dubuffet
L’idée de voir les oeuvres de Dubuffet pourrait te plaire. Elles sont exposées à l’autre bout de la Suisse. Pour y aller, tu attends un train sur un quai de petite gare qui n’a plus de chef de gare. Le convoi est rempli d’élèves se rendant au collège. L’un d’eux a une tête de basset triste, il révise ses maths, le mot «trigonométrie» est prononcé. Il pose un regard fatigué sur la fille assise en face de lui, ni jolie ni vilaine, percing dans une narine, jean déchiré aux genoux. Sur le quai de Lausanne, tu montes dans un autre train appelé «Intercity». Tu lis Proust en regardant parfois par la fenêtre. Un caddie passe rempli de boissons fraîches. Une agréable odeur de café remplit l’espace après le passage du charriot poussé par un employé black de bonne humeur. Tu changes encore de train à Berne. Correspondance immédiate. Dans le nouveau convoi, tu entends une voix masculine. Un homme que tu ne vois pas s’entretient avec un médecin qui lui annonce une mauvaise nouvelle: le voyageur répète en hésitant le mot «Tumor». Les paysages somptueux continuent de défiler. La tante Léonie qui observe par sa fenêtre les gens marchant dans la rue est un passage qui emballe le monsieur à casquette. À Bâle, tu montes dans un vieux tram couleur verte. Tu traverses des quartiers, des banlieues, une campagne. Tu arrives à destination. Tu passes en revue les oeuvres du marchand de vin. Tu ressens une vive émotion devant une sculpture de Baselitz. Mais la plus vive, la plus intense émotion de la journée, tu la ressentiras dans le tram qui te ramènera à la gare: elle devait avoir huit ou neuf ans, elle tenait une trottinette dans ses mains, visage très pâle, yeux cernés, jolis doigts fins, longs cheveux noirs, elle m’a regardé un instant, elle a esquissé un sourire aussitôt interrompu par tout ce qu’on lui a raconté au sujet des inconnus, par les mises en garde et les fermes recommandations de la communauté éducative, des parents divorcés et des conseillères d’orientation. Regardant longuement cette fillette qui me faisait face avec sa trottinette posée sur ses genoux, je sentis une vague monter dans ma poitrine, j’allais pleurer, de joie évidemment, quand l’inconnue s’est levée pour descendre de la rame et se lancer sur le trottoir désert. C’est le genre d’expérience que tu peux faire lorsque tu te rends à l’autre bout de la Suisse pour visiter une exposition de tableaux qui ne t’ont pas ému mais que tu as trouvés intéressants.