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"Vies minuscules", oeuvre majuscule II

 

Par Pierre Béguin

 

Vie d’André Dufourneau

 «Un jour de l’été 1947, ma mère me porte dans ses bras, sous le grand marronnier des Cards, à l’endroit où l’on voit déboucher soudain le chemin communal, jusque-là caché par le mur de la porcherie, les coudriers, les ombres; il fait beau, ma mère sans doute est en robe légère, je babille; sur le chemin, son ombre précède un homme inconnu de ma mère; il s’arrête; il regarde; il est ému; ma mère tremble un peu, l’inhabituel suspend son point d’orgue parmi les bruits frais du jour. Enfin, l’homme fait un pas, se présente. C’était André Dufourneau».

 

Enfant bâtard recueilli par les grands-parents du narrateur, André Dufourneau éprouve très vite le besoin d’ailleurs. Il s’enfuit, revient une première fois au village («Trente ans, et le même arbre qui était le même, et le même enfant qui était un autre»), avant de repartir pour ne plus jamais revenir. C’est tout. Mais le narrateur, sur les récits de sa grand-mère, arrange les événements de manière à donner sens à ces exils successifs, à ce retour inattendu. Hypothèses, interprétations: le drame de Dufourneau est reconstitué, et si la version villageoise ne correspondait pas à la vérité, elle n’en  resterait pas moins plausible. Mais surtout, elle fait sens pour le narrateur qui s’identifie parfaitement à cette destinée tragique.

 

Car le drame de Dufourneau – dont le narrateur retiendra la leçon – réside dans son incapacité à faire le deuil de sa province. Plus exactement dans l’impossibilité pour ce paysan mal né d’acquérir «la Belle Langue». Et son erreur est d’avoir voulu utiliser cette langue comme un outil de domination, en jouant un personnage qu’il n’était pas. Tout commence quand la grand-mère du narrateur, qui l’a recueilli, lui apprend à lire. Dès lors, il cesse d’appartenir au présent: «Dans l’agonie du passé qui toujours commence, l’avenir se lève et aussitôt se met à courir». Sa voix s’anoblit avec ses ambitions, elle «s’efforce en des sonorités plus riches d’épouser la langue aux plus riches mots (…) Il ne sait pas encore qu’à ceux de sa classe ou de son espèce, nés plus près de la terre et plus prompts à y basculer, la Belle Langue ne donne pas la grandeur, mais la nostalgie et le désir de la grandeur». Il s’invente un passé à la hauteur de ses prétentions, se croit fils naturel d’un hobereau local. Son premier exil, et la découverte de la ville, le renvoie douloureusement à ses racines paysannes: «Il sut qu’il était un paysan. Rien ne nous apprendra comment il souffrit, dans quelles circonstances il fut ridicule, le nom du café où il s’enivra». C’est l’échec et le retour de Dufourneau au village. Avant un second et définitif départ pour l’Afrique: «Il partit comme jure un ivrogne, émigra comme il tombe». Pourquoi l’Afrique? Le narrateur imagine – car la biographie de Dufourneau reste avant tout fantasmée par le narrateur et sa grand-mère – le mobile majeur de ce choix: «L’assurance que là-bas un paysan devenait un Blanc, et, fût-il le dernier des fils mal nés, contrefaits et répudiés de la langue-mère, il était plus près de ses jupes qu’un Baoulé; il le parlerait haut et en lui se reconnaîtrait (…) elle lui donnerait, avec tous les autres pouvoirs, le seul pouvoir qui vaille: celui qui noue toutes les voix quand s’élève la voix du Beau Parleur».

 

Il en reviendra riche ou il en mourra, avait-il juré lors de son départ. Il en est mort. Assassiné par une révolte de ces esclaves noirs qu’il avait voulu soumettre, selon l’hypothèse romanesque de la grand-mère. Mais les prétentions de Dufourneau, et sa fin tragique qui en est la conséquence logique, ne sont-elles pas avant tout la genèse des prétentions du narrateur, ces fameuses prétentions dévoilées dans l’incipit? Et ces esclaves noirs que Dufourneau voulait soumettre, la révolte des mots insoumis, ceux de la Belle Langue inaccessible au paysan mal-né? Souvenons-nous: «…en mourir était l’alternative offerte aussi au scribe». Car le narrateur enfant, au récit de sa grand-mère, s’identifie totalement à ce paysan bâtard recueilli puis exilé: «Parlant de lui, c’est de moi dont je parle». Sa vocation d’écrivain se forge sur la destinée de Dufourneau. Comme lui, il partira. Comme lui, il en reviendra riche (de mots) ou il en mourra. Et l’on comprend alors que cette éloquence du style chez Michon, cette volonté de convoquer les trésors de la rhétorique à chaque phrase, de faire de l’or de chaque expression – métaphore même du sens – synthétisent ses prétentions de maîtriser la langue, de la soumettre comme Dufourneau chercheur d’or avait voulu soumettre les noirs, d’autant plus impitoyablement qu’il se défendait de reconnaître en eux l’image de ce qu’il n’avait cessé d’être – un paysan – et de parler – le patois: «Pour fuir ces travaux qu’il aimait et ce langage qui l’humiliait, il était venu si loin; pour nier avoir jamais aimé ou craint ce que ces nègres aimaient ou craignaient, il abattait la chicotte sur leur dos, l’injure à leurs oreilles; et les nègres, soucieux de rétablir la balance, lui arrachèrent une ultime terreur équivalant leurs mille effrois, lui firent une dernière plaie valant pour toutes leurs plaies et, éteignant à jamais ce regard horrifié dans l’instant qu’il s‘avouait enfin semblables aux leurs, le tuèrent».

 

La vie minuscule d’André Dufourneau n’a guère laissé de traces si ce n’est dans la fiction élaborée par une vieille paysanne, et dans ses échos sarcastiques qui ont marqué les désirs et les prétentions d’un enfant de la Creuse. Mais ce même enfant, devenu écrivain, la sort de l’oubli en lui donnant, dans «la Belle Langue aux plus riches mots», toute sa grandeur tragique…

 

Suite demain

 

 

 

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