou qu’une quelconque ville de province.

     

    Comment s’incarne esthétiquement l’unanimisme? Tout d’abord par la multiplicité des points de vue (comme c’est le cas de manière exemplaire dans les Hommes de bonne volonté), le plus souvent dans une forme qu’on pourrait appeler le simultanéisme: l’auteur rend compte de l’existence simultanée d’une multiplicité de choses en suivant, non pas une, mais plusieurs trajectoires en même temps, non pas une destinée mais plusieurs tranches de vie. Pour illustrer mon propos, imaginez, par exemple, qu’on suive un personnage sur un ou deux chapitres, puis qu’on coupe sur une autre trajectoire censée se dérouler simultanément, et ainsi de suite avant de revenir à la première. Comme si la fiction avançait à la manière d’un chasse neige, ramassant toujours davantage de matière sur son passage.

     

    On trouve cette technique, qui correspond donc à une philosophie – qui illustre une philosophie –, dans la trilogie de John Dos Passos notamment ou encore, avant le romancier américain, dans les Faux-Monnayeurs d’André Gide où elle est non seulement appliquée – non pour y être dénoncée mais pour désigner le roman traditionnel comme de la fausse monnaie – mais également théorisée: «Mettons si vous préférez (explique le romancier Edouard à propos du roman qu’il a l’intention d’écrire) qu’il n’y aurait pas un sujet, une tranche de vie disait l’école naturaliste. Le grand défaut de cette école, c’est de couper sa tranche toujours dans le même sens; dans le sens du temps, toujours en longueur. Pourquoi pas en largeur? Ou en profondeur? Pour moi, je voudrais ne pas couper du tout…» N’en déplaise à Edouard, on trouve pourtant des traces d’unanimisme dans le roman traditionnel, et même chez Zola…

     

    Moi qui ne suis guère adepte de théories, je dois confesser que je me sens très proche de cette vision unanimiste, si ce n’est philosophiquement du moins esthétiquement, et mes livres en reflètent parfois l’influence. Mais si je devais citer un exemple littéraire édifiant d’une application contemporaine de l’unanimisme, je renverrais à l’extraordinaire (et je pèse mes mots) livre d’Annie Erneaux, Les Années, où l’auteur, en partant de photos d’enfance personnelles, avance en cercles excentriques jusqu’à exposer la biographie collective de toute une génération – la sienne – avec un art et une virtuosité sans pareils.

     

    Et Dallas dans tout ça, me direz-vous? Une précision tout d’abord: je déteste les feuilletons, ce qu’on appelle maintenant les séries télévisées, et je suis totalement ignare en la matière. A une exception: j’ai vu en son temps tous les épisodes de Dallas (et ils sont nombreux) avec un intérêt que, sur le moment, je ne m’expliquais pas. La réponse, c’est l’unanimisme. Dallas fut la première série (si ce n’est la seule?) dont la structure repose essentiellement sur cette théorie à la fois esthétique et philosophique. On n’y suit pas une trajectoire, mais plusieurs simultanément, bien distinctes les unes des autres mais qui parfois s’interpénètrent ou s’influencent dans leurs causes ou/et dans leurs conséquences, dans des réseaux hétérogènes et des lieux énergétiques. Nul doute que ses scénaristes devaient connaître Dos Passos…

     

    Au fait, quel était le sujet de la discussion d’hier soir? L’unanimisme? Le monadisme? Jules Romains? André Gide? John Dos Passos? Annie Erneaux? Dallas? Rien de tout cela, mais une série (en l’occurrence Desperate housewives) que je ne connais pas et dont je n’ai jamais vu la moindre petite image. Jusqu’où peut donc nous entraîner des sujets que nous ne connaissons pas? Mais justement, c’est aussi cela, l’unanimisme…

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Blaise Hofmann, Capucine

    Par Alain Bagnoud

      Blaise Hofmann, CapucineIl m'a fallu pas mal de pages du livre de Blaise Hofmann pour comprendre qui est réellement Capucine. Qui elle est réellement pour moi. Après son enfance en province, ses années de mannequin à Paris, la voici à Hollywood où elle joue, explique Hofmann, la femme de l'inspecteur Clouseau dans La Panthère rose.

     

    La femme de l'inspecteur Clouseau ? Je connais le film mais impossible de me faire une image précise. Donc, internet, recherche, et en quelques secondes, voici Capucine sur l'écran. Une grande et belle femme froide, qui joue la comédie pas trop mal, n'est pas ridicule du tout.

     

    Mais le problème, le sien, c'est que dès que l'écran s'éteint, on l'oublie, contrairement à d'autres actrices froides et belles qui brûlent sur la pellicule et dans les souvenirs (Ingrid Bergman par exemple).

     

    C'est un personnage, dirais-je, d'autant plus intéressant à biographer. Il y a non seulement l'ascension, la chute (sans mauvais jeu de mots : elle s'est jetée de son balcon) mais aussi la fabrication. Celle qui fait un mannequin parisien adulé à partir d'une provinciale qui a connu débuts difficiles à Saint-Germain des Prés d'après guerre (les caves à jazz, les photos publicitaires, les boulots de serveuse, de présentatrice de cabaret). Celle d'une ambitieuse qui aborde l'Amérique au culot pour devenir une star de Hollywood, laisse tout derrière elle, et a une chance extraordinaire : John Wayne s'extasie devant cette belle fille, la drague dans un restaurant français de New York, l'invite à sa table et la présente au producteur Charles Feldmann.

     

    Il sera son pygmalion. Assez âgé pour être son père, il la pousse à Holllywood, l'habille, lui fait prendre des cours, l'héberge chez lui, est son amant, lui fait un gosse et lui ordonne d'avorter. Il « dépense une fortune pour sa formation » et arrange des films autour d'elle, explique Dirk Bogarde dans son autobiographie.

     

    Ainsi, Capucine devient une star, excentrique, amie de Audrey Hepburn. Dès 1960, à 32 ans, elle joue les femmes tourmentées avec John Wayne, Woody Allen, Petter Sellers, David Niven, Fellini... Ça dure dix ans, dans la lumière, les flashs, la ferveur.

     

    Mais quand elle quitte Feldmann qui la tenait à bout de bras, sa carrière à Hollywood s'effondre. Ensuite, c'est la dégringolade, le repli à Lausanne dans l'appartement que Feldmann lui a acheté. Puis, des années après, le suicide.

     

    Il n'y a plus de biographie moderne sans implication de l'auteur. C'est une règle. Généralement, elle est d'identification. Emmanuel Carrère, par exemple, l'utilise avec Jean-Claude Romand dans L'Adversaire (ce faux docteur qui a tué femme, enfants et parents près de Genève), ou avec Limonov, l'écrivain et homme politique russe. Ça marche bien pour Carrère. C'est un maître du genre.

     

      Blaise Hofmann, CapucineBlaise Hofmann ne peut pas jouer sur ce ressort : Capucine est son opposée. Elle : femme, froide, peu sympathique semble-t-il, dépressive, potiche, finalement peu de talent sinon de se faire exposer en surface. Lui : tout le contraire. Peut-être, en cherchant bien, y a-t-il simplement de commun entre eux des débuts éclatants (chacun dans son genre) et, comme à chaque fois qu'il y a débuts éclatants, la question de durer - qui ne se pose pas du tout pour Hoffmann en ce moment - sinon peut-être dans son imaginaire, où je ne suis pas...

     

    L'implication de l'auteur est donc tout autre que de projection: il se met en scène en train d'enquêter, va sur le terrain, explore la ville d'enfance de Capucine, interroge ceux qui l'ont connue à Saumur, Paris et à Lausanne (et ne récolte finalement pas grand chose, comparé à la documentation abondante et précise qu'il a rassemblée sur son modèle et les époques qu'elle traverse ). Il se met à sa place aussi, écrit quelques parties de son enfance, de son adolescence à la première personne. On a déjà discuté dans les journaux de la réussite ou non de ce procédé.

     

    Ce qui m'intéresse plus, moi, c'est la question du genre.

     

    Il y en a un dans lequel Blaise Hoffmann excelle, où il est reconnu : le récit de voyage (Billet aller-simple, Notre mer, Estive, Marquises). Ici, il s'agit pour lui d'investir quelque chose d'autre : la biographie, un nouveau domaine, avec de nouvelles règles, de nouveaux procédés à connaître pour les adopter, les refuser, ou jouer avec eux.

     

    Capucine raconte aussi ça : la conquête d'un genre.

     

     

     

    Blaise Hofmann, Capucine, Zoé

     

  • Le grillon du foyer (Olivier Sillig)

    images.jpegPar Jean-Michel Olivier

    Ça commence comme un conte ou un polar américain de série B : un minibus tombe en panne en rase campagne (un coin perdu de l’Aveyron), et John, le conducteur, un touriste anglais en vadrouille, ne sait que faire. Sa femme Helen l’a quitté deux jours plus tôt. Il ne connaît personne, ni rien de la région. Surgit alors de nulle part un bel adolescent qui l’aidera à pousser le minibus jusqu’aux Bains, où vit une communauté de marginaux. Cet adolescent — le môme — se prénomme Jérémie Crichon. Mais bien vite, pour tout le monde, il sera Jiminy — allusion au Pinocchio de Collodi et à Jiminy Cricket, la bonne conscience du pantin de bois.

    Au fil des jours, John va s’intégrer dans cette communauté qui compte une dizaine de personnes et vit en autarcie. Il y a des tensions, des conflits, comme dans toute société, mais Jiminy, en bon génie des lieux, trouve toujours le moyen de les régler. En particulier en couchant avec tout le monde, les femmes comme les hommes (« Jouir sans entraves » était l’un des slogans de 68 : il est ici mis en pratique). images-1.jpegC’est « un rayon de soleil ». L’incarnation, douce et joyeuse, du lien social. Grâce à lui, malgré les difficultés matérielles, la petite société tient le coup. Jusqu’au jour où un méchant agent immobilier vient reprendre possession du domaine où vivent les marginaux.

    Dans un style simple et efficace, qui supprime tous les adjectifs, Sillig parvient à donner corps à l’utopie communautaire de mai 68. Cette utopie repose en grande partie sur une totale liberté sexuelle — pierre de voûte de toute libération personnelle — incarnée par Jiminy qui virevolte d’un sexe à l’autre, donnant et recevant du plaisir de chacun, sans jamais se fixer avec personne, comme le parfait grillon du foyer.

    Bien sûr, la réalité va rattraper les doux rêveurs et le conte, à l’inverse de la plupart des contes de fée, se terminera mal. Dans la rage et le sang. Jiminy sera sacrifié sur l’autel des utopies, et exécuté. Quatre ans avant qu’un certain Robert Badinter n’abolisse pour toujours la peine de mort.

    Même si le livre est un peu long (pas mal d’anecdotes inutiles) et la fin, abrupte, il se lit comme une fable entendue dans l’enfance, avec émotion et une pointe de nostalgie.

    * Olivier Sillig, Jiminy Cricket, roman, l’Âge d’Homme, 2015.

  • Selon que vous serez...

     

    Par Pierre Béguin

     

    Ainsi donc, ai-je lu dans un tram, l’Etat de Genève a décidé d’augmenter (disons plutôt de doubler) le montant des amendes infligées à ses chers concitoyens, notamment les amendes pour tapage nocturne qui pourront s’élever, en fonction des décibels, jusqu’à 1000 francs. Avec des bruits de marteau piqueur mesurés officiellement à 65 décibels dans les chambres à coucher pendant plus de deux mois, je n’ose imaginer la somme astronomique que l’Etat aurait dû infliger au CFF pour transgression des lois fédérales sur le bruit lors des travaux du CEVA, et s’infliger à lui-même pour cautionner cette transgression systématique. Vu le nombre de plaintes et le tapage à répétition, on aurait pu se payer une gare à Carouge Fontenette. Mais là où le premier fêtard aurait été sanctionné illico presto, bizarre! On n’a jamais vu l’ombre d’un gendarme répondre à une plainte…

     

    Eh oui, sale temps pour les citoyens! A Genève en tout cas, mieux vaut être une entreprise qu’un individu, pour les amendes comme pour les impôts. Mais je reste confiant: avec 13 % de taxation pour l’une, plus du double pour l’autre, le nombre de SARL va bientôt exploser sur sol genevois…

     

  • Apartheid au Cycle de Drize

     

    Par Pierre Béguin

    On ne peut s’empêcher, même si on en comprend fondamentalement les raisons, de s’attrister à la vue de ces supporters visiteurs parqués au stade ou à la patinoire comme des fauves en cage dans des sortes d’enclos grillagés qui les coupent de tout lien physique avec le reste du public. Mais on s’y est habitué et cette ségrégation est entrée dans nos habitudes…

    En revanche, qu’une même forme de ségrégation entre dans nos écoles et qu’elle soit le fruit d’un règlement édicté par la direction d’un Cycle d’Orientation, cela mérite la plus vive indignation. L’école n’est-elle pas aussi le lieu d’apprentissage du respect mutuel?

    Les faits tout d’abord. Le Collège de Staël, à l’étroit dans ses murs (il n’est pas le seul), demande asile pour des classes de maturité au Cycle de Drize son voisin. Qui obtempère moyennant une réglementation spécifique destinée à cette population étrangère, de cinq à six ans plus âgée. Précisons bien les choses: que les «nouveaux», même s’ils sont majeurs, soient soumis au même règlement d’établissement que les plus petits encore en pleine adolescence relève de l’évidence. Mais qu’on édicte pour un même lieu des points de règlement restrictifs spécialement à leur intention est tout simplement irrecevable. Quels sont ces points? Les voici, mot pour mot, tels qu’ils sont apposés sur des portes de certaines salles de cours:

    L’accès au bâtiment et la sortie se font exclusivement par la porte de droite de la cafeteria de Drize. Les élèves longent ensuite le mur, tournent à droite et montent par l’escalier jusqu’au premier étage.

    Au premier étage, les étudiants se cantonnent exclusivement à l’espace situé devant les salles 138, 139 et 140. Ils ne sont pas autorisés à dépasser la zone devant le 138 et ne doivent donc pas s’aventurer plus loin dans le couloir du 1e.

    Durant les pauses «courtes», les élèves restent dans les couloirs devant les salles 138, 139 et 140. Durant les pauses «longues», ils retournent dans le périmètre du Collège de Staël pour y passer la pause.

    Les WC pour les élèves (ceux du Collège donc) se trouvent au rez inférieur, dans le couloir d’accès aux escaliers. Les collégiens sont tenus de les utiliser, à l’exclusion des autres WC du bâtiment, en particulier ceux du fond du couloir au 1e étage.

    On imagine aisément que les responsables de ce règlement sont profondément indignés au rappel de certaines coutumes de l’apartheid, par exemple des sièges de bus interdits aux noirs. Comment alors peuvent-ils trouver normal que des collégiens majeurs soient limités à une seule entrée sans accès à la cafeteria, qu’ils doivent raser les murs pour se rendre dans leur classe avec interdiction d’en bouger durant les pauses «courtes» et d’utiliser d’autres WC que ceux qui leur sont spécifiquement attribués? Bref, d’éviter tout contact avec la population indigène comme s’ils étaient des pestiférés. Oui! Disons-le clairement: cela s’appelle purement et simplement de l’apartheid. Le pire, c’est que ces règles impriment dans l’esprit des élèves du Cycle l’idée que les grands (surtout les mâles donc) représentent un danger dont il convient de se méfier au plus haut point, et dans l’esprit des collégiens qu’ils sont perçus comme tels par les autres, adultes compris.

    Mais d’où vient ce délire et comment a-t-il pu s’inscrire dans un règlement? Nul besoin d’une longue expérience d’enseignant pour distinguer à son origine les incontournables fantasmes parentaux, avant tout racket et contraintes sexuelles. Et, comme de bien entendu, tout mâle étant un prédateur en puissance – voyez comme un père est suspect aux yeux des mères lorsqu’il vient attendre ses enfants à l’école et qu’on ne l’a pas encore identifié comme père! Il se tient à l’écart, en retrait, gêné d’être là – des jeunes gens fraichement «majeurisés», en proie aux tourments hormonaux, submergés de testostérones en folie, sont de facto investis de toutes les peurs par l’imaginaire parental. Fallait-il pour autant que des responsables d’établissement cédassent stupidement à ces fantasmes? N’y avait-il pas d’autres moyens pour tourner en expérience positive cette promiscuité nécessaire, et inoffensive? En trente-trois ans d’enseignement au Collège, je n’ai jamais rien vu qui puisse donner crédit à de tels délires. Pas parmi les «maturants» en tout cas.

    Espérons que les responsables de cette dérive reviennent rapidement à la raison, ou que la Direction du DIP, le cas échéant, les y ramène. Il en va de la crédibilité de nos écoles…