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Blogres - Page 51

  • Solal Aronowicz, Une résistance à toute épreuves, faut-il s'en réjouir pour autant? - Mais oui.

     

    Florian Eglin avait publié en 2014 Cette malédiction qui ne tombe finalement pas si mal, roman brutal et improbable, dont on avait du bien ici. Voici que sort cette année, toujours aux Editions la Baconnière, la suite des aventures de son anti-héros. Ce nouveau volume a lui aussi un titre choc : Solal Aronowicz, Une résistance à toute épreuves, faut-il s'en réjouir pour autant? C'est l'occasion de quelques questions à l'auteur.

     

    Ce volume est le deuxième d'une trilogie : comment se compose-t-elle, comme évolue-t-elle ? En d'autres termes, considères-tu les trois volumes comme les trois chapitres d'un seul texte ou se veulent-ils différents, et en quoi ?

    Florian Eglin : Lorsque je suis arrivé à la fin de mon premier livre, tout de suite, je me suis rendu compte que non seulement je voulais continuer à écrire, mais encore que je ne voulais pas quitter mon personnage. Donc, quasiment dans la foulée, avant même d'avoir achevé la relecture des épreuves du premier, je me suis mis à écrire le deuxième. Cependant, ce qui me guide, c'est plutôt le plaisir et la nécessité d'écrire, « le projet littéraire », c'est sans doute un peu pompeux de le dire comme ça, est venu ensuite. Je me suis rendu compte de la direction que les choses prenaient alors que je rédigeais la fin du volume II. Arrivé à ce stade, j'ai décidé que l'ensemble formerait une trilogie, parce que la figure de Solal le mérite, parce que j'avais besoin d'un troisième opus pour lui donner sa véritable dimension et creuser un peu plus mon propos. Bien sûr, il y a chez moi le fantasme d'écrire dix tomes en tout, j'ai d'ailleurs en tête tout un cheminement qui le conduirait, après un périple méditerranéen et indien, (Venise, Alexandrie et Bénarès) jusqu'au Japon, mais le risque de stérilité et de redites me fait reculer, et puis, après trois ans, j'ai envie d'explorer d'autres chemins de traverse. Plus techniquement, je dirais que les deux premiers volumes se répondent et sont très liés, ils forment pour ainsi dire un diptyque, le troisième sera un peu à part, tant sur la forme que sur le fond, et il clôturera le cycle de manière assez nette, ce tout en ménageant, parce que je ne peux pas m'en empêcher, certaines ambiguïtés, des ambiguïtés qui pourraient par la suite servir, on ne sait jamais !

     

    Il y a un premier niveau de lecture délirant, dans ton texte, qui concerne les péripéties de l'histoire, mais il me semble que ton ambition soit beaucoup plus élevée, que tu aimerais que le lecteur n'oublie pas de "rompre l'os et sucer la substantifique moelle". Peux-tu dire quelques mots là-dessus ?

     

    Florian Eglin : De mon point de vue, Solal, c'est surtout un jeu littéraire, un jeu dans le sens où le fond, la substantifique moelle dont tu parles réside dans la forme. Lorsque j'écris, mon attention va d'abord aux mots, ensuite aux phrases et à leur agencement, puis aux références dont je peux truffer mon texte. Bien sûr, j'ai constamment en tête, ou presque, l'alchimique abréviation latine VITRIOL, je fais d'ailleurs en sorte que mon personnage ait cette possibilité à portée de mains (avec l'avertissement d'Élisa ou le cadeau de la pierre à la fin), mais sans qu'il la saisisse, ce con. La surface lui suffit. Comme s'il y avait un enseignement à tirer, un enseignement que je souhaite perceptible, mais pas trop, juste pour le lecteur. Ensuite, je dois reconnaître que si je lisse beaucoup le travail de la langue, les idées, je les laisse venir comme elles veulent, je prends ce qui monte. Par exemple, la mariée morte, c'est une ancienne terreur nocturne, je l'ai mise là, espérant m'en débarrasser, mais que faire de tout cela ? Les aventures de Solal, c'est un capharnaüm bien étrange dont certains recoins sont obscurs à moi-même et le côté maniaque de l'écriture, grammaticalement si complexe que l'ordre est parfois à la limite du compréhensible, c'est comme pour montrer que la barrière contre des forces noires et violentes à l'oeuvre sans cesse sous la surface est fragile. Des fois, j'ai l'impression qu'écrire Solal, c'est presque une tentative de soigner quelque chose chez moi.

     

    La langue que tu utilises est très soutenue (passé simple, longues phrases balancées, construites, figures), rompue par instants d'effets oraux qui provoquent la surprise et induisent du comique. L'as-tu spécialement forgée pour raconter l'histoire de Solal ? Comment t'es-t-elle venue ? Vises-tu à travers elle des effets parodiques ?

     

    Florian Eglin : Pour l'instant, c'est la langue solalienne, ça m'est venu comme ça, les incises, les subordonnées, cet écartement maximal entre le verbe et son sujet. J'avais écrit il y a plusieurs années un premier roman, mais le style était plus classique, moins sinueux. Je trouve que c'est une manière de donner de l'épaisseur au texte, de rendre semblable à une ligne de crête qui monte et qui descend. Pour l'oralité, l'argot, j'aime la rupture, je trouve que ça convient bien au style du personnage et puis certains mots sont simplement magnifiques. C'est peut-être une façon pour moi de me libérer des contraintes de mon métier qui demande que j'enseigne de manière normative. Description, narration, dialogue, langue soutenue, vulgaire, etc. Je me rends compte que j'aime explorer l'espace de la langue, un espace sans limites au sein duquel je peux articuler, plus ou moins discrètement, ce qui a construit mon rapport à la littérature, comme la mythologie ou, plus tard, les romans de chevalerie. Alors oui, ça crée des effets comiques, par le décalage, et c'est justement un des objectifs. Je dirais que ce qui se joue avec Solal, selon moi, est très grave, mais je ne voudrais pas que ce soit pris au sérieux. Ce qui arrive à ce type n'est pas drôle, cette incapacité à mourir enfin, mais il faut en rire et les effets de langue sont là pour ça.

  • Premier exercice d'admiration

     

    par antonin moeri

     

     

     

         Dans la conférence sur Rimbaud que Thomas Bernhard tint à Salzbourg en 1954 (il a 23 ans, l’âge qu’avait Rimbaud quand il cessa d’écrire), le futur auteur de «Maîtres anciens» dit son admiration pour l’intraduisible auteur de «La saison en enfer». TB ne se lance pas dans une analyse textuelle. Il fait un détour par la vie d’Arthur. «La vie des poètes n’a pas à être exhibée sur la place publique, mais la vie de Rimbaud a été si grande, si imposante, si insondable et pourtant aussi recueillie que celle d’un saint».

    TB rappelle la précocité du poète français, son départ à Paris «pour voir la misère des gens et pour souffrir avec eux», sa «participation» à la Commune. De retour à Charleville, il écrit ses poèmes les plus enfiévrés (Le bateau ivre - L’orgie parisienne), poèmes qu’il envoie à Verlaine, l’artiste «habitué à graviter d’un salon littéraire à un autre». Ensemble, ils vont voyager. L’évadé permanent et le délicat poète catholique entretiennent une relation amoureuse passionnée. 

    Se détournant de la littérature, Rimbaud commence une seconde vie, celle d’un aventurier: Stuttgart, Belgique, Hollande, Java, Batavia, Égypte, Arabie où il travaille dans le négoce du café et des parfums, Harar où il devient agent général d’un comptoir britannique. Il étudie alors la métallurgie, la navigation, l’hydraulique, la minéralogie, la charpenterie, le sciage de bois, la verrerie, la poterie, la fonderie. «Il éprouve une soif de connaissances inédite». Mais il finit par s’ennuyer. L’impatience le gagne. Il veut rejoindre le Tonkin, l’Inde, le canal de Suez. En 1890, douleur au genou. On diagnostique une synovite aiguë. Retour à Marseille. Cancer. On lui ampute une jambe. Il aimerait retourner auprès des nègres. Agonie: retour au point où il avait abandonné la barbarie de la littérature. «Nul ne pourra lui enlever ce qu’il a créé». Il meurt, dans la foi, affirme sa soeur.

    Pour évoquer les poèmes de Rimbaud, TB écrit: «Ce sont des incantations et des prophéties, des saisissements et des délires d’une puissance ensorcelante». Il ajoute qu’à trop parler de Rimbaud, on perd son temps, qu’il faut le lire, «le laisser agir dans son ensemble comme un rêve universel (...) Il ne faut pas contempler son oeuvre, mais la vivre et la souffrir avec lui».

    Cette conférence est un document passionnant. Il montre le grand intérêt que TB a toujours porté à la littérature française, que ce soient Montaigne, Pascal, Racine, Saint-Simon, Vauvenargues, Voltaire, Péguy, Valéry, Claudel, Saint-John Perse ou Artaud. Il avait besoin de fouiller dans le nerf de la langue française. Il trouvait dans l’oeuvre des grands stylistes français un antidote aux brumes, aux approximations et aux boursoufflures de la plupart de ses contemporains.

     

     

     

    Thomas Bernhard: Sur les traces de la vérité, discours, lettres, entretiens, articles.     Gallimard, Arcades, 2013

  • L’Aquarium et les röstis

     

    par Anne Bottani-Zuber

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    Le premier roman de Cornélia de Preux « L’Aquarium » raconte une histoire aux accents kafkaïens. C’est une histoire d’enfermement. Un homme s’obstine, emmène les membres de sa famille dans un huis clos dont ils ne sortiront pas indemnes. Ou ne sortiront pas tout court …

    Ce livre a été réédité deux fois. Il a réussi à faire son chemin en Suisse alémanique. Un gymnasien de Nidwald, Hendrick Rogner, a traduit plusieurs passages, en a fait son travail de maturité et, avec ce dernier, a gagné le prix de la Oertli-ch. L’auteure vient d’être invitée à rencontrer trois classes du collège St Fidelis de Stans, qui ont étudié le livre.

    Oui, vous avez bien entendu. Ceci s’est passé à Nidwald. Dans ce canton qui a supprimé l’enseignement du français à l’école primaire. Mais qui, on le sait moins, a également décidé de rendre obligatoire un séjour linguistique en Suisse romande pour les élèves du secondaire.

    N’est-il pas paradoxal qu’un livre qui parle d’enfermement réussisse à faire ce que les politiques publiques peinent à réaliser : jeter des ponts entre la Suisse romande et la Suisse alémanique ?

    Mais quand on connaît l’auteure, cela s’explique. Sa famille est d’origine autrichienne, elle a vécu en Valais, aux Etats-Unis, à Genève, à Berne, à Zürich, elle vit à présent à Lausanne … Elle est journaliste et traductrice. Et surtout, surtout, c’est une personne enthousiaste. Je la suspecte de se moquer éperdument de la barrière des röstis

    .Il ne faut pas désespérer du fossé qui se creuse entre les parties linguistiques de ce pays. Il faut simplement un peu d’enthousiasme, un peu de curiosité. Et chacun, à sa place, jeter des ponts. C’est ce qu’a fait tout naturellement et sans grand discours Cornélia Mühlberger de Preux, écrivaine et citoyenne de ce pays.

    Pour terminer, je vous livre un secret : on n’a pas fini d’entendre parler de ce roman …

    L’Aquarium – Plaisir de Lire – Cornélia de Preux - 2012

     

  • Qui était Dimitri ?

    par Jérôme Garcin

    images.jpegNé yougoslave, naturalisé suisse, il est mort au volant de sa camionnette, qui était à la fois sa couchette et sa bibliothèque. Il avait successivement grandi sous Tito, milité contre le système soviétique, frayé avec l'extrême droite, embrassé le nationalisme serbe et pris fait et cause pour Milosevic. Ses deux passions étaient le football et la littérature. Il pratiqua longtemps le premier en amateur et pour honorer la seconde, fonda, au milieu des années 1960, les Editions L'Age d'Homme. Il y publia les grands livres des grands dissidents (Vie et Destin de Grossman,  les Hauteurs béantes  de Zinoviev), les meilleurs écrivains suisses (Amiel, Ramuz, Cingria, Haldas, Chessex), et une flopée de têtes brûlées. Il s'appelait Vladimir Dimitrijevic. On le surnommait « Dimitri ». C'était une légende, c'est toujours une énigme.

    Trois ans après sa disparition, celui qui fut l'un de ses auteurs, Jean-Michel Olivier, prix Interallié 2010 pour L'Amour nègre, lui consacre un roman où tout est vrai, où tout est faux. Dimitri se nomme ici Roman Dragomir. Son cadavre bouge encore, devant lequel viennent s'incliner sept de ses amis qui, les uns après les autres, témoignent d'un moment de sa vie: l'enfance belgradoise, l'exil en Suisse via l'Italie, la naissance de sa maison d'édition, la guerre en Yougoslavie et la gloire du paria.

    Chose étonnante: plus on avance dans ce livre rythmé par des histoires d'ânes, pétrifiés ou bâtés, plus la biographie de cet homme semble s'éclairer et plus son mystère ne cesse de s'épaissir. ami barbare,olivier,garcin,obs,dimitriQui était vraiment cet éditeur célèbre installe dans «un pays de taiseux», qui ne répondait jamais au téléphone, ne payait ni ses fournisseurs ni ses auteurs, et dormait comme un SDF dans sa camionnette? Pourquoi ce fin lettré était-il si barbare et ce guerrier, si sentimental?

    Comment cet anticommuniste pouvait-il être soudain rattrapé par la nostalgie de l'empire soviétique? Quelles étaient donc les femmes de ce célibataire toujours habillé de noir? D'où lui venait cette propension à fréquenter en priorité des monarchistes, des anarchistes, des poseurs de bombes, des agents doubles, des insoumis?

    Dans une prose simple, sans graisse, protestante, Jean- Michel Olivier force volontiers le trait. C'est qu'il veut faire le portrait, et il y réussit, d'un « cheval fou », d'un « tyran magnifique », d'un franc-tireur insaisissable qui aimait les alcools forts, la viande rouge, les cigarettes américaines, les icônes du Moyen Age et les microfilms glissés dans les macarons à la pistache.

    ami barbare,olivier,garcin,obs,dimitriLe romancier d'Après l'orgie aurait pu intituler ce livre : Après Dimitri. Car c'est en réinventant la vie de son éditeur et ami qu'il en fait, traversant le siècle dernier, une véritable épopée, où le tragique frôle parfois le comique. « Un bon joueur, disait Vladimir Dimitrijevic, est comme Don Quichotte: il est bizarrement fait, maladroit, filiforme, mais il est un excellent footballeur. »

    Une manière, somme toute, d'autoportrait. Celui d'un Quichotte slave, dont Jean-Michel Olivier, fidèle jusqu'au bout, serait le Sancho Pança.

    JEROME GARCIN

    article paru dans L'Obs N° 2614, du 11 au 17.12.2014

  • l'oncle d'Amérique

    par antonin moeri

     

     

     

    Dans un des plus beaux livres lus ces derniers temps, Sebald met en scène quatre personnages qui ont dû, un jour ou l’autre, quitter leur pays pour aller s’établir ailleurs. Le récit qui a particulièrement retenu mon attention est celui où l’on fait la connaissance d’Ambros Adelwarth, le grand-oncle du narrateur, un grand-oncle que ce narrateur n’a vu qu’une seule fois, en été 1951, quand ce narrateur avait sept ans.

    Pour en savoir plus sur ce personnage au verbe choisi, le narrateur va se rendre en Amérique pour y interroger des membres de sa famille. La tante Fini par exemple lui apprendra que Ambros, à l’âge de quatorze ans, travailla comme groom au Grand Hôtel Eden à Montreux, où il apprit le français à la perfection. Il fut ensuite engagé au Savoy Hotel à Londres.

    L’oncle Caismir racontera au narrateur qu’avant de devenir valet de chambre chez les Salomon, une des familles de banquiers juifs les plus riches de New York, Ambros a été le compagnon de voyage de Cosmo, le fils Salomon, connu pour ses extravagances et sa passion pour le jeu. Passion qui permit à Cosmo de gagner des sommes faramineuses.

    La tante Fini remettra au narrateur une sorte de journal qu’Ambros a tenu lors de son voyage (en compagnie de Cosmo) à Constantinople et à Jerusalem. Mais avant de vivre cette épopée haute en couleurs, le lecteur découvre, par la bouche de tante Fini et par celle du docteur Abramsky, les dernières années du grand-oncle. Le docteur Abramsky a connu Amros qui, par désir d’annihiler en lui toute capacité de réflexion, se soumit docilement aux séances d’électrochocs. Il nous apprend qu’Ambros, après ces nombreuses séances de torture, fut pris d’un raidissement progressif des membres et des articulations.

    Le narrateur donne la parole à Ambros pour raconter le voyage en Orient. Notes très précises du genre: «Jamais vu une mer plus bleue. Réellement outremer». Pouvoir d’évocation digne d’un poète. Une réalité que les deux amis découvrent en frissonnant d’une joie enfantine. Près de la mer Morte, Ambros croit voir un gros lièvre foncé et un papillon aux ailes tachetées d’or.

    L’enquête qu’a menée le narrateur auprès des siens pour en savoir plus sur un personnage qui l’intriguait, cette enquête minutieuse entraîne le lecteur dans un monde fictif qui n’aurait pu exister sans quelques traces: le calendrier de poche du grand-oncle, les récits de tante Fini, d’oncle Caismir et du docteur Abramsky. Un monde qui n’existerait pas sans l’approche nuancée (dénuée de toute forme de sentimentalité), sans la ronde des points de vue orchestrée par un passeur inspiré, chargé de conter ce qui a eu ou pourrait avoir eu lieu.

    Cette manière de reconstituer une mémoire, dans une langue à la hauteur de l’effroi, est une manière particulière de mettre en scène des personnages déterritorialisés. Peut-être la plus belle façon de construire un roman.

     

     

    W.G.Sebald: Les Emigrants, Actes-Sud, 1999


  • Julien Sansonnens, Jours adverses

     

    Par Alain Bagnoud

    Le premier roman de Julien Sansonnens, Jours adverses, décrit la vie d'un trentenaire actuel. On y retrouvera les processus, les tics, les ambiances, les non-valeurs de la société actuelle. On y repérera aussi une recherche de sens, qui saisit Sam, le personnage principal, emblématique de cette génération, et perdu dans un labyrinthe carriériste absurde. Porté par une écriture contemporaine qui joue sur les niveaux de langue, le roman fonctionne bien et sa tentative de faire le portrait critique et ample d'une génération est réussie.

    Sam a tout ce qu'il faut. Un poste dans une boite de communication qui lui permettra de monter, des petites amies draguées sur les sites de rencontre, un ami avec qui il se soûle au MAD. Pour ça, il a renoncé à une carrière de photographe, troquée en échange de la sécurité. Il vit à Lausanne, une ville qu'il voit différente au gré de ses humeurs et de ses états, entre petite ville provinciale qui veut se faire aussi grosse que le bœuf, et cité hallucinée, labyrinthique et hostile.

    Mais Sam n'est pas heureux. Mal intégré dans son travail, solitaire, n'adhérant pas à l'esprit de la boite, manquant des matinées après des soirées trop intenses, ne convoitant pas l'avenir que son métier lui offre. On le voit, dans des scènes houellebecquiennes, à une fête de Noël, à la cafétéria ou dans son bureau, désenchanté. De plus, il se fâche avec son meilleur ami qui se convertit à une vie petite-bourgeoise, apprend que son père a le cancer, fréquente une prostituée malgré sa relation avec une petite amie adorable. Sur un coup de tête, il démissionne.

    Deuxième partie, très différente. Sam choisit de reprendre une buvette d'alpage au Crêt-Meuron, au-dessus de Neuchâtel. C'est un nouveau départ, qui semble lui réussir. Nouvelle fiancée, contacts humains, rencontre d'un vieux militant ouvrier, ancien horloger, avec qui il parle politique, lui, un ancien du Front Révolutionnaire Internationaliste des Travailleurs Solidaires, un mouvement trotskiste, dans lequel il a d'ailleurs rencontré un certain Julien Sansonnens, dont il n'a pas gardé un très bon souvenir. « Le pire c'était encore Julien Sansonnens, dont on lisait qu'il était l’étoile montante de notre organisation : ce petit merdeux se la jouait Che Guevara alors que ses parents étaient prof, son grand-père pharmacien et son arrière-grand-père directeur de banque ! Tu te rends compte ? »

    Bref, tout semble aller mieux. On croirait aux vertus du retour à la nature si, à la fin, les démons de Sam ne reprenaient le dessus. Car tout se délite encore et il se retrouve seul avec son chien, dans une attente qui constitue une fin ouverte...

    Quant à Julien Sansonnens, on pense à lire son livre qu'il ne se se la joue plus Che Guevara. Ou un Che Guevara très désenchanté. Né en 1979 à Neuchâtel, il est engagé à gauche, tient un blog littéraire, est critique littéraire à l'hebdomadaire Gauchebdo, travaille en Valais comme chercheur en santé publique.



    Julien Sansonnens, Jours adverses, Editions Mon Village

  • TRIBUNAL

     

     

    par antonin moeri

     

     

     

     

     

    Pour avoir assisté à des mises en accusation, des auditions de témoins, des plaidoieries et des lectures de jugements, je peux dire avec le narrateur de «Un exemple» que, dans un tribunal, défilent chaque jour «le vraisemblable, l’invraisemblable et même l’à peine croyable et l’absolument incroyable». Si ce narrateur affirme que «c’est le chroniqueur judiciaire qui approche le mieux la misère humaine et son absurdité», on peut raisonnablement le croire. On pourrait en conclure que la fréquentation des tribunaux est une excellente école pour qui désire raconter des histoires..

    Mais le chroniqueur judiciaire gagne sa vie «en écrivant sur des crimes réels ou supposés». Il doit rendre des comptes à la direction du journal qui l’emploie et ne peut se permettre de déraper en désarticulant les faits, en mettant en discussion le moindre événement ou la moindre situation. Le chroniqueur doit obéir à des règles extrêmement précises qu’il ne peut, sous peine de licenciement, transgresser.

     

    C’est précisément cette transgression qui excite la verve de l’écrivain Thomas Bernhard. Il laisse entendre qu’il serait devenu fou s’il avait dû, toute sa vie, exercer le métier de chroniqueur judiciaire. Dans «Un exemple», l’auteur-narrateur quitte l’espace sévèrement gardé des rédactions de journaux en convoquant le président Zamponi, «depuis des années le personnage le plus imposant de la Cour d’Appel de la Province de Salzbourg».

    Ce président Zamponi vient de condamner à douze ans de réclusion criminelle un «vulgaire maître chanteur». Après lecture du jugement, il se lève et déclare qu’il va faire un exemple. Il sort de sa poche un revolver armé et se loge une balle dans la tête. Le président Zamponi est tué sur le coup.

    «Un exemple» est un des textes (réunis dans «L’Imitateur») où le pronom JE est utilisé. Le plus souvent, c’est un NOUS qui prend la parole. «JE vais faire part d’un incident unique». Avec ce JE, le chroniqueur devient tout à coup personnage de fiction. Démêler fiction et «réalité» ne résout rien, puisque l’auteur éprouve un vrai plaisir à déplacer cette frontière, à jouer avec elle.

    Exprimer la vérité du réel est impossible en littérature. Le dédoublement permet à TB de se placer à distance des faits à rapporter et d’adopter, à l’égard de ces faits rapportés, un détachement qu’on pourrait appeler ironie. En effet, le métier de chroniqueur judiciaire l’aurait rendu fou s’il avait dû l’exercer toute sa vie.

     

     

    Thomas Bernhard: L’Imitateur, Gallimard, 1981


  • Le souffle de l'aventure (Jack Küpfer)

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    par Jean-Michel Olivier

    C'est surtout comme poète que s'est fait connaître Jack Küpfer, né à Moudon en 1966, imprimeur, puis marin au long cours. On lui doit en effet une Anthologie de la poésie romande d'hier à aujourd'hui (Favre, 2007), ainsi que plusieurs recueils de poèmes. 

    Mais aujourd'hui, avec Black Whidah*, il abandonne les rivages éthérés de la poésie romande — toujours en quête de la rose bleue qui faisait tant rire Frisch ! — pour oser se lancer dans un voyage plein de périls et de péripéties. Car Black Whidah est d'abord un grand roman d'aventures. Chaque phrase est lancée comme une flèche. Et le lecteur, pas à pas, mot à mot, avance dans cette jungle foisonnante (et luxuriante) comme on traverse une mer agitée. On est loin des sanglots longs des violons nombrilistes ou des tourments d'écrivaines vaines en mal d'inspiration…

    images-6.jpegIci, avec Küpfer, on part pour le grand large : la mer, toujours recommencée, le commerce des esclaves, l'histoire de l'Afrique négrière qu'il ne faut jamais oublier. On est en 1808. Le héros du livre, Gwen Gordon, écossais de naissance, puis marin et pirate à ses heures, accompagne un riche capitaine dans les forêts mortelles d'une région imaginaire, le Whidah, berceau de la magie vaudou. Bien sûr, rien ne se passera comme prévu. Et les péripéties abondent dans ce roman au souffle épique, très bien écrit, qui nous entraîne sur les traces (pas encore effacées) des négriers. 

    L'aventure, ici, va de pair avec une critique sociale qui n'est jamais binaire, ou dogmatique. C'est tout l'intérêt du roman. On se prend d'affection pour ce Gordon (lointaine réminiscence de l'Ingénu de Voltaire?) qui traverse la vie comme un bateau la haute mer. Le port se fait attendre, comme toujours. Mais une fois arrivé, le corps couvert d'embruns, on ne peut que se dire : quelle aventure ! Et quel livre !

    * Jack Küpfer, Black Whidah, Olivier Morattel, éditeur, 2014.

  • kamikaze social

     

     

    par antonin moeri

     

     

     

            Les habitants des villes vivent les uns sur les autres, dans une proximité qui peut devenir insupportable. Les nuisances sonores peuvent conduire au meurtre. Imaginez un SDF qui s’installe dans le hall de votre immeuble. Un type arrogant qui se nourrit de la souffrance des locataires, qui ne cesse de pérorer, d’écouter au milieu de la nuit la radio à plein tube et qui, en même temps, aide une locataire surchargée à porter ses paquets, aide un paraplégique à monter au deuxième quand l’ascenseur est en panne. Un type qui s’estime plus haut que les autres car il épluche les journaux récupérés dans les poubelles et fait des théories à n’en plus finir. Un type sans scrupule qui chie devant l’immeuble et baise Martine dans le hall.

    Comment vont réagir les locataires? Une dame voudrait expulser Martin mais, quand elle appelle les flics, on lui conseille d’appeler les services sociaux. Et puis, il y a tous ceux qui tiennent à faire connaître leur idée de l’humanisme. On voudrait aider le clodot: lui donner un sandwich, un peu d’argent, une tomate, un vieux veston. Ce que pointe Mathieu Lindon dans ce roman, ce sont les pensées, les réactions, les comportements des gens dits normaux devant la saleté, la misère, la déchéance, la déviance. C’est la peur qui gagne les intégrés accrochés à leur job, la peur des locataires l’oeil rivé au judas, craignant que leur tranquillité ne soit piétinée.

    Le lecteur se demande qui prend en charge le récit. On dirait une oreille qui entend tout, un oeil qui voit tout. Il y a les ragots, les on-dit, les commentaires, les réflexions sur la vie sexuelle des uns et des autres, sur les quantités de médicaments absorbées, les bribes de conversations captées au moment d’attendre l’ascenseur ou de composer le code d’entrée. L’affaire se corse quand Martine hurle qu’elle a été violée. Ramdam. Attroupement. Flics. Enquête qui n’aboutit pas. Et puis, un matin, mort de Martine. Assassinat ou suicide? On l’ignore. Finalement, le SDF arrogant s’en va comme Charlot, à pas tremblants, avec un petit baluchon, après avoir dit: «Je suis Martin le Maudit. Comme dans le film de Fritz Lang».

    Vouloir mettre en scène dans un roman la tribu des parias, des exilés, des marginaux, des exclus, ce projet est séduisant mais difficile à réaliser. Me souviens du roman d’un jeune auteur anglais «Même les chiens», dans lequel évoluent des racailles camées dont les comportements, les paniques, les pratiques sexuelles, les allées et venues sont saisis à travers le regard des chiens, c’est du moins l’impression qui m’en est restée, l’impression également d’un roman auquel j’ai donné ma totale adhésion...

    Le ton détaché, les nombreux commentaires de l’auteur, les clins d’oeil, le viol invraisemblable de Martine et sa mort improbable laissent une curieuse impression quand on ferme le livre de Lindon. Comme si le lecteur, ne pouvant croire à cette «histoire», était prié de rester sur le seuil.

     

     

     

    Mathieu Lindon: Les hommes tremblent, POL, 2014

  • Sylviane Chatelain, La Boisselière

     


    Par Alain Bagnoud

    Un vieux château au cœur de la forêt, ancienne maison de retraite, perd ses pensionnaires, son personnel, sa mémoire, dans une ambiance de fin du monde. Il reste cependant pour ceux qui s'y trouvent un lieu de paix, une protection contre le monde qui l'assiège.

    Mais de mystérieux réfugiés apparaissent dans la région, fuyant on ne sait trop quel sinistre. Ils demandent l'hospitalité, certains repartent, d'autres s'installent. De nouveaux liens se créent, se désintègrent, inquiètent. Un drame menace, que tout le monde perçoit sans pouvoir le cerner. Quelque chose va se passer, le lecteur le devine, mais où, quand, et qui en seront les protagonistes, les victimes ?

    Tout fuit, tout se délite, tout menace dans le nouveau roman de Sylviane Chatelain, La Boisselière. Un monde éclaté nous vient à travers une femme âgée qui perd la mémoire, à travers de vieux journaux intimes abandonnés...

    Est-on dans l'avenir ? Dans un pays incertain ? Dans une vision déformée de la réalité que produirait la peur de l'autre et du monde extérieur ?
    Pour créer son roman fascinant, Syviane Chatelain procède par touches, allusions, évocations, laissant le lecteur combler les vides de son récit. Du grand art.


    Sylviane Chatelain, La Boisselière, Bernard Campiche éditeur