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Blogres - Page 15

  • Les Carnets de Corah (Épisode 79)

    Épisode 79 :  Marc JURT en rêvant : Terra incognita

    MARC JURT-TERRA INCOGNITA.jpg

    Terra incognita

    J’aime cette carte d’un territoire inconnu qui s’offre comme un désert ou un cratère. De ce mont de Vénus pointe un gland touffu, comme une montée de sève. Dans la ligne de fuite, l’horizon s’élève vers son point de mire, un halo unique et vaporeux.

    Coupé du paysage par un cadre blanc, un territoire souterrain s’étend sur deux bandes superposées et horizontales qui débordent de chaque côté. À l’inverse du territoire à explorer avec figure absente, réalisé à la pointe sèche, le monde d’en bas s’inspire du monotype, soit d’une technique d’impression sur plaque à exemplaire unique. À moins que ce ne soit le contraire. Peu importe, deux mondes réalisés grâce aux techniques de la gravure se juxtaposent. L’un figuratif, multiple, exulte et s’élève ; l’autre abstrait, singulier et unique, reproduit sans relâche le projet artistique.  

    Marc JURT nous livre ici sa version de l’origine du monde. 

    Marc JURT. Terra Incognita III, 1994. Monotype, pointe sèche, papier Japon appliqué, rehauts d’acrylique blanc, sur papier Moulin de Larroque, 64 x 92 cm. Épreuve unique.

  • Destins de femmes (Valérie Gilliard)

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown-1.jpegLauréate, en 2018, de la Bourse à l'écriture du Canton de Vaud, Valérie Gilliard nous propose aujourd'hui un recueil de nouvelles (ou de « feuilles volantes »), intitulé Vies limpides *. L'auteur n'est pas une inconnue, puisqu'elle a déjà publié, aux éditions de l'Aire, Le Canular divin (2009) et Le Canal (2014).

    Nos vies limpides rassemble des textes poétiques , inspirés souvent de l'observation quotidienne, de sensations du corps et de rencontres fugitives, et dix portraits de femmes en crise, dont le seul point commun est la lettre E qui commence leur prénom. Ainsi, Edwige revisite sa vie en nageant dans un couloir de la piscine, tandis qu'Elisabeth ressasse ses frustrations, Elsuinde creuse le temps qui passe, images.jpegEden scrute la brume atomique, Elke voit sa vie bouleversée par une rencontre imprévue, Eulalie se déconnecte du monde, Elfie nettoie les déchets abandonnés dans la ville, Emérence vit dans les regrets, Estée est en rupture et Edge hésite à larguer les amarres…

    Ces dix destins de femmes, nourris d'absence et de mal-être, sont esquissés avec délicatesse, d'une écriture à la fois poétique et précise. On sent le poids des convenances, pour chacune d'elles, les regrets, les frustrations et le désir d'une autre vie. « Et dans le flux qui sortait de ses yeux elle a découvert ce nouveau possible : aimer le temps passé dans l'indépendance de soi et pas seulement le temps passé ensemble à deux dont le rêve lui a coûté tellement cependant, lui a coûté sa part de vie. » 

    Chacun de ces portraits est une esquisse de libération (du piège social, d'un mauvais mariage). Mais une esquisse seulement. On aimerait aller plus loin dans l'analyse des personnages, les circonstances de leur crise ou de leur rupture, et savoir comment ces femmes vont s'en tirer (si elles s'en tirent). Malgré les qualités d'écriture de ce recueil de « feuilles volantes », le lecteur reste au peu sur sa faim, avec l'impression d'avoir feuilleté un album de photos, images fugaces et quelquefois d'une troublante précision, dont chacun est chassée par celle qui la suit. 

    * Valérie Gilliard, Nos vies limpides, éditions de l'Aire, 2018.

  • Les Carnets de Corah (Épisode 78)

    Épisode 78 :  Marc JURT en écrivant quelques haikus

    KAYU PISANG.jpg
    KAYU PISANG

     

    Le yin du geste peint

    Le yang de l’orchidée gravée

    Ô bambou créateur !

    L’élan vital

    Comme une trace noire jaillit

    À l’envers du décor

    Sur l’écorce de bananier

    Signe orchidée bambou

    Simulent le vertige

    L’orchidée et les trois pinceaux

    Voici le sujet. Voilà les outils.

    Quel est le signe ? Je ne sais, mais quel style !

     

    DAPHNE 

    JURT- DAPHNE CLXII, 1997.jpg

    Quelle gousse ? Quelles graines ?

    Je ne vois que l’ombre

    Et une giclure rouge comme un sanglot.

     

    Avec le vent

    La cosse de pois est vide

    Sèche matrice

    Poumon ensanglanté

    Kyste énucléé

    Respire-t-il encore ?

    Daphné, papier du lokta toujours vert,

    Boit

    Mes plaies

     

     

     

  • Fanny fatale (Pedro Lenz)

    par Jean-Michel Olivier

    « Les Suisse s'entendent bien, parce qu'ils ne se comprennent pas. » Si cette devise convient parfaitement au monde politique, elle est encore plus juste pour le monde de la littérature. On se connaît rien (ou presque) des auteurs alémaniques et tessinois ; et cette méconnaissance est totalement réciproque : les Suisses allemands ne connaissent rien de la littérature romande, très peu traduite, et encore moins de la littérature du Tessin…
    C'est un tort, bien sûr. Pour lire un auteur alémanique, quand on ne maîtrise pas sa langue, il faut un traducteur, et c'est là que, souvent, le bât blesse : beaucoup d'écrivains d'outre-Sarine écrivent non en « hoch deutsch » (en bon allemand, comme on disait au CO!), mais en dialecte. Ce qui rend leur langue à la fois savoureuse, singulière et intraduisible…

    pedrolenz-danielrihs_T8B2184.jpgC'est le cas de Pedro Lenz (né à Langenthal en 1965) qui écrit en « bärntütsch ». Heureusement, il a trouvé en Ursula Gaillard une traductrice qui a su restituer la saveur et la vivacité du dialecte parlé. Cela donne un roman épatant, La Belle Fanny* (Di schöni Fanny), qui a toutes les qualités d'un grand livre. 

    Unknown-1.jpegTout se passe à Olten où un petit groupe d'artistes (peintres, musiciens)  fait la connaissance de la belle Fanny, une jeune femme indépendante, libre de corps et d'esprit, qui pose comme modèle pour les deux peintres du groupe (Louis et Grunz). Et bien sûr, dès que le narrateur, écrivain en mal d'inspiration, la rencontre, le bien-nommé Jackpot, c'est le coup de foudre immédiat, irréversible et sans remède (there is no cure for love, chantait Cohen). À partir de cet instant, Fanny devient une énigme et une obsession que Jackpot veut à tout prix élucider. Il poursuit son enquête parmi ses amis, noue des liens rapprochés avec la donzelle qui, bien sûr, est comme l'Aar qui traverse la ville, insaisissable et fuyante comme un serpent…

    pedro lenz,la belle fanny,éditions d'en-bas,ursula gaillard,roman,dialecteLe roman fait la peinture d'un milieu marginal, fêtard, buveur de chasselas ou de rouge italien, fort en gueule et extraordinairement attachant. C'est la force de Lenz d'insuffler vie et chaleur à ses personnages condamnés aux marges de la société (mais très heureux de l'être). Son talent, aussi, si rare dans la littérature suisse, c'est de savoir raconter des histoires avec saveur. On rit à toutes les pages de cette Belle Fanny, même si le rire est quelquefois mélancolique. 

    Pedro Lenz réussit un roman vibrant de vie. Il a une voix singulière, une écriture personnelle (le roman est écrit presque entièrement en dialogues), des thèmes qu'il creuse au fil des pages. Bref : un univers bien à lui qu'on quitte avec regret, une fois le livre refermé.

    Une heureuse découverte.

    * Pedro Lenz, La Belle Fanny, traduit par Ursula Gaillard, éditions d'En-Bas, 2019.

  • Les Carnets de Corah (Épisode 77)

    Épisode 77 :  Marc JURT en rêvant : Pas de semaine sans traces

    Marc Jurt pas de semaine sans trace

    1-7 octobre

    D’abord il y a l’incruste au bas de l’œuvre, gravée sur une plaque de cuivre à l’envers du dessin ébauché. Elle représente un morceau du réel, une cosse de graines sèche et contractée au-dessus de son ombre en miroir. L’ombre est ici
    stylisée, figurant déjà une étape vers la désincarnation du vivant. Ensuite, trois traits de pinceau mimant la silhouette s’élèvent jusqu’à déborder de la toile comme l’esprit quitte son enveloppe matérielle. Le premier trait est compact et d’une teinte en à-plat presque transparente, les deux autres se diluent dans l’air et se libèrent peu à peu du carcan formel alors que leur éclat gagne en densité. Qui du corps ou de l’esprit est le plus réel ?

    JURT-MAI.jpg

    J’aime le lien (comme une solution de continuité) que tisse l’artiste entre le visible et l’invisible prenant comme point de départ un objet naturel, une semence ou une fève, les emblèmes de promesses à venir, puis suivant l’élan créateur du geste spontané qui mime le réel, dévoile un monde signifiant au-delà du monde sensible (l’envers du décor).

    Marc JURT. « 1-7 octobre », Pas de semaine sans traces : Journal gravé, 1999. Gravure sur papier BFK, 33 x 23 cm.

    Marc JURT. « 7-13 mai », Pas de semaine sans traces : Journal gravé, 1999. Gravure sur papier BFK, 33 x 23 cm.

    Note de Jean-Michel OLIVIER sur la série : « Chaque semaine, durant l’anné 1999, Marc Jurt a produit une gravure, à la fois unique (elle peut se lire de manière autonome) et séquentielle (elle n’est qu’un « moment » dans la série des 52 semaines de l’année). » Marc Jurt : Entre raison et intuition, 2000, [p. 32].

  • BHL et moi

    par Jean-Michel Olivier

    bhl-1978.jpgJ'ai rencontré BHL en 1979, dans des circonstances particulières et peu glorieuses — pour lui. Le ministre de l'éducation de Giscard, René Haby, avait rédigé une loi (la « Loi Haby ») qui, au prétexte d'ouvrir les lycées à tout le monde, voulait supprimer les cours de philosophie des classes terminales. Bien sûr, la révolte avait grondé. Sous l'impulsion de quelques-uns (Jacques Derrida, Vladimir Jankélévitch, François Chatelet et d'autres), des Etats Généraux de la philosophie s'étaient tenus à la Sorbonne en juins 1979. Jeune étudiant (je n'avais pas 26 ans), j'y avais assisté et participé. 

    Tout se passait bien jusqu'au moment où BHL, accompagné de ses groupies, avait fait irruption dans l'auditorium et avait essayé de s'emparer du micro. Des étudiants s'étaient interposés. Et j'ai vu Derrida — par ailleurs, ancien prof de philo de BHL — furieux, descendre de l'estrade et faire le coup de poing avec l'intrus. Derrida, ancien gardien de but de foot, n'eut aucune peine à renvoyer le philosophe à la chemise blanche dans les cordes ! 

    Et bientôt ce dernier sortit sous les huées de l'assemblée et on ne le revit plus…

    Pourtant, j'ai fait l'effort de lire ses livres. Certains, d'ailleurs, sont excellents (La Pureté dangereuse). Je me suis même fait violence pour aller le trouver chez lui, Boulevard Saint-Germain, dans son modeste appartement de 300m2. J'y ai été accueilli par deux serviteurs en turban (des Sikhs) et, tandis que j'attendais dans le salon, j'ai pu entendre les vocalises d'Arielle dans la pièce d'à côté. Je l'ai donc rencontré deux fois et interviewé pour le journal La Suisse et le mensuel SCENES Magazine. Il m'a fait l'impression d'un beau parleur, une sorte de moulin à vent capable d'aborder tous les sujets, sans en connaître aucun. Mais la rencontre fut tout à fait charmante. J'eus même droit à une tasse de thé et à quelques biscuits.

    Cela s'est gâté, quelques années plus tard, lors de la guerre dans les Balkans. BHL, ignorant tout de l'histoire de ces pays et de la géopolitique, prit d'emblée fait et cause pour les « sécessionnistes » (Croatie, Bosnie, etc.), gagnant à l'occasion son premier point Godwin en traitant les Serbes de nazis, et en comparant Milosevic à Hitler (depuis, il en a gagné des millions). Il oubliait (ou faisait semblait d'oublier) que les Serbes s'étaient battus férocement contre les Nazis, qu'ils avaient été arrêtés, torturés, exécutés, tandis que les fameux Oustachis croates étaient les fidèles séides des Allemands, dévolus aux basses œuvres. Mais passons. En envenimant un conflit complexe et très émotionnel, en diffusant de fausses informations, en pratiquant systématiquement le mensonge, BHL a fait beaucoup de mal aux uns comme aux autres.

    images-2.jpegJe ne m'étendrai pas sur son rôle catastrophique dans le conflit libyen : on le connaît et d'autres ont analysé son influence néfaste (voir dossier du Monde diplomatique ici). Mais BHL aime fréquenter les grands de ce monde. Il croit pouvoir les convaincre, les aider, changer le cours de l'histoire. Au mieux, on l'écoute avec un sourire en coin. Au pire, il engendre des crimes et des injustices sans fin. Demandez aux Libyens ce qu'ils pensent de BHL, cet homme qui a précipité leur pays dans le chaos, fait assassiner son président, et semé, pour longtemps, les graines de la discorde entre les tribus du désert.

    Là encore, on ne compte plus les mensonges, les images truquées, les discours délirants d'un homme qui s'est mis en tête de sauver le monde, alors qu'il cherche seulement à se sauver lui-même. 2746601178.jpgLe plus étrange, c'est qu'on le prenne encore au sérieux, tandis que chacun est au courant de son imposture (en 1978, Jacques Derrida, dont BHL a toujours cherché à se faire aimer, le traitait déjà d'imposteur). Mais s'il faut reconnaître une qualité à BHL, c'est bien la persévérance (certains diraient l'obstination).

    Je n'ai jamais revu BHL, sinon croisé furtivement en 2010, lors de la réception du Prix Interallié que j'ai reçu pour L'Amour nègre (de Fallois-l'Âge d'Homme). Il l'avait obtenu en 1988 pour Les derniers jours de Charles Baudelaire (Grasset), un très beau roman. Il connaissait tous les jurés ; je n'en connaissais aucun. On ne s'est pas parlé. 

    Depuis, je ne sais pas ce qu'il est devenu. 

    Quelqu'un a-t-il de ses nouvelles ?

  • Les Carnets de Corah (Épisode 76)

    Épisode 76 :  Marc JURT en rêvant : Derrière l’écran

    marc jurt,derrière l'écran,six figures dressées,gravure,imprimer

    Deux figures sont ici dressées côte à côte sur la droite du panneau en bois d’écorce de bananier. Elles prennent l’apparence d’une canne de bambou aux nœuds tordus (peut-être un pinceau de calligraphie) et d’une patte articulée et velue (bien que l’extrémité pignochée ait les traits d’un bourgeon d’asperge)*. Mais ne faut-il pas se méfier du monde sensible  ?

    Ce que l’œil saisit et reconnaît ici d’emblée est en fait le décor, soit une série d’estampes travaillées à la pointe sèche sur des plaques de métal, imprimées à l’envers du dessin original, puis collées sur le support. Les figures tiennent leur rang dans un halo de lumière jaune pâle (dont la source est cachée) faisant ressortir avec précision leur relief, leur texture, leur beauté fugitive et trompeuse. La gravure est un art complexe exigeant à la fois une grande maîtrise technique et une torsion de l’esprit, lui faisant anticiper à l’envers ce qu'il veut obtenir à l‘endroit. Le travail réalisé au miroir est un premier leurre, c'est l'écran de l'inversion.

    marc jurt,derrière l'écran,six figures dressées,gravure,imprimerEnsuite, l’image peut être reproduite à volonté comme dans Six figures dressées où l’artiste a repris la matrice, inversé l’ordre d’alignement des figures et en a modifié les couleurs. Ainsi, il crée l’illusion en jouant sur les apparences et en multipliant les possibilités du décor. C'est le deuxième leurre, l'écran de la reproduction.

    À gauche, sous une couche transparente de papier Japon aux fibres de mûrier entremêlées, navigue une ample coulée d’acrylique noire. La pointe du trait explose au hasard de mille éclaboussures. L’écorce lui servant de support à la texture naturelle du bois et la couleur d’une terre de Sienne. Une impression cotonneuse, flexible, légère émane de l’ensemble. C’est l’envers du décor, un élan vital comme une source érectile et libre sous les voiles du réel.

    De la surface (fixée) aux profondeurs (vives), une liaison sauvage brouille les écrans entre technique (raison) et geste (corps). C'est le troisième leurre, l'écran d'une solution de continuité.

    SOURCES :

    Marc JURT. Derrière l’écran, 1997. Acrylique, pigment, pointe sèche, papiers Japon et Népal sur bois, 50 x 70 cm.

    Marc JURT. Six figures dressées, 1997. Acrylique, pointe sèche, ikat, papier Japon sur bois, 50 x 70 cm.

    Note de Marc JURT. « L’observation de la réalité, d’un élément précis est quelque chose de très important. D’ailleurs, je pars toujours d’un élément concret, visible, d’un objet ou d’un paysage pour construire un travail. Ensuite, j’essaie d’en trouver le rythme et la structure interne, la musicalité qui se cache derrière le voile des apparences. Prenons la végétation : ce n’est pas sa beauté visible, apparente, qui m’intéresse, mais sa structure… l’envers du décor, l’énergie qu’elle contient. » Marc Jurt : Entre raison et intuition, 2000, p. 18-19.

  • Les Carnets de Corah (Épisode 75)

    Épisode 75 :  Marc JURT en rêvant : Totem II : la rose des vents

    MARC JURT TOTEM II.jpgMarc JURT crée le mirage par un glissement de mots, il ouvre notre imaginaire en confondant sciemment la rose des vents avec une rose des sables. Il remanie la géométrie étoilée du compas et compose avec différents papiers, un totem en forme de croix. Il abandonne la symétrie des flèches cardinales qui guident les voyageurs, même en pleine nuit, en incarnant le sens et la direction à donner par des pétales minéralisés, desséchés, qui épanouissent leur foisonnement autour d’un axe. L’œil devient captif, entraîné dans une danse secrète*, une spirale hypnotique. Embarqué dans cette transe vertigineuse, le créateur est lui-même envoûté, déboussolé, il navigue à vue. C’est à lui de tracer son parcours dans l'erg. L’artiste est un bédouin qui a pour seule orientation son désir.

    Cette rose minérale, née du désert, a pour origine la cristallisation du sable et du sel quand l’eau s’évapore. Elle fleurit jusqu’à l’éclosion sous l’effet des vents mêlés aux grains de sable. Tant qu’elle n’est pas saisie, elle ne cesse de croître. Elle peut atteindre les 100 kilos ! Elle n’a du végétal que l’apparence, bien que sa formation soit naturelle. Elle est immortelle, quoique friable et vulnérable. Elle est le fruit d’une alliance clandestine entre les éléments, l’effet d’un hasard dans l’obstination des vents. Peut-être sans dessein. À l’image du geste artistique, stimulé par une alliance secrète, entre les signes intuitifs, quelquefois même accidentels, creusant la plaque de traits répétés et ressassés avec obsession comme tendus vers une issue, qui serait en soi une fin.

    *Voir l’épisode 71 « Danse secrète » des Carnets de Corah.

    SOURCES :

    Marc JURT. Totem II, La rose des vents, 1999. Monotype, acrylique, pointe sèche, pigment, papiers Bali et Népal appliqués sur papier Moulin de Larroque, 92 x 76 cm. Épreuve unique.

    Note de Marc JURT sur la série Totem : « Suite débutée en 1999, comportant V numéros à ce jour. Technique : acrylique, différentes techniques de gravure, papiers appliqués sur papier en forme de croix fabriqué par les Moulins de Larroque spécialement pour Marc Jurt. Format : 92 x 76 cm. » Marc Jurt : Entre raison et intuition, 2000, p. 23.

  • Les Carnets de Corah (Épisode 74)

    Épisode 74 :  Marc JURT et Édouard GLISSANT en rêvant : Daphné XCI

    JURT-DAPHNE XCI.jpgMarc JURT aimait créer des séries, plus d’une douzaine en tout, qu’il travaillait inlassablement pour en extraire un savoir-faire, une technique au service d’une curiosité qui interroge sans cesse la matière chaotique du monde. La série Daphné recense plus de 187 œuvres uniques ! Elle ne s’est terminée qu’au moment où l’artiste est arrivé au bout de l'idée galvanisante d’un métissage des techniques (gravure juxtaposée ou superposée à la gouache) et des matières (papier japon sur papier daphné) qui en est le germe.

    « Tout au long de sa trajectoire, un artiste n’a peut-être qu’une chose à exprimer, peut-être deux ou trois. (Édouard GLISSANT) »* C’est sans doute vrai pour Marc JURT qui ne cesse de sonder ses propres troubles d’œuvre en œuvre. Ainsi naissent, les uns après les autres, des jeux d’alliances et de prouesses techniques, dans la répétition et le ressassement comme l’expérience d’un croisement des natures (humaine et végétale), des cultures (sud et nord), des éléments (matériel et spirituel), des origines (sédentaires et nomades) et des histoires (réelles et fictives). L’artiste progresse vers un art de plus en plus hybride, résolument moderne et singulier qui rend compte de la créolisation du monde.

    JURT- DAPHNE CLXII, 1997.jpgLa gravure et le dessin au quotidien s’accompagnent de recommencements, comme de renoncements. L’outil trace et grave ici une fragile élévation, là une solution de continuité ou une couleur particulière, qui approfondit et remplit intuitivement le registre des traits ou le répertoire des gestes, tel un calendrier (ou fastes) s’inscrivant dans le chaos du monde avec la persévérance de l’intuition du pinceau et la mesure de la pointe-sèche.

    Note de Marc JURT sur la série Daphné : « Suite débutée en 1988, comportant CLXXXVII numéros à ce jour. Technique :Différentes techniques de gravure, monotype, acrylique, avec divers papiers appliqués, réalisés sur des feuilles produites au Népal à partir de l’écorce de l’arbuste daphné. Format : environ 68 x 50 cm. » Marc Jurt : Entre raison et intuition, 2000, p. 22.

    Marc JURT. Daphné XCI, 1990. Eau-forte, aquatinte, japon appliqué, gouache, 67 x 50 cm.

    * DELBOURG, Patrice. « Édouard Glissant : "Tous les peuples sont en train de se créoliser !" Le succès de la vague romanesque créole, personnalisée par Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau, possède un papa spirituel et théorique. Non pas Aimé Césaire, mais Édouard Glissant. Rencontre », L'Événement du jeudi, section Lettres, 2 au 8 déc. 1993, p. 112-113.

  • Lumières de l'invisible (Patrick Gilliéron Lopreno)

    par Jean-Michel Olivier

    170px-Louis_Jacques_Mandé_Daguerre_1844_Thiesson.jpgDepuis son invention en 1839 par Louis Daguerre (qui s'appuie, lui-même, sur les recherches de Nicéphore Niepce), la photographie n'a cessé de fasciner peintres et écrivains. Pour Honoré de Balzac, Théophile Gautier et Gérard de Nerval, elle avait des pouvoirs magiques. Pour d'autres,  comme le roi de Naples, il fallait l'interdire, car elle était dangereuse, comme le mauvais œil

    Cette nouvelle technique, comme on sait, a bouleversé l'histoire de la peinture, en libérant les peintres de l'obsession de reproduire, au détail près, la nature environnante. À quoi bon copier le réel quand on peut le faire à l'aide d'un simple appareil de photo ? La peinture, peu à peu, s'est plongée dans la couleur, puis déconstruite, pièce après pièce, dans l'abstraction, avec Kandinsky, Malevitch et Picasso. La photographie a également bouleversé la littérature : à partir de la moitié du XIXe siècle, les romanciers vont se documenter auprès des photographes, pour coller au plus près au réel (nous sommes toujours, par la grâce des prix littéraires, dans ce courant naturaliste ou réaliste de la littérature).

    images-5.jpegAujourd'hui, grâce aux écrans (TV, smartphones, ordinateurs), la photographie a triomphé partout et totalement : nous sommes submergés d'images, le plus souvent immatérielles, jusqu'à l'ivresse ou la nausée. Mais savons-nous encore regarder ? Et lire les images qui nous entourent, nous conditionnent, nous incitent à acheter certains produits (par la publicité) ou à voter pour certains partis (par la propagande politique) ? Cette profusion d'images ne constitue-t-elle pas un immense lavage de cerveau ?

    images-4.jpegHeureusement, il y a encore des photographes qui nous prêtent leurs yeux pour voir le monde avec un regard neuf ! 

    C'est l'expérience que l'on fait avec les belles photographies de Patrick Gilliéron Lopreno, reporter-photographe vivant à Genève, mais arpentant le monde avec son appareil en bandoulière, comme un chasseur de papillons avec son filet.

    Ses images aux contours nets, aux atmosphères tantôt brumeuses, tantôt éclatantes de lumière, nous invitent à entrer dans une autre dimension du temps et de l'espace, où la méditation ouvre sur l'invisible. Lopreno aime photographier la nature images-2.jpeg(les rivières, les champs de blé ou de coquelicots), souvent déserte, ou peuplée de quelques animaux : une sorte de paradis inviolé (qui correspond à l'image traditionnelle de la Suisse). Mais bientôt, des pylônes électriques envahissent les champs, ou les fumées d'une centrale nucléaire blanchissent le ciel. Les hommes, comme les animaux, paraissent incongrus, des ombres fuyantes, des êtres de passage. Le contraste est saisissant. Il dessine une fracture, une faille dans le réel que l'on n'avait pas remarquée au premier regard, mais qui n'a pas échappé à l'œil du photographe. 

    images-3.jpegComme souvent, la photographie nous ouvre les yeux, quand le réel nous aveugle ou nous trompe. Il nous faut le regard du photographe pour aller sous l'écorce des choses, toucher l'os, la sève, le cœur vibrant de la nature. En faisant l'Éloge de l'invisible*, Patrick Gilliéron Lopreno explore cette faille dans les visages, les ciels, les paysages nus ou peuplés d'ombres fugaces, les vitraux d'une église, les fougères dans la cour d'un cloître. 

    Et de cette faille — qu'on appelle aussi mystère — jaillit à chaque fois la lumière.

    * Patrick Gilliéron Lopreno, Éloge de l'invisible, Till Schaap Edition, 2018. Avec une préface très éclairante de Slobodan Despot.