Des hommes de l'humanité (23/04/2022)
Par Pierre Béguin
Un dimanche – le 5 mars 1876 – l’écrivain russe Ivan Tourgueniev entre chez Gustave Flaubert en s’écriant:
«Je n’ai jamais vu qu’hier combien les races sont différentes… Ça m’a fait rêver toute la nuit! Eh bien, hier, dans Madame Caverlet1, quand le jeune homme a dit à l’amant de sa mère, qui allait embrasser sa sœur: "Je vous défends d’embrasser cette jeune fille!"2, eh bien, j’ai éprouvé un mouvement de répulsion. Et il y aurait eu cinq cents Russes dans la salle, qu’ils auraient tous éprouvés le même mouvement de répulsion… Mais Flaubert, et les gens qui étaient dans notre loge, ne l'ont pas éprouvé, eux, ce mouvement de répulsion!... J’ai beaucoup réfléchi dans la nuit. Oui, vous êtes bien des latins, il y a chez vous du Romain et de sa religion du droit; en un mot, vous êtes des hommes de la loi… Nous, nous ne sommes pas ainsi… Comment dire cela? Voyons, supposez chez nous un rond, un rond autour duquel sont tous les vieux Russes, puis derrière, pêle-mêle, les jeunes Russes. Eh bien, les vieux Russes disent «oui» ou «non», auxquels acquiescent ceux qui sont derrière. Alors, figurez-vous que, devant ce «oui» ou ce «non», la loi n’est plus, n’existe plus; car la loi, chez les Russes, ne se cristallise pas comme chez vous. Un exemple: nous sommes voleurs en Russie; et cependant, qu’un homme ait commis vingt vols, qu’il avoue, mais qu’il soit constaté qu’il ait eu besoin, qu’il ait eu faim, il est acquitté… Oui, vous êtes des hommes de la loi, de l’honneur; nous, tout autocratisés que nous soyons, nous sommes moins conventionnels que vous, nous sommes des hommes de l’humanité...»
Tourgueniev veut sans doute suggérer, par sa métaphore des deux ronds, que les Russes, d’une génération à l’autre, pour décider d’une posture à adopter devant une situation déterminée, s’accordent en fonction de leur propre ressenti moral, et non pas en fonction d’un code légal préétabli. Evidemment, le ressenti moral reste très personnel, et il peut être dangereux de le substituer au code légal à vocation universelle. Mais cette petite anecdote nous renvoie très loin de notre actualité.
Encore que…
1 Madame Caverlet, vaudeville d'Emile Augier, dont la première eut lieu à Paris le 1er février 1876
2 La réplique exacte est: «Je vous défends de toucher de vos lèvres le front de cet enfant!» (Acte II, sc. 8)
08:50 | Lien permanent | Commentaires (3)
Commentaires
C'est en lisant de tel billet que l'on se rencontre de l'importance de la culture (notion quelque peu dévoyée en ces temps troublés...).
Écrit par : Géo | 23/04/2022
Le code légal à vocation universelle a été établi personnellement aussi, même si sans doute les temps l'ont mis à l'épreuve, tandis que le ressenti moral des contemporains semble moins éprouvé. La loi se fait passer pour universelle, aussi, parce qu'elle a été imposée par le chef d'un empire. On ne sait jamais. Il faut bien qu'elle soit à son tour vérifiée par un ressenti moral personnel. C'est un dialogue, non une lutte. Sauf chez les butés, bien sûr.
Écrit par : Rémi Mogenet | 23/04/2022
Pour le Marquis de Carabas, sinon, une illusion ne fait pas une réalité, même quand tout le monde y croit, et la Révolution a joué de l'idée des faux nobles, des menteurs qui ont pu s'imposer dans l'esprit d'un roi inepte. On leur a coupé à tous la tête, dans le doute. Puis Napoléon a voulu créer une noblesse fondée sur de vraies vertus. Cependant, il est clair que l'inventivité, en France notamment, est surtout prônée dans le but de créer des fictions destinées à la manipulation des masses. On ne croit pas à l'imagination des ogres, pourtant la seule qui ouvre l'esprit aux lois cachées du monde. La fantaisie mensongère du Chat est différente, elle est ruse qui ne dure pas. Les ogres sont derrière, c'est une réalité.
Écrit par : Rémi Mogenet | 23/04/2022