highlight of the book
par antonin moeri
«La politesse» est un titre antiphrastique. C’est pas très poli de cracher dans la soupe... C’est pourtant ce que décide d’entreprendre Bégaudeau en emmenant son lecteur dans un univers qu’il connaît bien depuis le succès de «Entre les murs». Le regard que pose Bégaudeau sur ce qu’on pourrait appeler le marigot des lettres est un regard plus joyeux que paniqué... Le double de FB l’exprime clairement dans le mail envoyé à sa nièce en décembre 2022: «Avant de t’abandonner à ces phrases, laisse-moi encore te dire ma joie: que ce qu’elles content ait eu lieu, qu’ait eu lieu ce qui le devait».
Le lecteur croise toutes sortes de gens dans «La politesse», des gens qui semblent militer pour une bonne cause: la survie du livre... Une modératrice qui n’écrit plus dans le Cahier Livres du Monde où l’espace de la critique se rétrécit, des responsables de com., des photographes sur le qui vive, des libraires amaigris, pas mal de journalistes enthousiastes, des agents de la sécurité issus de la diversité africaine, des auteurs que le projecteur distingue et des écrivains qui demeurent inaperçus dans les coins sombres, des profs qui animent des ateliers d’écriture, des directeurs de collections, des chroniqueurs de réseaux sociaux, des bibliothécaires qui organisent des concours de dictées dans les quartiers sensibles, des retraitées, des gauchistes en perte de repères, une fille de serrurier pour qui voter Mélanchon n’est pas too much, des pigistes d’une WebTV, des critiques d’art ronchons, un célèbre cuisinier dont on voit les lunettes rondes à la télé, Denisot, Ruquier, Khérad, Field, Apathie, Nagui (le préféré des Français), Chancel et tant de figures que les ondes télé font exister jusque dans les chaumières de la France la plus périphérique, tant de personnages attachants qui hochent une tête sympa service public...
Si vous interrogez des auteurs qui eurent l’honneur d’être invités dans tel salon, telle librairie, tel supermarché, tel speed-dating ou tel festival, tous vous répondront sans exception: «C’est un moment extraordinaire! On fait des rencontres! On crée des liens! On peut parler littérature en mangeant un sandwich à la ploutre ou une crêpe au morbier. L’écrivain se sent si seul quand il écrit et là, ouaouh! c’est l’ouverture, la ferveur, la curiosité, l’aventure, le contraire du repli frileux...!!!» Cette image idyllique de l’ouverture, de la rencontre, de la lumière, de tout ce qui bouge ou met en mouvement, cette image est joliment écornée par Bégaudeau qui jouit, bic en main, du spectacle que lui offrent les innombrables officiants d’un culte étrange... On a le sentiment, lisant «La politesse», que Bégaudeau se demande où sont passés les écrivains qui aimaient «fouiller tous les recoins où l’idéal va se nicher».
Quelques allusions au personnage tchékhovien qui, après avoir voué une immense estime à un «brillant professeur» dont il comprend peu à peu l’imposture, dont il découvre la pompe et la nullité, ces allusions m’ont alerté, car le double de FB se présente dès le début comme étant l’oncle de Nina (autre allusion à un perso imaginé par Tchékhov), une Nina à qui il va raconter comment c’était dans les années 2012-2013. C’est à l’oncle Vania qu’un personnage dit dans la pièce de A.T.: «Vous êtes cultivé, intelligent... Vous devriez comprendre que ce qui perd le monde, ce ne sont pas les bandits ni les guerres mais les haines, les inimités, toutes ces petites querelles sordides... Votre rôle serait de réconcilier les gens...»
Faire de ce personnage d’oncle le narrateur de son récit permet à Bégaudeau d’établir une distance (qui est «la condition de telles confidences») et de mettre à nu «la trame qui encorde ces faits superficiellement insulaires»... C’est peut-être ce qui heurte la sensibilité d’un FB: les haines, les inimités, toutes ces petites querelles sordides semblent parfois prendre le dessus dans le Grand Abattoir de l’Imprimé... Car chacun, dans cet abattoir, veut sentir la lumière du projecteur dirigée sur sa personne, veut se transformer en image de marque, veut qu’une lectrice s’arrête devant sa pile de livres, veut qu’une journaliste vante les qualités de son dernier roman historique, exotique, philosophique, épique, comique, psychologique, satirique, inter-galactique ou allégorique... L’oncle de Nina a peut-être raison de rappeler à une libraire qui travaillait naguère dans l’édition: «Sur un radeau de naufragés la tendance est le cannibalisme».
François Bégaudeau: La politesse, Verticales, 2015