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Blogres - Page 45

  • Viceversa 9, Un bestiaire suisse

     

    Par Alain Bagnoud

     

    Viceversa littérature a eu la bonne idée thématique de consacrer son numéro 9 aux bêtes. Un bestiaire suisse commence donc avec Jean-Marc Lovay, lié aux poules, aux chèvres, aux moutons, aux hiboux, aux vers de terre, aux bourdons... Quelques documents ou textes sur Lovay évoquent ces rapports. Une lettre inédite que l'écrivain avait adressée sur le sujet à Jérôme Meizoz, en 1991, complète le petit dossier.

     

     

    Du côté des romands, on peut signaler la publication dans ce numéro d'inédits d'Eugène (l'histoire du célèbre rhinocéros Ganda, offert par le sultan indien Muzaffar, installé à Lisbonne dans la ménagerie exotique du roi Manuel Ier, et que Durer dessinera sans l'avoir jamais vu) et de Blaise Hofmann (une lettre que le dernier tigre de Tasmanie vivant adresse du Zoo de Hobart à l'homo sapiens, en 1936).

     

    La vocation de Viceversa étant de paraître chaque année simultanément en français, en allemand et en italien, on trouvera aussi dans le numéro des auteurs helvètes de toutes expressions (Eleonore Frey. Anna Felder, Leo Tur, Tommaso Soldini)...

     

    Enfin, quatre libraires (Françoise Berclaz-Zermatten pour la partie française de la Suisse) évoquent également leurs coups de coeur de l'année 2014.

     

    Un numéro intéressant et varié. Pas seulement réservé aux amateurs de bêtes curieuses.

     



     

    Viceversa 9, Revue suisse d'échanges littéraires, Un bestiaire suisse, Service de Presse Suisse, Editions d'en bas

     

     

     

  • Littérature du rien

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    par Jean-Michel Olivier

    Si la littérature française (et donc romande) va si mal, aujourd'hui, c'est la faute à Flaubert. Pourquoi ? C'est lui, dans une lettre à sa maîtresse Louise Collet, qui a eu l'idée curieuse d'écrire ceci : « Ce que j'aimerais faire, ce qui me semble beau, c'est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l'air, un livre qui n'aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière. »

    Ce mot d'esprit, que toute l'œuvre de Flaubert contredit, la modernité littéraire en a fait son mot d'ordre. On ne compte pas les héritiers, plus ou moins naturels, qui ont tenté d'écrire ce rien qui fascinait Flaubert. Sa postérité passe par Mallarmé, Gide, Beckett et, plus récemment, toute l'école du Nouveau Roman (Robbe-Grillet, Sarraute, Pinget, etc.) qui en a fait son maître.

    En Suisse romande aussi, cette école a fait florès, surtout à l'Université, qui cultive le rien — c'est-à-dire la mort. Elle compte des écrivains aussi divers qu'Yves Velan, Jean-Marc Lovay ou images-6.jpegAdrien Pasquali, entre autres. 

    images-1.jpegDernière en date de ces épigones, célébrée par l'Institution littéraire, qui aime la mort comme une seconde nature, la romancière valaisanne Noëlle Revaz. On se souvient de son premier roman, Rapport aux bêtes*, qui a retenu l'attention de Gallimard. Le second, Efina*images-3.jpegétait peut-être plus personnel, et plus intéressant. Hélas, le troisième, L'Infini Livre**, publié par Zoé, ne tient pas ses promesses. Ce long roman absurde et filandreux raconte la vie on ne peut plus banale de deux romancières à succès qui passent leur temps à promouvoir leurs livres (qu'elles n'ont pas écrits, ni lus) sur les plateaux de télévision. Tout sonne creux et faux dans ce roman interminable. Tout tourne autour de rien. Aboli bibelot d'inanité sonore (Mallarmé). Les personnages n'ont aucun relief. L'intrigue est inexistante. Le sujet, mille fois traité depuis dix ans, et brillamment, par François Bégaudeau, Brett Easton Ellis ou David Lodge, n'arrive pas à « prendre » le lecteur par le rire ou les larmes. Cela donne un roman hors sol, comme les tomates genevoises, détaché de la réalité, et flottant, sans enjeu, ni véritable poids, dans un ciel parfaitement éthéré (et vide).

    images-4.jpegAvec L'Infini Livre, Noëlle Revaz semble toucher le fond. Espérons qu'avec le prochain livre elle rebondisse et retrouve le monde tel qu'il est, abandonnant les rivages où rien, jamais, ne se passe, n'arrive, ne touche le lecteur au cœur et aux tripes.

    * Noëlle Revaz, Rapport aux bêtes et Efina, Folio.

    ** Noëlle Revaz, L'Infini Livre, éditions Zoé, 2014.

  • "Vies minuscules", oeuvre majuscule VII

     

    Par Pierre Béguin

     

    Vie de la petite morte

     

    «Ma sœur naquit en 1941…» La biographie annoncée pourtant ne s’écrira pas: «La pauvre petite sœur» n’a vécu que quelques mois…

     

    De fait, cette dernière vie qui n’en est pas une, cette vie qu’une mort trop précoce a empêché d’être – conclusion sous forme d’élégie, de nénie même – noue la gerbe de toutes les précédentes vies. Nous sommes maintenant dans le présent de l’énonciation, le hic et nunc de l’écriture: «Il faut en finir. Nous sommes en hiver; il est midi; le ciel vient de se couvrir uniformément de bas nuages noirs…» Souvenez-vous de Spleen: «Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle…» Cette première allusion implicite à Baudelaire en annonce une autre, à peine moins implicite, au poème C des Fleurs du Mal: «La Servante au grand cœur (…) Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs…» Ainsi, souvent, procède Michon, dont le dernier chapitre s’inscrit dans la note même de ce poème de Baudelaire: «La pauvre petite, dit-on d’elle désormais. A Mourioux en effet, on répugne à dire mort, défunt, disparu; feu Untel même est rare; non, tous les morts sont pauvres, grelottant on ne sait où de froid, de faim indécise et de grande solitude, les morts, les pauvres morts, plus fauchés que des clochards, plus perplexes que des idiots…»

     

    Alors quelles expressions, images ou périphrases pour désigner les enfants décédés? Chez les humbles, et à Mourioux donc, dit Michon, on a recours à cette croyance qu’un enfant mort, par miracle, s’est transformé en ange: «Ma sœur, mais quoi, c’était un ange aussi? Oui, la vie de l’ange était ce malheur. Le miracle, c’était le malheur». L’ange, c’est le messager, le go between qui relie l’ici et l’ailleurs, métaphore même de la fonction de l’écriture, à la fois miracle et malheur, comme le suggère Michon lors de l’enterrement imaginaire de sa petite sœur: «On la porta aux Cards, le noir dense la couvrit sous le marronnier, on la posa un instant sur le vieux seuil et un verbe patois obscur sur sa tête mêlée à la clarté du ciel des glycines offrit à son étonnement une langue angélique qu’au loin reprenaient en écho les ombres cézaniennes…» Car écrire, n’est-ce pas, pour celui qui a un pied dans l’ici, un pied dans l’ailleurs, la tentative vaine d’ajuster le visible aux songes? Dans cette très belle description de l’insuffisance des mâles, regroupés, gauches et mal à l’aise à l’enterrement du petit ange, c’est en réalité une superbe description de l’écrivain que formule Michon: «Elle eut le temps peut-être d’apercevoir que les mâles sont sans force, tout en poigne mais ne serrant là que le lointain, non les langes mais le nom, et que la chair profondément les ennuie, la chair toujours agitée qu’ils observent pourtant et tentent bien droitement d’aimer, tout empêtrés qu’ils sont dans la tâche d’ajuster le visible à leurs songes et de cette adéquation faire une ivresse enfin, mais immanquablement ils dessoûlent, l’enfançon pleure et la mère s’exaspère, ils sortent et tirent doucement la porte, sur le seuil dégrisés se payent de pauvre jactance, olympiens et perdus regardent leur ciel et leur bois, une fois encore font l’ange, vont boire…»

     

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    La petite morte devient alors le paradigme de toutes les disparitions… mais aussi, comme lorsqu’elle apparaît aux yeux du narrateur sous les traits d’une jeune inconnue, le paradigme de toutes les renaissances. Car à cet hypothétique enterrement – sorte de jugement dernier sur le modèle de l’enterrement à Ornans de Gustave Courbet (ci-dessus) – c’est bien à une renaissance qu’on assiste, la renaissance par la fiction de tous les personnages des vies précédentes dans leur posture de paysans coupables, comme le suggère la référence aux Atrides lourdement chargés d’une terrible hérédité: «Peut-être se demandaient-ils à part soi quel sang noir s’était là révolté, quelles justes vengeances n’avaient fait de ce petit corps qu’une bouchée, quelle fille d’Atrée paysan on avait mangé». On y croise  toutes les figures de cet archaïsme mortifère qu’est la campagne profonde, on y rencontre, entre autres «fils prodigues et voyous, Dufourneau le tacite et Peluchet le parricide, ébouriffés comme des Jean-Baptiste…» Ils sont tous là, par le miracle de l’écriture qui fait apparaître ce qui avait disparu, qui donne vie à ce qui ne fut pas.

     

    «A-t-il bien eu lieu», ce miracle? questionne l’auteur dans les ultimes paragraphes, pris d’un doute essentiel sur l’adéquation du contenant au contenu. Cette forme archaïque, ce Grand Parler qui convoque tous les prestiges de la rhétorique, ce style si élaboré, parfois jusqu’à l’affectation, convient-il à ces existences si humbles? se demande Michon, comme s’il voulait couper l’herbe sous le pied des inévitables critiques: «Ce penchant à l’archaïsme, ces passe-droit sentimentaux quand le style n’en peut mais, cette volonté d’euphonie vieillotte, ce n’est pas ainsi que s’expriment les morts quand ils ont des ailes, quand ils reviennent dans le verbe pur et la lumière. Je tremble qu’ils s’y soient obscurcis davantage». Son doute est si profond qu’il envisage même de reprendre ces vies minuscules en usant d’un autre style: «Si je repars à leur poursuite, je délaisserai cette langue morte, en laquelle peut-être ils ne se reconnaissent point».

     

    vies.jpgAinsi se comprend le choix du Saint Thomas de Vélasquez pour la couverture de l’édition en Folio. Michon s’en expliquera plus tard dans Le Roi vient quand il veut (Albin Michel, 2007): «Parce que Saint Thomas est la figure du doute. Et son doute n’est pas le doute méthodique, mais un doute beaucoup plus retors, qui creuse un individu en massacrant en lui ce qu’il a de plus cher. Et s’il y a une chose dont je doute, c’est de ce qui me fonde, c’est-à-dire la littérature, comme Thomas doutait de ce qui le fondait, c’est-à-dire l’incarnation du Christ et la résurrection». Pourtant, la suite d’optatifs qui rythment l’ultime paragraphe de ces Vies minuscules laisse entendre que les prétentions affichées dans la phrase d’ouverture ne sont pas sans fondement: «Qu’à Marsac un enfant toujours naisse. Que la mort de Dufourneau soit moins définitive parce qu’Elise s’en souvint ou l’inventa; et que celle d’Elise soit allégée par ces lignes. Que dans mes étés fictifs, leur hiver hésite. Que dans le conclave ailé qui se tient aux Cards sur les ruines de ce qui aurait pu être, ils soient». Car davantage encore que ces vies minuscules sorties de l’oubli par le miracle de l’écriture, c’est bien celle de l’auteur qui fut sauvée par ce même miracle. Michon ne s’en cache pas: le Saint Thomas de Vélasquez lui paraît «l’image même de la voix qui parle dans les Vies minuscules, cramponnée au livre de toutes ses forces comme si le livre allait la sauver». Et il l’a sauvée. L’écriture a rempli sa véritable fonction, non pas accoucher de la douleur comme une simple catharsis mais mettre au monde cet autre que l’écrivain aura reconnu et qu’au fond il a toujours été. Dans Vies minuscules, comme dans tout chef-d’œuvre, c’est bien le livre qui accouche de l’auteur et non l’inverse.

     

    Quant à moi, serais-je parvenu à donner envie à quelques personnes de lire ce trésor des lettres françaises que j’aurais rempli mon rôle. Un rôle que, par incapacité, conformisme, ou plus vraisemblablement par nécessité économique, les medias ne remplissent plus, s’en déchargeant parfois sur leur blogosphère. Mais je le crains: Guillaume Musso et Marc Levy ont encore de beaux jours devant eux, hélas! Et Michon n’est pas prêt d’entrer dans la Pléïade…

     

  • "Vies minuscules", oeuvre majuscule VI

     

    Par Pierre Béguin

     

    Vie d’Arthur Rimbaud

     

    La vie d’Arthur Rimbaud, une vie minuscule? Non, bien sûr. Au reste, on la chercherait en vain dans la table des matières. On trouvera Vie du père Foucault et Vie de Claudette dont nous n’avons pas parlé. Mais Vie d’Arthur Rimbaud, rien! Et pourtant elle est omniprésente dans toutes ces vies minuscules, dans les références, les allusions, les citations, en négatif derrière certains épisodes ou personnages. Et d’abord dans les lieux. Charleville – «Charlestown» comme l’appelait Rimbaud – avait pour le futur poète maudit les allures d’ennui et de prison qu’ont pu avoir Mourioux et la Creuse pour le jeune Michon. Le patois, la ferme, l’austérité, la bigoterie, l’absence du père, cet héritage de misère, d’obéissance et de souffrances qu’on se passe de générations en générations sont pour le narrateur autant de motifs d’identification. Et plus tard, la drogue et les saisons en enfer…

     

    Il y a pour Michon, dans tous ces personnages qui fuient l’austérité campagnarde de leur enfance, un Arthur Rimbaud en puissance. A commencer par Antoine Peluchet: «Il s’en fût fallu comme d’habitude d’un cheveu, je veux dire d’une autre enfance, plus citadine ou aisée, nourrie de roman anglais et de salons impressionnistes où une mère belle tient dans sa main gantée la vôtre, pour que le nom d’Antoine Peluchet résonnât dans nos mémoires comme celui d’Arthur Rimbaud». Et lorsqu’André Dufourneau quitte définitivement Mourioux pour l’Afrique, c’est avec la détermination et les mots même du poète maudit: «Ma journée est faite, je quitte l’Europe». C’est aussi aux mêmes types de pères de substitution que s’attache épisodiquement le narrateur: «Et même les pères imaginaires que je substituais au mien étaient de pâles figures: un instituteur trop prolixe, un ami de la famille trop taciturne…» Comment ne pas voir, par exemple, dans le vieux professeur Achille qui s’est pris d’affection pour le grand Backroot une figure parodique d’Izambard, le jeune professeur de français, premier lecteur et premier substitut de père d’Arthur: «Achille s’approchait en élevant sa grosse voix soudain rieuse, posait lourdement sa main sur l’épaule de l’enfant qui rougissait; il questionnait, patient et grondeur avec quelque ironie, s’enquerrait de la lecture du moment; le petit bredouillait et, un peu honteux, montrait l’ouvrage; alors Achille lâchait théâtralement l’épaule, se rejetant en arrière considérait Roland ou ouvrant de grands yeux stupéfaits, mimait une admiration incrédule qui déployait comme un drapeau tout ce visage de vieux castrat (…) Voilà qui est remarquable! Voilà qui est étonnant! On lit donc déjà Flaubert!»

     

    De fait, les références ou allusions directes à Rimbaud, bribes de citations en clins d’œil complices au lecteur qui saurait les reconnaître, sont récurrentes dans les Vies minuscules. Comme par exemple l’expression des sirènes africaines de Dufourneau – «du côté des jardins de palmes, chez un peuple fort doux» – ou encore la description de Peluchet en Amérique – «sobre naturellement» – empruntées aux Illuminations. Jeune paysan mal né, le narrateur fantasme la figure de l’écrivain sous les traits d’Arthur Rimbaud, et associe sa future trajectoire à celle du poète maudit. Même s’il n’entrera véritablement en littérature qu’à l’âge où son modèle s’apprêtait à quitter l’existence…

     

    C’est dans le chapitre de conclusion, Vie de la petite morte, que le narrateur relate ce moment où, enfant malade et alité, il fit la connaissance d’Arthur Rimbaud: «C’était dans l’Almanach Vermot (…) L’article était illustré d’une mauvaise photo de fin d’enfance où Rimbaud comme toujours boude, mais paraît ici plus fermé s’il se peut, obtus et indécrottable, attifé et désordre (…) Le titre aussi m’attira, que je lus par erreur: Arthur Rimbaud, l’éternel enfant, quand il fallait lire l’éternel errant». Les similitudes biographiques entre leurs deux destinées frappent le jeune Michon. L’identification est immédiate: «J’avais d’autres Ardennes par la fenêtre, et mon père, s’il n’était pas capitaine, s’était enfui comme le capitaine Frédéric Rimbaud; j’avais au moulin de Mourioux lâché en mai des bateaux frêles, peut-être déjà lâché ma vie (…) Puis Rimbaud avait une sœur qui en dépit de tout l’avait aimé, de loin servi, tutélairement veillé si loin de Charleville dans les dernières sueurs…» D’une certaine manière, l’entrée en littérature de Michon s’est cristallisée un jour noir de son enfance dans les maigres pages d’un Almanach Vermot. Sans le savoir, il s’est alors «tendu un piège dont les mâchoires se referment»…

     

    Sept ans après la parution des Vies minuscules, Michon consacrera un livre entier au poète de Charleville, Rimbaud le fils, une biographie qui va bien au-delà du factuel, magnifique lieu de questionnement sur l’acte créateur, la fonction de la poésie et l’éclosion du génie…

     

    Suite demain

     

  • "Vies minuscules", oeuvre majuscule V

     

    Par Pierre Béguin

     

    Vie de Georges Bandy

     

    michon2.jpgAu long de son évolution, dans son rapport avec le langage, dans ses prêches même, l’abbé Georges Bandy, davantage qu’un simple personnage dont Michon raconterait la vie, est surtout une sorte d’allégorie de la littérature. Une écriture de la littérature, pourrait-on dire, comme une incarnation...

     

    Abandonné par son amie, le narrateur tombe dans la disgrâce. Drogue, alcool, il va de crises en crises. Jusqu’à l’hôpital psychiatrique de la Ceylette où il reconnaît l’abbé Bandy dont la brillance du discours fut, pour ce fils de paysan, la révélation même du beau langage: «Il était pourtant méconnaissable. Le temps l’avait empaysanné; l’arrière campagne l’avait des pieds à la tête oint de son huile épaisse, lourdement odorante. Là-dessus, une autre onction, plus aiguë et pire: le visage était couperosé à l’extrême, sous une buée l’œil s’absentait…» Oui! Le beau, le brillant abbé Bandy est devenu un pochard couperosé!

     

    Commence alors l’analepse. Le narrateur se souvient quand, enfant, il le vit la première fois apparaître en chair et en chaire: «Bandy, chamarré, entra à l’autel de Dieu. L’homme était beau, sûr, et d’un geste si juste bénissant les fidèles qu’il les tenait d’autant plus à distance, à bout de bras. J’aurais voulu pleurer, et ne pus que m’extasier: car les mots soudain ruisselèrent, ardents contre les voûtes fraîches, comme des billes de cuivre jetées dans une bassine de plomb; l’incompréhensible texte latin était d’une netteté bouleversante; les syllabes sous sa langue se décuplaient, les mots claquaient comme des fouets sommant le monde de se rendre au Verbe; l’ampleur des finales mimant avec l’exact retour du prêtre dans l’envol d’or de la chasuble au Dominus vobiscum, était une basse insidieuse de tam-tam fascinant l’ennemi, le nombreux, le profus, le créé. Et le monde rampait, se rendait: au terme de cette nef soudain ensoleillé sans effet, au sein de cette campagne si verte, dans les odeurs et les couleurs, quelqu’un, au verbe embrasé, savait se passer des créatures…» Comme le narrateur enfant face à la révélation du Beau Parler, nous restons fascinés par un tel style. Comment peut-on écrire aussi bien à une époque où l’on essaye de faire passer les facilités de la phrase courte, la mise au ban de l’adjectif, de la métaphore, de la rhétorique et les relâchements syntaxiques pour le sommet de la modernité?! Heureusement, il y a Michon!

     

    Mais le beau style a ses dangers, ses faiblesses. Retenons, dans la citation ci-dessus, les syntagmes «tenir les fidèles à distance» et «se passer des créatures». L’évolution de l’abbé Bandy nous éclairera à leur propos. Pour l’heure, Bandy le flamboyant, sous le regard enamouré de quelques paroissiennes, quitte l’église le regard rivé sur la fuite d’un oiseau pour se diriger vers une énorme moto noire, une des premières BMW exportée: «Il alluma une cigarette blonde: Mourioux ne connaissait pas ce luxe, cette odeur quasi liturgique, femelle, cléricale; il en tira quelques bouffées, la jeta, referma son blouson et, ayant d’un geste ineffable, digne d’un grand dignitaire jadis en chasse, pris à pleines mains et jeté tout le poids de sa soutane sur la jambe d’appui, il enfourcha l’énorme bécane et disparut».

     

    Seule la grand-mère du narrateur, qui a passé l’âge du crêpe blanc et des voilettes, reste sceptique: «Il s’écoute parler». La messe de Bandy était certes un spectacle, une œuvre d’art aux fastes langagiers époustouflants, mais elle manquait de profondeur, d’empathie, d’humanité; «elle tenait à distance les fidèles», «elle savait se passer de créatures». Le narrateur le comprendra plus tard: «Il s’enivrait des échos de son verbe, s’émouvait de l’émoi qu’il causait aux chairs des femmes et aux cœurs des enfants, en un mot il faisait du charme. Sa messe impeccable était une danse de séduction; les noms y éclataient comme les plumes d’un oiseau à la parade; la perfection chatoyante des consonances latines était le complément de la chasuble aux couleurs cycliques (…) Qui cherchait-il à séduire? Dieu, les femmes, lui-même?»

     

    Lorsqu’il se met en scène et se contemple dans son propre miroir, désincarné, sans empathie, le Grand Parler, comme la roue du paon, flirte avec le grotesque. Mais voilà qu’un jour – on ne saura jamais pourquoi – l’abbé séduisant, le théologien à l’éloquence brillante qui faisait l’ange comme certains insectes se font brindilles pour surprendre leur proie, a perdu la foi, celle de Don Juan qui est de plaire aux belles créatures: il est devenu un paysan alcoolique confessant des cinglés dans un hôpital psychiatrique. Une vieille mobylette a remplacé la rutilante BMW  et ses sorties, désormais, ne sont plus qu’une lamentable parodie de ses chevauchées de jeunesse: «Il écrasa le mégot sous sa botte, nous salua. Sa mobylette était appuyée  sur le mauvais crépis de la façade; il en saisit résolument le guidon, enjamba la machine et, la tête trop haute comme s’il regardait toujours les étoiles et refusait de déchoir sous cet œil aveugle et multiple, presque humain en somme, il pédala pour lancer le moteur; la pétrolette fit un maigre zigzag, il tomba». Mais l’abbé à terre a maintenant le regard du Seigneur au fond de ses yeux d’ivrogne, enfin «humain en somme». Il ne tient plus les créatures à distance, il les console, il partage leur sort, leur disgrâce, leur malheur. Enfin son discours s’est incarné…

     

    Ainsi en va-t-il de la littérature: comme l’abbé Bandy, l'écrivain doit se confronter aux douleurs des hommes; et le style aussi doit «se pochardiser» pour laisser entrer l’humain; car «poétiquement toujours, sur terre habite l’homme», et le Grand Parler, loin de le tenir à distance, doit s’effacer pour lui offrir la place centrale. Au travers de l’histoire de Bandy, de cette disgrâce par l’alcool, miroir dans lequel il contemple la sienne, le narrateur comprend son erreur: tel un étudiant en Lettres, il idolâtrait la littérature, il en absolutisait le style. C’est en pratiquant, en écrivant, et en accordant la préséance aux «créatures», en partageant leur sort surtout si leur vie est minuscule, qu’il surmontera cet écueil. Le voilà bientôt prêt à devenir écrivain…

     

    En remerciement, Michon offre à l’abbé Bandy deux belles morts imaginaires. L’une «hiéroglyphe accompli et forme consommée», tel qu’en lui-même, aurait dit Mallarmé. L’autre à la Saint-François d’Assise, dans une nature où le verbiage brillant a laissé place au langage simple des animaux qui, loin d’être «tenus à distance», retour définitif des créatures bannies, semblent s’adresser à l’abbé apaisé: «Quelque chose lui a répondu qui ressemblait à l’éternité, dans le verbiage fortuit d’un oiseau. L’ébrouement soudain d’un cerf proche ne l’a pas surpris; il a vu une laie venir vers lui avec douceur; les chants si raisonnables se sont accrus avec le jour; l’éclaircie de l’horizon a dévoilé un sous-bois de huppes, de geais, des plumages ocres et roses comme des fleurs, des becs attentifs et des yeux ronds pleins d’esprit (…) Il a relevé la tête, a remercié Quelqu’un, tout a pris sens, il est retombé mort».

     

    Suite demain 

     

  • "Vies minuscules", oeuvre majuscule IV

     

    Par Pierre Béguin

     

    Vie des frères Backroot

     

    «Ce père sera le mien» avait affirmé le narrateur en conclusion de Vie d’Antoine Peluchet, soulignant par là une thématique clé du texte: la quête du père. Un père absent au prénom révélateur (Aimé), alcoolique et tôt disparu, qui ouvre par ces mots le troisième chapitre, Vies d’Eugène et de Clara: «A mon père, inaccessible et caché comme un Dieu, je ne saurais directement penser». Pour Michon, cette quête d’identification à l’absent passe naturellement par la déchéance et l’alcoolisme. De fait, plus nous avançons dans ce livre, plus le narrateur envahit le récit. Dans Vies d’Eugène et de Clara, l’autoportrait cruel, sombre, se précise au point qu’il ne fait plus aucun doute que ces Vies minuscules sont en réalité une biographie oblique et fragmentaire de l’auteur. Mais c’est au chapitre suivant, le plus long du livre, au cœur de toutes les problématiques michoniennes, et notamment celle du double,que nous nous arrêterons aujourd’hui.

     

    Vies des frères Backroot commence par l’arrivée du narrateur au lycée, passage obligé vers cette terre promise: devenir écrivain. Sept ans d’internat est le prix à payer pour sortir de la condition de paysan et atteindre la grève vers quoi tendent les vagues. Mais cette entrée dans «le cœur du langage» se double d’une entrée dans le temps et dans la mort: «Quand mourront-ils, ceux dont je ne pourrai me passer et qui sont vieux?» demandait l’enfant sanglotant. «Quand tu seras au lycée» lui répondait la mère, fixant cette échéance alors si lointaine qu’elle se voulait rassurante: «Je n’avais rien oublié. J’abordais l’époque où les immunités tombent, où les cauchemars sont vrais et où la mort existe; mon appétit de savoir marcherait sur des cadavres: l’un n’allait pas sans l’autre».

     

    Au lycée, très vite, il fait la connaissance des deux Backroot, frères ennemis, si pareils et si différents, si remplis d’amour et de haine l’un pour l’autre. Rémy, le petit, énergique, charmeur, malin; et Roland, le grand, rêveur, perdu dans ses lectures, mal adapté à l’existence, auquel, bien entendu, le narrateur va s’identifier. L’un est du côté de l’amour, l’autre de la littérature. Mais de sa face dérisoire, vide. Car Roland est aussi mauvais lecteur que Rémy est habile séducteur: «Il ne perçait pas le secret des auteurs, la belle robe qu’ils ont mise à l’écriture était trop agrafée pour que Roland Backroot, de Saint-Priest-Palus, non seulement pût la trousser, mais sût même s’il y avait dessous une chair ou du vent (…) Rémy, lui, savait bien qu’il y avait sous la robe des filles quelque chose, des riens qui se pouvaient intensément connaître…» La métaphore filée qui assimile les femmes à la littérature est un lieu commun: le texte devient une femme dont il faut percer le secret, un territoire qui se conquiert comme une femme. Rémy sait trousser les femmes, Roland ne sait pas trousser les textes. Les frères Backroot semblent illustrer parfaitement cette pensée de Chamfort: «Le fameux Ben Johnson disait que tous ceux qui avaient pris les muses pour femmes étaient morts de faim, et que ceux qui les avaient prises pour maîtresses s’en étaient fort bien trouvés».

     

    Sauf qu’ici, contre toute attente, c’est celui qui savait comment s’y prendre pour réussir qui va mourir en premier, jeune encore. Comme pour confirmer que l’appétit de savoir marche sur des cadavres, le chapitre se termine par l’enterrement de Rémy Backroot, auquel se rend le narrateur, accompagné par quelques amis du lycée. Il y retrouve Roland Backroot et se souvient des frères ennemis dans une superbe évocation: «Ils apparaissaient en même temps dans la porte, même menton et teint batave, même folie flamande, même courte chevelure bâclée de brute, mais pas le même œil pour les filles ni la même main dans leur jupe, pas la même langue, et dans la salle suante, égarée, à la fête, le petit amoroso emballait les bergères sous le regard de l’autre qui faisait passionnément tapisserie jusqu’au matin; et, revenant dans le noir au camp des Merles, le petit avec des odeurs de filles dans les doigts et le grand avec peut-être dans ses paumes la marque de ses ongles, encore au coude à coude, encore d’un pas furieux, ils s’arrêtaient soudain comme un seul homme et sans se concerter se foutaient sur la gueule…»

     

    Sans son frère, Roland ressemble au capitaine Achab accroché au dos de Moby Dick avant la noyade: «Je vis Roland, seul sur la tombe, posthume, mais tout droit et campé comme quelqu’un qui frappe: romanesquement, sottement, je pensai à un capitaine une dernière fois visible sur sa baleine blanche, qui déjà sous lui a sombré». Et le narrateur de s’identifier alors au narrateur de Moby Dick, Ismaël – dans la Bible, fils illégitime d’Abraham –, seul rescapé du naufrage pour en témoigner, auquel il empreinte cette ultime phrase: «Et moi seul j’échappai pour venir te le dire».

     

    Les lecteurs de Melville connaissent les innombrables références du romancier aux Ecritures. Ils savent donc que cette citation est en fait tirée du Livre de Job. Souvenez-vous: quand Dieu décide que Job va devenir pauvre, tous les malheurs s’abattent sur lui; chaque témoin des catastrophes termine alors son récit par cette phrase qui revient comme un refrain: «Et moi seul j’échappai, pour venir te le dire». L’écrivain est un témoin survivant de catastrophes, avant tout de celles qui se sont abattus sur lui, comme Job, comme Pierre Michon, et dont il est rescapé miraculeusement. C’est aussi en ce sens que Vies minuscules est un témoignage majeur…

     

    Suite demain

     

     

  • "Vies minuscules", oeuvre majuscule III

    Par Pierre Béguin

     

    Vie d’Antoine Peluchet

     

    Au début fut la relique. Celle des Peluchet que les femmes se transmettent de générations en générations au moment des naissances et des enterrements, témoin – et métaphore même – d’un vide: «Les Peluchet ont disparu avec le précédent siècle; le dernier, à ma connaissance, fut Antoine Peluchet, fils perpétuel et perpétuellement inachevé, qui emporta au loin son nom et l’y perdit. Ce nom tombé en désuétude, la relique l’a porté jusqu’à moi: objet de femmes et relais de l’une à l’autre transmis, elle pallie l’insuffisance des mâles et confère au plus stérile d’entre eux une manière d’immortalité, qu’une besogneuse descendance paysanne, pressée de mourir et d’oublier, ne lui eût certes pas assurée».

     

    L’histoire d’Antoine Peluchet, c’est l’histoire d’une absence, d’un vide. Et le récit de son existence est là pour dire ce vide. Les tombeaux de Mallarmé cèdent ici la place à la relique héritée par le narrateur, premier homme depuis Antoine à la posséder et devenu par cet héritage même l’ombre de cette ombre: «Depuis si longtemps, je suis le plus près d’être son fils (…) nos destins diffèrent peu, nos vouloirs sont sans traces, notre œuvre n’est pas».

     

    A nouveau, comme ce fut le cas avec André Dufourneau, le narrateur enfant s’identifie totalement à cette destinée d’exil, de révolte et de drame: «Comme moi, Antoine enfant fut conduit devant ces Lares…» Et l’adolescent de projeter dans l’exil de Peluchet sa propre problématique: «Ce qui lui importait – rage de quitter, sainteté ou vol de grands chemins, peu importe le nom de la fuite, refus et inertie en tout cas – était le fait non pas de tous (…) mais d’un seul au désir massif, fondateur stérile et solipsiste…» Les mots sont si vastes qui flottent autour des choses «comme des défroques achetées en foire», l’alouette s’envole si haut, et «si bellement». Pourtant, la terre n’est pas son ennemie, ni même son père, brutal parce que lui n’a pas les mots, qui aime tant son lopin et qui supporte mal cette langueur paresseuse du fils pour les travaux des champs: «Il faut alors imaginer qu’un jour, Toussaint perçut dans le fils – et n’en finit plus dès lors de percevoir – quelque chose, geste, parole, ou plus vraisemblablement silence, qui lui déplut: une pesée légère aux mancherons de la charrue, une paresse à vivre, un regard qui demeurait obstinément le même, qu’il se posât sur des seigles parfaits ou des blés où s’est roulé l’orage, un regard pareil à la terre innombrable et toujours la même».

     

    Car le rapport d’Antoine au monde n’est pas celui d’un paysan à sa terre. Le père ne lui pardonnera pas cette trahison. Alors il y eut cette terrible nuit du bannissement d’Antoine par Toussaint. Un regard dévoilé du fils dans lequel le père lit une exaspération, ou une indifférence, ou une morgue, ou peut-être une sorte de dignité sans cause. On crie dans la cuisine, on gesticule, on brandit un verre ou un livre, on tape du poing sur la table. «Enfin la vieille arrogance patriarcale retrouve son vieux geste définitif, la droite du père se tend vers la porte, la chandelle fléchit, le fils est debout (…) Il part, il n’est plus d’ici…»

     

    Cette scène clé du bannissement, qui s’étend sur trois pages, est tout simplement superbe: longues phrases proustiennes ponctuées d’alexandrins, foisonnement d’adjectifs parfois à la limite de l’impropriété (mais d’une propriété supérieure) où rien n’est raconté mais où tout est décrit. La mère coupable se tient dans un coin, muette, sanglotante, le fils résiste, le père détient le pouvoir et la vérité. Souffrances, douleurs, peines, pauvreté, morts vaines et permanence du malheur, voilà ce que les Peluchet se transmettent depuis trente générations, voilà ce que le fils refuse d’endosser, voilà ce que le narrateur enfant, à l’écoute de cette histoire racontée par sa grand-mère, perçoit sans très bien le comprendre. Il le comprendra plus tard…

     

    Antoine parti, «il me reste Toussaint», dit-il. De fait, c’est sur le père que le récit va focaliser. Car Toussaint n’existe plus désormais que par son fils banni: son destin, dès lors, est de subir la tragédie de ce bannissement. On ignore comment Antoine a vécu cette rupture, mais on saura précisément comment Toussaint, dépassé par les conséquences de son geste, déboussolé par cette absence, ce vide qui le réduit à la douloureuse impossibilité de transmettre, va vivre cette conscience d’un temps brisé où le passé démesurément va croître. D’abord, l’incrédulité: pourquoi fallait-il qu’Antoine le prît au mot? Puis, pour le père comme pour la mère, l’attente: «Ils attendent Antoine, en tremblant, en se rassurant et se torturant l’un l’autre, la passion de l’espoir dans son tourbillon les prenant, les rejetant, les laissant pour morts, en leur insufflant vie, un peu de vie qu’elle reprend, jette dehors aux chiens, servilement rapporte avec l’éclair d’un souvenir, un oubli bref, le reflet ponctuel d’un battant d’horloge». Ils attendirent un an, deux ans, dix ans peut-être. Un jour enfin, ils furent quittes du réel. Le deuil du fils achevé, Toussaint peut maintenant rêver la vie d’Antoine. Un événement va actionner ce rêve, un autre l’alimenter.

     

    D’abord la découverte par le père de trois livres qu’Antoine a laissés lors de son départ précipité. Dont Manon Lescaut, le roman du grand bannissement d’un jeune aristocrate, Des Grieux, par son père incapable d’accepter les débordements passionnels de son fils pour une roturière de 15 ans prénommée Manon. Toussaint ouvre le livre, peut-être le premier qu’il n’ait jamais ouvert, le feuillette… Et, stupeur, il lui semble comprendre la mécanique incompréhensible des passions, les fuites la nuit en chariot, la fille perdue et le fils failli, les causes multiples des larmes et la mort écrite. Au travers des mésaventures de Des Grieux, c’est Antoine qu’il commence à comprendre: le roman lui a ouvert les voies du fils*. Enfin, il peut se mettre à sa place: «Toussaint, relevant la tête, vit par la fenêtre ce qu’Antoine enfant avait toujours vu: le clocher là-bas, la distance impalpable qui porte l’angélus, l’alouette suspendue ou un corbeau comme un chiffon noir; au-dessous de l’alouette, quelques ares de la terre des Peluchet…» Il prend alors conscience de la nature de poète de son fils, d’une autre relation au monde que celle du paysan à sa terre.

     

    Ensuite, l’arrivée d’un nouveau personnage, «le Fiéfé de chez Décembre», qui vient aider Toussaint pour les labours. Fiéfé ressuscite Antoine à deux niveaux: il incarne le fils paysan que Toussaint aurait aimé avoir, il raconte aux autres villageois la vie imaginaire d’Antoine en Amérique (Des Grieux a connu enfin avec Manon, déportée aux Amériques pour prostitution, quelques mois paradisiaques avant la chute tragique): «On parla donc de l’Amérique et de l’ombre là-bas d’Antoine; et Fiéfé comme ses auditeurs voyaient en l’Amérique (…) un pays fortuné mais périlleux, coupe-gorge et caravansérail, où il y a des sinaïs de ronces et de canaans de fête villageoise; plein de filles perdues mais qui vous aiment de destins splendides ou désastreux…» A en croire Fiéfé qui capte son auditoire par ses boniments, Antoine aurait écrit du Mississipi et du Nouveau Mexique, «pays barbares au-delà de Limoges», il conduirait des locomotives noires sous le soleil d’El Paso, il aurait participé à la ruée vers l’or californien, il vivrait maintenant en bourgeois à l’orée du désert «avec une femme qu’on prenait pour son épouse légitime, qui allait à la messe en gants blancs dans l’église baptiste, mais qu’il avait gagnée aux dés dans un bordel de Galveston ou de Baton Rouge». On entend dans ces pages des accents de Madame Bovary, auxquels se mêlent des intonations de l’extraordinaire premier chapitre de La Beauté sur la Terre (Ramuz).

     

    Et voilà que, peu à peu, le père se met à fantasmer la figure du fils. Ou plutôt, à se fantasmer dans la figure du fils. Il délaisse aux brandes et aux caillasses son lopin de blé noir: «Le soleil se couchait sur sa terre gâtée; là-dessus, le fils épars, le glorieux corps américain, faisait de l’or en Californie». Avant que le retour du réel ne brise définitivement le rêve: un fils Jouanhaut revient de Rochefort où il a fait son temps sous les drapeaux. Sa voix narquoise est catégorique: Antoine n’est pas en Amérique, il l’a vu, de ses yeux vu, embarquer pour le bagne de Ré. Fin de la rêverie pour Toussaint. Fin aussi des boniments pour Fiéfé qui s’effondre de la dissolution de son public. Ivre bientôt du matin au soir. Une vieille le découvre un après-midi à deux pas de son taudis, face contre terre parmi des envols de guêpes. Toussaint serre ce pantin mort dans ses bras en pleurant: Toine! Toine! Cette fois, il a définitivement perdu son fils dans cette seconde mort qui n’est pas celle d’Antoine.

     

    «Le reste tient en peu de mots». Toussaint sombre dans un délire schizophrénique: «Quand j’étais à Baton Rouge…» Bientôt, il rejoint son fils: «Quand de toute évidence il le tint embrassé, il le hissa avec lui sur la margelle pourrie du puits dans quoi fougueusement ils se précipitèrent, leurs bras étreints, leurs yeux riants, leur chute indiscernable…» Demeure le narrateur, fin de race, le dernier à se souvenir, et qui se souvient d’Antoine, s’identifie au banni («Ce père sera le mien») ou à ces lieux qui l’attendent sous la prédominance du vent. Et encore cette sublime dernière phrase: «Il y aura chez un lointain brocanteur une relique à deux sous; il y aura de mauvaises récoltes de blé noir; un saint naïf et délaissé; (…) les miens ici et là dans du bois pourrissant; les villages et leurs noms; et encore du vent».

     

    *J’emploie à dessein le lexique religieux tant sont nombreuses les références à la Trinité, jusqu’au «Toussaint pantocrator».

     

    Suite demain

     

  • "Vies minuscules", oeuvre majuscule II

     

    Par Pierre Béguin

     

    Vie d’André Dufourneau

     «Un jour de l’été 1947, ma mère me porte dans ses bras, sous le grand marronnier des Cards, à l’endroit où l’on voit déboucher soudain le chemin communal, jusque-là caché par le mur de la porcherie, les coudriers, les ombres; il fait beau, ma mère sans doute est en robe légère, je babille; sur le chemin, son ombre précède un homme inconnu de ma mère; il s’arrête; il regarde; il est ému; ma mère tremble un peu, l’inhabituel suspend son point d’orgue parmi les bruits frais du jour. Enfin, l’homme fait un pas, se présente. C’était André Dufourneau».

     

    Enfant bâtard recueilli par les grands-parents du narrateur, André Dufourneau éprouve très vite le besoin d’ailleurs. Il s’enfuit, revient une première fois au village («Trente ans, et le même arbre qui était le même, et le même enfant qui était un autre»), avant de repartir pour ne plus jamais revenir. C’est tout. Mais le narrateur, sur les récits de sa grand-mère, arrange les événements de manière à donner sens à ces exils successifs, à ce retour inattendu. Hypothèses, interprétations: le drame de Dufourneau est reconstitué, et si la version villageoise ne correspondait pas à la vérité, elle n’en  resterait pas moins plausible. Mais surtout, elle fait sens pour le narrateur qui s’identifie parfaitement à cette destinée tragique.

     

    Car le drame de Dufourneau – dont le narrateur retiendra la leçon – réside dans son incapacité à faire le deuil de sa province. Plus exactement dans l’impossibilité pour ce paysan mal né d’acquérir «la Belle Langue». Et son erreur est d’avoir voulu utiliser cette langue comme un outil de domination, en jouant un personnage qu’il n’était pas. Tout commence quand la grand-mère du narrateur, qui l’a recueilli, lui apprend à lire. Dès lors, il cesse d’appartenir au présent: «Dans l’agonie du passé qui toujours commence, l’avenir se lève et aussitôt se met à courir». Sa voix s’anoblit avec ses ambitions, elle «s’efforce en des sonorités plus riches d’épouser la langue aux plus riches mots (…) Il ne sait pas encore qu’à ceux de sa classe ou de son espèce, nés plus près de la terre et plus prompts à y basculer, la Belle Langue ne donne pas la grandeur, mais la nostalgie et le désir de la grandeur». Il s’invente un passé à la hauteur de ses prétentions, se croit fils naturel d’un hobereau local. Son premier exil, et la découverte de la ville, le renvoie douloureusement à ses racines paysannes: «Il sut qu’il était un paysan. Rien ne nous apprendra comment il souffrit, dans quelles circonstances il fut ridicule, le nom du café où il s’enivra». C’est l’échec et le retour de Dufourneau au village. Avant un second et définitif départ pour l’Afrique: «Il partit comme jure un ivrogne, émigra comme il tombe». Pourquoi l’Afrique? Le narrateur imagine – car la biographie de Dufourneau reste avant tout fantasmée par le narrateur et sa grand-mère – le mobile majeur de ce choix: «L’assurance que là-bas un paysan devenait un Blanc, et, fût-il le dernier des fils mal nés, contrefaits et répudiés de la langue-mère, il était plus près de ses jupes qu’un Baoulé; il le parlerait haut et en lui se reconnaîtrait (…) elle lui donnerait, avec tous les autres pouvoirs, le seul pouvoir qui vaille: celui qui noue toutes les voix quand s’élève la voix du Beau Parleur».

     

    Il en reviendra riche ou il en mourra, avait-il juré lors de son départ. Il en est mort. Assassiné par une révolte de ces esclaves noirs qu’il avait voulu soumettre, selon l’hypothèse romanesque de la grand-mère. Mais les prétentions de Dufourneau, et sa fin tragique qui en est la conséquence logique, ne sont-elles pas avant tout la genèse des prétentions du narrateur, ces fameuses prétentions dévoilées dans l’incipit? Et ces esclaves noirs que Dufourneau voulait soumettre, la révolte des mots insoumis, ceux de la Belle Langue inaccessible au paysan mal-né? Souvenons-nous: «…en mourir était l’alternative offerte aussi au scribe». Car le narrateur enfant, au récit de sa grand-mère, s’identifie totalement à ce paysan bâtard recueilli puis exilé: «Parlant de lui, c’est de moi dont je parle». Sa vocation d’écrivain se forge sur la destinée de Dufourneau. Comme lui, il partira. Comme lui, il en reviendra riche (de mots) ou il en mourra. Et l’on comprend alors que cette éloquence du style chez Michon, cette volonté de convoquer les trésors de la rhétorique à chaque phrase, de faire de l’or de chaque expression – métaphore même du sens – synthétisent ses prétentions de maîtriser la langue, de la soumettre comme Dufourneau chercheur d’or avait voulu soumettre les noirs, d’autant plus impitoyablement qu’il se défendait de reconnaître en eux l’image de ce qu’il n’avait cessé d’être – un paysan – et de parler – le patois: «Pour fuir ces travaux qu’il aimait et ce langage qui l’humiliait, il était venu si loin; pour nier avoir jamais aimé ou craint ce que ces nègres aimaient ou craignaient, il abattait la chicotte sur leur dos, l’injure à leurs oreilles; et les nègres, soucieux de rétablir la balance, lui arrachèrent une ultime terreur équivalant leurs mille effrois, lui firent une dernière plaie valant pour toutes leurs plaies et, éteignant à jamais ce regard horrifié dans l’instant qu’il s‘avouait enfin semblables aux leurs, le tuèrent».

     

    La vie minuscule d’André Dufourneau n’a guère laissé de traces si ce n’est dans la fiction élaborée par une vieille paysanne, et dans ses échos sarcastiques qui ont marqué les désirs et les prétentions d’un enfant de la Creuse. Mais ce même enfant, devenu écrivain, la sort de l’oubli en lui donnant, dans «la Belle Langue aux plus riches mots», toute sa grandeur tragique…

     

    Suite demain

     

     

     

  • "Vies minuscules", oeuvre majuscule I

     

    Par Pierre Béguin

     

    La consécration absolue pour un écrivain francophone qui n’aurait pas obtenu le prix Nobel reste la publication de ses œuvres complètes dans la bibliothèque de la Pléiade, la référence ultime en matière de prestige et de reconnaissance littéraire. La plupart des auteurs publiés dans cette collection majeure des éditions Gallimard l’ont été bien après leur mort, quelques-uns – Céline, Sartre, Claude Simon entre autres – collaboraient à la publication de leur œuvre dans la Pléiade au moment de leur mort, très peu ont pu savourer cet honneur de leur vivant.

    Qu’une telle marque de reconnaissance ait pu échoir à un écrivain comme Jean d’Ormesson, même à 89 ans, a quelque chose de déprimant. Surtout quand on considère celles ou ceux qui ne figurent pas encore dans la Pléiade, ou qui n’y figureront peut-être jamais, et qui le mériteraient bien davantage qu’un académicien, certes très médiatisé, mais finalement écrivain mineur.

     

    michon1.jpgJe ne sais si Pierre Michon figurera un jour au catalogue de la Pléiade. Je sais que, s’il devait y figurer, ce sera sûrement bien longtemps après sa mort. Mais je sais surtout qu’il devrait y figurer avant n’importe qui d’autres. Sa production est mince, et sur le papier bible de la Pléiade elle n’aurait guère d’épaisseur, ses publications très espacées (un livre à peine tous les sept ans), et son œuvre, riche, intense, où le plus petit détail est essentiel, demande beaucoup au lecteur. Beaucoup trop pour qu’elle soit connue et médiatisée, tant il est vrai qu’à partir d’un certain degré de complexité un livre n’a plus droit aux colonnes des journaux, et encore moins à l’antenne. Car Michon convoque tous les prestiges de la rhétorique, jusqu’à l’affectation parfois, aux jouissances du Grand Parler. Un véritable festin pour le lecteur convié à partager l’idéal de Flaubert: des textes qui tiennent essentiellement par la force interne de leur style. Pierre Michon se pose comme le grand maître de la phrase française depuis Proust. Une sorte de littérature pure qui vaut avant tout par sa beauté formelle, où chaque mot brille de tout son éclat, parfois dans une légère défaillance sémantique. La démarche pourtant n’est pas qu’esthétisante. La forme dégage du sens. Mieux qu’aucune autre œuvre actuelle, celle de Michon réalise la symbiose parfaite entre deuil – une thématique sombre – et ivresse – une expression euphorique.

     

    Pierre Michon est entré officiellement en littérature en 1984 avec ses Vies minuscules. Huit vies de personnages – disons plutôt de personnes tant la fiction ici n’est qu’un léger arrangement de la réalité – qui n’auraient pas mérité qu’on racontât leur destinée, en apparence insignifiante. Mais l’ensemble de ces vies compose un récit cohérent dans lequel on voit apparaître en négatif la vie même de l’auteur, qui devient ainsi le personnage principal, véritable fil conducteur de ces huit récits. Et cette entrée en littérature s’effectue par un incipit susceptible de devenir aussi célèbre que celui de La Recherche du temps perdu: «Avançons dans la genèse de mes prétentions». Avec son embrayage rhétorique, cet impératif inattendu et cette intervention immédiate d’un «je» inconnu, cette première phrase pose la thématique essentielle du texte, et par extension de toute l’œuvre de Michon. Quelles prétentions? Il faudra plusieurs pages pour commencer à distinguer les fragments d’une réponse: la prétention à devenir écrivain, à s’éloigner de sa province – le fin fond de la Creuse, le fin fond de la France profonde – à réaliser l’impossible trajet du patois à «la Belle Langue», comme d’aucuns passeraient des Verdurin aux Guermantes. Ou comment devenir écrivain quand on vient d’une région et d’un contexte que rien ne prédestine à un tel statut : «La province dont je parle est sans côtes, plages ni récifs; ni Malouin exalté* ni hautain Moco n’y entendit l’appel de la mer quand les vents d’ouest la déversent, purgée de sel et venue de loin, sur les châtaigniers». Comme Julien Sorel, fils de charpentier qui veut s’élever dans la hiérarchie sociale jusqu’à la noblesse, Pierre Michon, descendant d’une lignée de paysans, entend s’élever dans le langage jusqu’à sa plus haute exigence. Mais comme pour le héros de Stendhal, cette quête n’est pas sans danger: «Je ne savais pas que l’écriture était un continent plus ténébreux, plus aguicheur que l’Afrique, l’écrivain une espèce plus avide de se perdre que l’explorateur; et quoiqu’il explorât la mémoire et les bibliothèques mémorieuses en lieu de dunes et forêts, qu’en revenir cousu de mots comme d’autres le sont d’or ou y mourir plus pauvre que devant – en mourir – était l’alternative offerte aussi au scribe».

     

    En mourir, Pierre Michon en fut proche: errance, désespoir, alcool, drogue, comme raconté notamment dans «Vie du père Foucault», en réalité celle du narrateur-auteur. Il survécut. Et le voici cousu de mots en or: une prose fortement marquée par son rapport à la littérature, de nombreuses citations ou références souvent masquées, et accessibles à une certaine culture, des phrases dont la construction repose sur la mesure, souvent des alexandrins, pour dire la ruralité, l’archaïsme des gestes ancestraux, les vieilles pratiques religieuses, les superstitions, le patriarcat, et aussi les révoltes des fils, les exils et les bannissements, la quête d’un ailleurs salvateur, géographique ou littéraire. Et l’alchimie, contre toute attente, miraculeusement se fait…

     

    C‘est à cet itinéraire en plein cœur d’un chef-d’œuvre que j’aimerais vous convier durant une semaine dans Blogres, à raison d'un billet par jour, au long de cette œuvre majuscule que constituent ces  Vies minuscules, ces huit destinées anonymes, ces exils qui furent pour Pierre Michon les sirènes de son enfance aux chants desquelles il se livra pieds et poings liés dès l’âge de raison: «ces mots m’étaient une Annonciation et comme une Annoncée, j’en frémissais sans en pénétrer le sens; mon avenir s’incarnait et je ne le reconnaissais pas». Huit vies qui constituent pour «Pierrot» – comme on surnomme l’enfant Michon dans son village –  des leçons de vie qui le mèneront de la Creuse à la terre promise, du patois au Grand Parler, du fils de paysan au statut d’écrivain.

     

    *Allusion à Chateaubriand, natif de Saint-Malo.

     

    Suite demain 

     

     

  • Alphonse Layaz, La Passagère

    Par Alain Bagnoud

    Soixante petits récits savoureux : c'est ce que propose Alphonse Layaz dans son recueil La Passagère (Editions de l'Aire).

     

    Le sous-titre annonce des faits divers, et il y en a effectivement quelques-uns. Le récit qui donne son nom au livre parle par exemple d'un petit accident de tramway qui jette le narrateur contre une jolie voyageuse.

     

    Mais on trouve aussi, dans le recueil, des contes, parfois inspirés par d'autres (La bonne aventure, qui explique pourquoi les Bohémiens ont le droit de voler sans pécher), des drames touchant à l'Histoire (Le camée et sa problématique du placement des enfants de filles-mères, jadis), des souvenirs (Le livre sur les quais où Alphonse Layaz raconte qu'il s'est retrouvé près de Manon Leresche qu'on venait scruter comme un phénomène)...

     

    Ces sujets sont inspirés simplement, semble-t-il, par la fantaisie de Layaz et par ce que lui propose la vie : une scène, une évocation, un souvenir. Tout ce qui lui donne envie de saisir son stylo.

     

    Il y prend du plaisir on le sent. Ces petits récits brillants sont des bijoux. Charmants et très bien écrits.

     

     

     

    Alphonse Layaz, La Passagère, L'Aire