"Vies minuscules", oeuvre majuscule I
Par Pierre Béguin
La consécration absolue pour un écrivain francophone qui n’aurait pas obtenu le prix Nobel reste la publication de ses œuvres complètes dans la bibliothèque de la Pléiade, la référence ultime en matière de prestige et de reconnaissance littéraire. La plupart des auteurs publiés dans cette collection majeure des éditions Gallimard l’ont été bien après leur mort, quelques-uns – Céline, Sartre, Claude Simon entre autres – collaboraient à la publication de leur œuvre dans la Pléiade au moment de leur mort, très peu ont pu savourer cet honneur de leur vivant.
Qu’une telle marque de reconnaissance ait pu échoir à un écrivain comme Jean d’Ormesson, même à 89 ans, a quelque chose de déprimant. Surtout quand on considère celles ou ceux qui ne figurent pas encore dans la Pléiade, ou qui n’y figureront peut-être jamais, et qui le mériteraient bien davantage qu’un académicien, certes très médiatisé, mais finalement écrivain mineur.
Je ne sais si Pierre Michon figurera un jour au catalogue de la Pléiade. Je sais que, s’il devait y figurer, ce sera sûrement bien longtemps après sa mort. Mais je sais surtout qu’il devrait y figurer avant n’importe qui d’autres. Sa production est mince, et sur le papier bible de la Pléiade elle n’aurait guère d’épaisseur, ses publications très espacées (un livre à peine tous les sept ans), et son œuvre, riche, intense, où le plus petit détail est essentiel, demande beaucoup au lecteur. Beaucoup trop pour qu’elle soit connue et médiatisée, tant il est vrai qu’à partir d’un certain degré de complexité un livre n’a plus droit aux colonnes des journaux, et encore moins à l’antenne. Car Michon convoque tous les prestiges de la rhétorique, jusqu’à l’affectation parfois, aux jouissances du Grand Parler. Un véritable festin pour le lecteur convié à partager l’idéal de Flaubert: des textes qui tiennent essentiellement par la force interne de leur style. Pierre Michon se pose comme le grand maître de la phrase française depuis Proust. Une sorte de littérature pure qui vaut avant tout par sa beauté formelle, où chaque mot brille de tout son éclat, parfois dans une légère défaillance sémantique. La démarche pourtant n’est pas qu’esthétisante. La forme dégage du sens. Mieux qu’aucune autre œuvre actuelle, celle de Michon réalise la symbiose parfaite entre deuil – une thématique sombre – et ivresse – une expression euphorique.
Pierre Michon est entré officiellement en littérature en 1984 avec ses Vies minuscules. Huit vies de personnages – disons plutôt de personnes tant la fiction ici n’est qu’un léger arrangement de la réalité – qui n’auraient pas mérité qu’on racontât leur destinée, en apparence insignifiante. Mais l’ensemble de ces vies compose un récit cohérent dans lequel on voit apparaître en négatif la vie même de l’auteur, qui devient ainsi le personnage principal, véritable fil conducteur de ces huit récits. Et cette entrée en littérature s’effectue par un incipit susceptible de devenir aussi célèbre que celui de La Recherche du temps perdu: «Avançons dans la genèse de mes prétentions». Avec son embrayage rhétorique, cet impératif inattendu et cette intervention immédiate d’un «je» inconnu, cette première phrase pose la thématique essentielle du texte, et par extension de toute l’œuvre de Michon. Quelles prétentions? Il faudra plusieurs pages pour commencer à distinguer les fragments d’une réponse: la prétention à devenir écrivain, à s’éloigner de sa province – le fin fond de la Creuse, le fin fond de la France profonde – à réaliser l’impossible trajet du patois à «la Belle Langue», comme d’aucuns passeraient des Verdurin aux Guermantes. Ou comment devenir écrivain quand on vient d’une région et d’un contexte que rien ne prédestine à un tel statut : «La province dont je parle est sans côtes, plages ni récifs; ni Malouin exalté* ni hautain Moco n’y entendit l’appel de la mer quand les vents d’ouest la déversent, purgée de sel et venue de loin, sur les châtaigniers». Comme Julien Sorel, fils de charpentier qui veut s’élever dans la hiérarchie sociale jusqu’à la noblesse, Pierre Michon, descendant d’une lignée de paysans, entend s’élever dans le langage jusqu’à sa plus haute exigence. Mais comme pour le héros de Stendhal, cette quête n’est pas sans danger: «Je ne savais pas que l’écriture était un continent plus ténébreux, plus aguicheur que l’Afrique, l’écrivain une espèce plus avide de se perdre que l’explorateur; et quoiqu’il explorât la mémoire et les bibliothèques mémorieuses en lieu de dunes et forêts, qu’en revenir cousu de mots comme d’autres le sont d’or ou y mourir plus pauvre que devant – en mourir – était l’alternative offerte aussi au scribe».
En mourir, Pierre Michon en fut proche: errance, désespoir, alcool, drogue, comme raconté notamment dans «Vie du père Foucault», en réalité celle du narrateur-auteur. Il survécut. Et le voici cousu de mots en or: une prose fortement marquée par son rapport à la littérature, de nombreuses citations ou références souvent masquées, et accessibles à une certaine culture, des phrases dont la construction repose sur la mesure, souvent des alexandrins, pour dire la ruralité, l’archaïsme des gestes ancestraux, les vieilles pratiques religieuses, les superstitions, le patriarcat, et aussi les révoltes des fils, les exils et les bannissements, la quête d’un ailleurs salvateur, géographique ou littéraire. Et l’alchimie, contre toute attente, miraculeusement se fait…
C‘est à cet itinéraire en plein cœur d’un chef-d’œuvre que j’aimerais vous convier durant une semaine dans Blogres, à raison d'un billet par jour, au long de cette œuvre majuscule que constituent ces Vies minuscules, ces huit destinées anonymes, ces exils qui furent pour Pierre Michon les sirènes de son enfance aux chants desquelles il se livra pieds et poings liés dès l’âge de raison: «ces mots m’étaient une Annonciation et comme une Annoncée, j’en frémissais sans en pénétrer le sens; mon avenir s’incarnait et je ne le reconnaissais pas». Huit vies qui constituent pour «Pierrot» – comme on surnomme l’enfant Michon dans son village – des leçons de vie qui le mèneront de la Creuse à la terre promise, du patois au Grand Parler, du fils de paysan au statut d’écrivain.
*Allusion à Chateaubriand, natif de Saint-Malo.
Suite demain
Commentaires
vous oubliez un petit cousin de ma femme , originaire d'Echallens et qui vit à Grignan, Philippe Jaccottet , un nain à côté de JMO , bien qu'en net recul dans les têtes de gondoles : putain à deux pas des invendus.