"Vies minuscules", oeuvre majuscule IV
Par Pierre Béguin
Vie des frères Backroot
«Ce père sera le mien» avait affirmé le narrateur en conclusion de Vie d’Antoine Peluchet, soulignant par là une thématique clé du texte: la quête du père. Un père absent au prénom révélateur (Aimé), alcoolique et tôt disparu, qui ouvre par ces mots le troisième chapitre, Vies d’Eugène et de Clara: «A mon père, inaccessible et caché comme un Dieu, je ne saurais directement penser». Pour Michon, cette quête d’identification à l’absent passe naturellement par la déchéance et l’alcoolisme. De fait, plus nous avançons dans ce livre, plus le narrateur envahit le récit. Dans Vies d’Eugène et de Clara, l’autoportrait cruel, sombre, se précise au point qu’il ne fait plus aucun doute que ces Vies minuscules sont en réalité une biographie oblique et fragmentaire de l’auteur. Mais c’est au chapitre suivant, le plus long du livre, au cœur de toutes les problématiques michoniennes, et notamment celle du double,que nous nous arrêterons aujourd’hui.
Vies des frères Backroot commence par l’arrivée du narrateur au lycée, passage obligé vers cette terre promise: devenir écrivain. Sept ans d’internat est le prix à payer pour sortir de la condition de paysan et atteindre la grève vers quoi tendent les vagues. Mais cette entrée dans «le cœur du langage» se double d’une entrée dans le temps et dans la mort: «Quand mourront-ils, ceux dont je ne pourrai me passer et qui sont vieux?» demandait l’enfant sanglotant. «Quand tu seras au lycée» lui répondait la mère, fixant cette échéance alors si lointaine qu’elle se voulait rassurante: «Je n’avais rien oublié. J’abordais l’époque où les immunités tombent, où les cauchemars sont vrais et où la mort existe; mon appétit de savoir marcherait sur des cadavres: l’un n’allait pas sans l’autre».
Au lycée, très vite, il fait la connaissance des deux Backroot, frères ennemis, si pareils et si différents, si remplis d’amour et de haine l’un pour l’autre. Rémy, le petit, énergique, charmeur, malin; et Roland, le grand, rêveur, perdu dans ses lectures, mal adapté à l’existence, auquel, bien entendu, le narrateur va s’identifier. L’un est du côté de l’amour, l’autre de la littérature. Mais de sa face dérisoire, vide. Car Roland est aussi mauvais lecteur que Rémy est habile séducteur: «Il ne perçait pas le secret des auteurs, la belle robe qu’ils ont mise à l’écriture était trop agrafée pour que Roland Backroot, de Saint-Priest-Palus, non seulement pût la trousser, mais sût même s’il y avait dessous une chair ou du vent (…) Rémy, lui, savait bien qu’il y avait sous la robe des filles quelque chose, des riens qui se pouvaient intensément connaître…» La métaphore filée qui assimile les femmes à la littérature est un lieu commun: le texte devient une femme dont il faut percer le secret, un territoire qui se conquiert comme une femme. Rémy sait trousser les femmes, Roland ne sait pas trousser les textes. Les frères Backroot semblent illustrer parfaitement cette pensée de Chamfort: «Le fameux Ben Johnson disait que tous ceux qui avaient pris les muses pour femmes étaient morts de faim, et que ceux qui les avaient prises pour maîtresses s’en étaient fort bien trouvés».
Sauf qu’ici, contre toute attente, c’est celui qui savait comment s’y prendre pour réussir qui va mourir en premier, jeune encore. Comme pour confirmer que l’appétit de savoir marche sur des cadavres, le chapitre se termine par l’enterrement de Rémy Backroot, auquel se rend le narrateur, accompagné par quelques amis du lycée. Il y retrouve Roland Backroot et se souvient des frères ennemis dans une superbe évocation: «Ils apparaissaient en même temps dans la porte, même menton et teint batave, même folie flamande, même courte chevelure bâclée de brute, mais pas le même œil pour les filles ni la même main dans leur jupe, pas la même langue, et dans la salle suante, égarée, à la fête, le petit amoroso emballait les bergères sous le regard de l’autre qui faisait passionnément tapisserie jusqu’au matin; et, revenant dans le noir au camp des Merles, le petit avec des odeurs de filles dans les doigts et le grand avec peut-être dans ses paumes la marque de ses ongles, encore au coude à coude, encore d’un pas furieux, ils s’arrêtaient soudain comme un seul homme et sans se concerter se foutaient sur la gueule…»
Sans son frère, Roland ressemble au capitaine Achab accroché au dos de Moby Dick avant la noyade: «Je vis Roland, seul sur la tombe, posthume, mais tout droit et campé comme quelqu’un qui frappe: romanesquement, sottement, je pensai à un capitaine une dernière fois visible sur sa baleine blanche, qui déjà sous lui a sombré». Et le narrateur de s’identifier alors au narrateur de Moby Dick, Ismaël – dans la Bible, fils illégitime d’Abraham –, seul rescapé du naufrage pour en témoigner, auquel il empreinte cette ultime phrase: «Et moi seul j’échappai pour venir te le dire».
Les lecteurs de Melville connaissent les innombrables références du romancier aux Ecritures. Ils savent donc que cette citation est en fait tirée du Livre de Job. Souvenez-vous: quand Dieu décide que Job va devenir pauvre, tous les malheurs s’abattent sur lui; chaque témoin des catastrophes termine alors son récit par cette phrase qui revient comme un refrain: «Et moi seul j’échappai, pour venir te le dire». L’écrivain est un témoin survivant de catastrophes, avant tout de celles qui se sont abattus sur lui, comme Job, comme Pierre Michon, et dont il est rescapé miraculeusement. C’est aussi en ce sens que Vies minuscules est un témoignage majeur…
Suite demain