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"Vies minuscules", oeuvre majuscule VI

 

Par Pierre Béguin

 

Vie d’Arthur Rimbaud

 

La vie d’Arthur Rimbaud, une vie minuscule? Non, bien sûr. Au reste, on la chercherait en vain dans la table des matières. On trouvera Vie du père Foucault et Vie de Claudette dont nous n’avons pas parlé. Mais Vie d’Arthur Rimbaud, rien! Et pourtant elle est omniprésente dans toutes ces vies minuscules, dans les références, les allusions, les citations, en négatif derrière certains épisodes ou personnages. Et d’abord dans les lieux. Charleville – «Charlestown» comme l’appelait Rimbaud – avait pour le futur poète maudit les allures d’ennui et de prison qu’ont pu avoir Mourioux et la Creuse pour le jeune Michon. Le patois, la ferme, l’austérité, la bigoterie, l’absence du père, cet héritage de misère, d’obéissance et de souffrances qu’on se passe de générations en générations sont pour le narrateur autant de motifs d’identification. Et plus tard, la drogue et les saisons en enfer…

 

Il y a pour Michon, dans tous ces personnages qui fuient l’austérité campagnarde de leur enfance, un Arthur Rimbaud en puissance. A commencer par Antoine Peluchet: «Il s’en fût fallu comme d’habitude d’un cheveu, je veux dire d’une autre enfance, plus citadine ou aisée, nourrie de roman anglais et de salons impressionnistes où une mère belle tient dans sa main gantée la vôtre, pour que le nom d’Antoine Peluchet résonnât dans nos mémoires comme celui d’Arthur Rimbaud». Et lorsqu’André Dufourneau quitte définitivement Mourioux pour l’Afrique, c’est avec la détermination et les mots même du poète maudit: «Ma journée est faite, je quitte l’Europe». C’est aussi aux mêmes types de pères de substitution que s’attache épisodiquement le narrateur: «Et même les pères imaginaires que je substituais au mien étaient de pâles figures: un instituteur trop prolixe, un ami de la famille trop taciturne…» Comment ne pas voir, par exemple, dans le vieux professeur Achille qui s’est pris d’affection pour le grand Backroot une figure parodique d’Izambard, le jeune professeur de français, premier lecteur et premier substitut de père d’Arthur: «Achille s’approchait en élevant sa grosse voix soudain rieuse, posait lourdement sa main sur l’épaule de l’enfant qui rougissait; il questionnait, patient et grondeur avec quelque ironie, s’enquerrait de la lecture du moment; le petit bredouillait et, un peu honteux, montrait l’ouvrage; alors Achille lâchait théâtralement l’épaule, se rejetant en arrière considérait Roland ou ouvrant de grands yeux stupéfaits, mimait une admiration incrédule qui déployait comme un drapeau tout ce visage de vieux castrat (…) Voilà qui est remarquable! Voilà qui est étonnant! On lit donc déjà Flaubert!»

 

De fait, les références ou allusions directes à Rimbaud, bribes de citations en clins d’œil complices au lecteur qui saurait les reconnaître, sont récurrentes dans les Vies minuscules. Comme par exemple l’expression des sirènes africaines de Dufourneau – «du côté des jardins de palmes, chez un peuple fort doux» – ou encore la description de Peluchet en Amérique – «sobre naturellement» – empruntées aux Illuminations. Jeune paysan mal né, le narrateur fantasme la figure de l’écrivain sous les traits d’Arthur Rimbaud, et associe sa future trajectoire à celle du poète maudit. Même s’il n’entrera véritablement en littérature qu’à l’âge où son modèle s’apprêtait à quitter l’existence…

 

C’est dans le chapitre de conclusion, Vie de la petite morte, que le narrateur relate ce moment où, enfant malade et alité, il fit la connaissance d’Arthur Rimbaud: «C’était dans l’Almanach Vermot (…) L’article était illustré d’une mauvaise photo de fin d’enfance où Rimbaud comme toujours boude, mais paraît ici plus fermé s’il se peut, obtus et indécrottable, attifé et désordre (…) Le titre aussi m’attira, que je lus par erreur: Arthur Rimbaud, l’éternel enfant, quand il fallait lire l’éternel errant». Les similitudes biographiques entre leurs deux destinées frappent le jeune Michon. L’identification est immédiate: «J’avais d’autres Ardennes par la fenêtre, et mon père, s’il n’était pas capitaine, s’était enfui comme le capitaine Frédéric Rimbaud; j’avais au moulin de Mourioux lâché en mai des bateaux frêles, peut-être déjà lâché ma vie (…) Puis Rimbaud avait une sœur qui en dépit de tout l’avait aimé, de loin servi, tutélairement veillé si loin de Charleville dans les dernières sueurs…» D’une certaine manière, l’entrée en littérature de Michon s’est cristallisée un jour noir de son enfance dans les maigres pages d’un Almanach Vermot. Sans le savoir, il s’est alors «tendu un piège dont les mâchoires se referment»…

 

Sept ans après la parution des Vies minuscules, Michon consacrera un livre entier au poète de Charleville, Rimbaud le fils, une biographie qui va bien au-delà du factuel, magnifique lieu de questionnement sur l’acte créateur, la fonction de la poésie et l’éclosion du génie…

 

Suite demain

 

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