Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Blogres - Page 14

  • Les Carnets de Corah (Épisode 84)

    Épisode 84 :  Marc JURT en rêvant : Feuille inclinable

    JURT-FEUILLE.jpegDeux plans : le réel éphémère et l’imaginaire chronique.

    Une feuille singulière est enroulée au-dessus de son ombre, délicate offrande de la nature qui sèche au soleil, elle est saisie avant sa décomposition. Sa forme abstraite se démultiplie en plusieurs giclées superposées comme autant de paliers. Le regard suit l’élévation. La trajectoire est ascensionnelle, puis retourne vers le réel par les canaux verticaux que sont les deux coulées obscures qui semblent s’écraser au sol tels deux pinceaux qui trempent dans l’acrylique sombre. Le mouvement est circulaire et ouvre un passage entre les deux plans.

    Sur les traces de l’artiste, j’ai visité, à la Bibliothèque de Neuchâtel, le fonds Marc Jurt où sont conservés aujourd’hui ses carnets de notes intimes ainsi que des poèmes qui l’ont accompagné tout au long de sa vie. C’est ainsi que j’ai découvert certains de ses projets, tels que les sacs Migros distribués en 1988 ou les fameuses graines d’Épicure issues d’une collaboration avec l’artisan chocolatier Walder. Sur la boîte de chocolat, j’admire cette Feuille inclinable qui semble nous entraîner dans une expérience synesthésique, en effet, à l’intérieur du coffret, un poème de Jean-Michel Olivier et des chocolats en forme de feuille ou de graine, alliant gingembre et cacao.

    — Viens, s’enthousiasment Martine et Lucinda, allons goûter à ces merveilles ! Vive ce feu d'artifices des saveurs d'une exquise sensualité qui laisse une empreinte  comme un bonheur intense dressant le corps vers un supplément d'âme. Une graine de plaisir qu'Épicure aurait su planter en son jardin!

    Marc JURT. Feuille inclinable, 1996. Aquatinte, pigment, pointe-sèche, papiers Japon, Népal et Vietnam sur bois, 122 x 82 cm. Œuvre reproduite sur les coffrets de chocolat du confiseur-chocolatier Walder à Neuchâtel.

  • Fantaisie poétique (Arthur Billerey)

    par Jean-Michel Olivier

    ArthurBillery.jpgÀ l'aube des mouches* : sous ce titre énigmatique, Arthur Billerey (né en 1991) nous propose un livre de poésie inscrit à la fois dans une tradition classique (plusieurs poèmes sont inspirés d'Aragon, de Guillaume Apollinaire et de Jean-Pierre Schlunegger) et dans une veine tout à fait personnelle. Cela donne un recueil un peu disparate, mais riche en promesses et en découvertes…

    Arthur Billerey, qui travaille aux éditions de l'Aire avec Michel Moret, dirige la collection Métaphores. qui a publié Vahé Godel et Pierre-Alain Tâche. Il baigne depuis toujours dans la poésie. Une poésie baroque et imaginative qui semble aux antipodes, heureusement, d'une certaine poésie minimaliste romande qui se complait dans la contemplation du rien ou la recherche désespérée de « la rose bleue » (Dürrenmatt). Jugez plutôt :

    ton sang des rues/ tessons de bouteilles perdues/ sous la chanson d'une fontaine /qui coule de source et qui me cloue/ auprès de laquelle j'ai une soif de loup/ c'est fou comme les villes martèlent/ ah moutons tondus des migraines

    Jouant avec les mots (penser/poncer/pincer/passer…), l'auteur laisse courir sa fantaisie, qui semble inépuisable. Unknown-1.jpegQuelquefois, par facilité, cela tombe un peu à plat. Le plus souvent, cette fantaisie nous entraîne sur des sentiers sauvages et passionnants. Il y a là une richesse et une vivacité qui nous ramènent aux sources de la poésie : le rythme, la musique, la chair des mots, dans une liberté absolue.

     la vie est comme je la fais/ levant les yeux pas à pas/ je cherche je chercherai/ même face au vent froid/ et déchaussé de chaleur/ à marcher à marcher/ à tout perdre de vue/ montagne unité perdue

    On marche, on respire, on longe des mers et des abîmes, on tombe, on se relève (« la chute est toujours devant soi ») : il y a une expérience de vie — riche et singulière — dans ce livre qui parle davantage de l'aube que des mouches ! Un livre dense et léger, qui accueille le monde et lui rend grâce, comme les romans de Corinne Desarzens (qui signe la préface), avec étonnement et générosité.

    * Arthur Billerey, À l'aube des mouches, éditions de l'Aire, 2019.

  • 2024

    Par Pierre Béguin

    1.jpgAu secours! Ils sont devenus fous!

    Mais qu’est-ce donc que cet incessant et hystérique défilé de prédicateurs qui font retentir dans tous les médias les trompettes de l’Apocalypse?

    Pour 2080 prédisent les uns, dans un élan d’optimisme; pour 2050 affirment les autres. Et pendant que ces Cassandre observent anxieusement chaque variation du thermomètre en levant le petit doigt pour savoir d’où viendra le vent de l’Apocalypse, leurs copains collapsologues en sont déjà à l’étape suivante: «Trop tard! CO2 ou pas, changement des politiques énergétiques ou pas, bouleversement des habitudes consuméristes ou pas, il est déjà trop tard: risque systémique global, conflits géopolitiques, crash économique et boursier, le climat n’aura même pas le temps de se dérégler; avant 2030, et peut-être même 2024 (soyons précis!) on est tous foutus. Effondrement total de notre civilisation industrielle».

    Dans des Universités, en Suisse romande comme ailleurs, des professeurs l’annoncent à leurs étudiants, quand ce n’est pas chez Darius en personne. Il n’est pas jusqu’au Cycle d’Orientation où ma fille de 14 ans, en cours, se voit proposer des articles affirmant «scientifiquement» une possible augmentation de la température moyenne jusqu’à 9 degrés d’ici 2080. «Ce sera beaucoup plus!» surenchérit sentencieusement sa prof. De quoi motiver ses élèves à étudier pour un avenir que, dans le même temps, on leur prédit qu’ils n’auront pas…

    Attention! Nos amis collapsologues sont des optimistes. Cet effondrement est une réelle opportunité d’envisager un nouvel avenir, affirment-ils (cf. Une autre fin du monde est possible, de Pablo Servigne). On croirait entendre les promesses d’une certaine secte vers un monde meilleur par un transit sur Sirius… moyennant une épreuve fatale par le feu à Salvan ou à Cheiry.  Je ne sais pas pour vous, mais en ce qui me concerne, la perspective de rôtir dans le chaos me semble difficilement compatible avec un avenir radieux. Et ce ne sont pas mes filles, un brin démoralisées par ces prophéties qui doivent être sérieuses puisqu’elles retentissent jusque dans leur cadre scolaire, qui me vont me contredire. Ou quand l’école apprend aux élèves, non plus comment penser, mais ce qu’ils doivent penser…

    Pourtant, entre tenants du réchauffement climatique et collapsologues, il y a pire. Si! Si!

    Ainsi d’un certain Antoine Bueno, chargé de mission au Sénat, qui se fend d’un essai hallucinant Permis de procréer, publié chez Albin-Michel. L’argumentation repose sur le postulat «réchauffiste»: toute nouvelle naissance, à plus forte raison dans notre société consumériste, est par définition un pollueur supplémentaire, un dangereux émetteur de CO2, un affreux mangeur de viande, un irresponsable producteur de déchets, qu’il convient si possible d’éliminer: «La naissance d’un enfant américain est une très mauvaise nouvelle, bien plus que la naissance de dix enfants nigériens» affirme notre essayiste.

    Tuer l’homme pour sauver la planète? Oui et non. Notre chargé de mission reste un humaniste – du moins le prétend-il – qui se défend de prôner l’eugénisme ou le retour à certaines politiques totalitaires. Pour lui, il s’agit «de mettre en synergie les droits de la planète avec le droit des enfants et des femmes» (les mâles, réduits semble-t-il à des usines de sperme qu’il faudrait anéantir, sont-ils exclus de ces droits?) Certes, mais comment?

    Par un contrat de parentalité – qui n’a strictement rien à voir avec un certain contrat social –, c’est-à-dire «un accompagnement des projets parentaux» dans le cadre «d’une individualisation de la politique parentale».

    Notre auteur a bien besoin de recourir systématiquement aux formules euphémiques. Car en réalité, au nom de la sauvegarde de la planète, c’est un contrôle total d’une internationale des Etats sur les naissances qu’il prône: «Avoir un enfant, c’est d’abord un contrat qu’on passe avec la société et avec la planète». Bigre! Et si les parents venaient à refuser ce contrat, si le femme mettait au monde un enfant sans permis de procréer qui lui aurait été délivré – à condition que le cadre familial ait rempli les conditions d’obtention – par une armée de psychologues, nouveaux commissaires du peuple de la dictature écologiste, Antoine Bueno recommande ni plus ni moins la déchéance immédiate de l’autorité parentale, le bébé étant alors confié à une famille agréée.

    «Je souhaite mettre fin à cette sacralisation absurde du lien biologique» explique notre grand penseur de gauche qui, après son deuxième enfant librement venu au monde, entend donc interdire aux autres de procréer autrement que dans le cadre d’un planning familial rigoureusement édicté par les Etats et contrôlés par ses commissaires du peuple, eux-mêmes contrôlés, j’imagine, par une sorte de suprastructure à l’échelon mondial (on se demandera toujours qui contrôle le contrôleur). Bueno le mal nommé préconise entre autres pour toute naissance envisagée la création «d’une redevance de procréation» selon le principe du «pollueur-payeur», l’imposition de thérapies aux parents susceptibles (je souligne) de maltraiter leurs enfants, le cas échéant une invitation ferme à avorter jusqu’à la 24e semaine.

    Ce n’est pas tout !

    Au niveau de notre planète terre, il recommande la création d’un «marché mondial des permis de procréer»: les pays riches du Nord pourraient (devraient?) dans cette optique acheter des droits de procréation aux pays en voie de développement pour compenser, le cas échéant, le surplus de leur propre procréation nationale, alors que les pays du sud pourraient vendre des droits de procréation pour autant qu’ils mettent en place de rigoureuses politiques de dénatalisation. Ou comment rétablir le colonialisme par le contrôle des naissances…

    Voilà donc où peuvent mener les idéologies écologico-réchauffistes des marchands de la peur: à cautionner très sérieusement le totalitarisme le plus sordide, un totalitarisme qui n’a rien à envier aux heures les plus noires du nazisme.

    Sauf que ce totalitarisme-là est justifié par la bonne cause, voyons! Sauver la planète! Et dire que l’Instruction publique genevoise s’y laisse prendre, Mme Torracinta en tête! Ou quand les pires dérives entraînent même nos autorités!

    2.jpgOn nous a répété comme une litanie qu’il ne fallait pas céder à la peur devant les attaques terroristes. Pourquoi, tout à coup, devrions-nous céder à la peur insidieusement insufflée par des marchands d’Apocalypse? Pourquoi ne leur oppose-t-on pas le même démenti? Et pourquoi ne voyons-nous pas dans leur action la même stratégie terroriste visant à éradiquer les régimes démocratiques?

    Pollution, il y a! Et de profonds changements dans nos habitudes consuméristes s’imposent. Mais de grâce! Que cessent ces trompettes de l’Apocalypse, que se taisent celles ou ceux qui en jouent plus ou moins sincèrement dans des médias trop complaisants, qu’on en finisse avec cette prise en otage ignoble de la jeunesse! Ce n’est pas en créant la panique qu’on peut prétendre résoudre les problèmes que l’on dénonce.

     

     

  • Les Carnets de Corah (Épisode 83)

    Épisode 83 :  Marc JURT en rêvant : La mémoire résurgente

    Jurt. Mémoire résurgenteSur la toile de fond, les quatre éléments se frottent les uns aux autres, circulant dans la masse épaisse du temps où se profile plus bas, le triptyque de la mémoire résurgente.

    Au centre, un coquillage inoccupé, vidé de sa substance. Abandonné comme les restes d’un festin exquis. L’enveloppe tangible témoigne des époques successives qui ont été nécessaires à sa croissance pour servir de frontière protectrice, de cocon nourricier au vieil hôte des lieux, aujourd’hui enfoui. Il n’y a plus âme qui vive ici ! Seul ce cercueil ouvert parle encore de son passage sur terre.

    Sur l’estampe de gauche, deux cellules s’aimantent sans se toucher comme deux nageuses synchronisées. Peut-être sont-elles cultivées in vitro dans le but de fabriquer un être nouveau ? Un songe ex nihilo, sans racine ni mémoire, qui ressemble à un être artificiel capable d’ondoyer en de souples identités. Le matin, bambou, le soir, huitre perlière.

    À droite, une graminée en chute libre au-dessus d’un massif d’herbes sauvages. L’esprit insoumis se distingue du groupe. Souple comme le roseau, stoïque comme le bambou, il trace sa voie avec fluidité au hasard des rencontres.

    Faut-il se souvenir de son corps, de son esprit créateur et du hasard pour fonder l'avenir ?

    Marc JURT. La mémoire résurgente, 1990. Aquatinte au sucre, pointe-sèche et vernis mou en noir, bleu-vert, bleu-gris et brun sur quatre plaques ; 11,9 x 13,8 cm, 11,9 x 13,8 cm, 11,9 x 13,8 cm et 59, 4 x 46, 1 cm. Catalogue raisonné, n203.

  • Ma mère, ma haine, mon amour (Clémentine Autain)

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown-3.jpegLa haine est mauvaise conseillère : elle aveugle et rend sourd à la recherche de la vérité, ou, tout au moins, d'une vérité qui éclairerait ou bouleverserait l'écriture. C'est ce que que l'on se dit en lisant les premières pages du récit autobiographique de Clémentine Autain, Dites-lui que je l'aime*. On se dit également qu'il s'agit d'un nouveau règlement de comptes (un genre en vogue ces temps-ci) entre une mère disparue et sa fille pleine d'amertume et de ressentiment. 

    Il faut dire que la fille en question n'est pas n'importe qui, puisqu'il s'agit de Clémentine Autain, militante féministe, politicienne engagée aux côtés de Jean-Luc Mélenchon, qui s'est illustrée aussi par quelques déclarations tapageuses et clivantes sur les attentats terroristes en France. Dans son livre, Clémentine Autain montre un autre visage, plus authentique, plus touchant aussi (elle à qui l'on reproche d'être toujours glaçante!) : celui d'une fille abandonnée par une mère artiste qui préférait sa carrière professionnelle à sa vie familiale…

    Comme on sait, Clémentine Autain est la fille du chanteur Yvan Dautain (à droite sur la photo) et de la comédienne Dominique Laffin, morte à 33 ans, dans des circonstances étranges (on la retrouva inanimée dans son bain : suicide ? crise cardiaque ?). Unknown-1.jpegSon père l'a recueillie, enfant, alors que sa mère, étoile filante du cinéma français, enchaînait les rôles et négligeait sa fille au point d'oublier d'aller la chercher à l'école. Cette hérédité lourde à porter, on la sent à chaque page de Dites-lui que je l'aime qui, de règlement de compte familial, se transforme, au fil du récit, en déclaration d'amour.

    Car le livre, bien vite, prend la forme d'une manière d'exorcisme : comme si l'auteur devait tuer sa mère encore une fois avant de pouvoir lui parler, et comprendre qui elle fut (Clémentine avait douze ans quand sa mère est morte). Cette enfance chahutée par de nombreux déménagements, les innombrables amants de sa mère, son image idéale auprès des réalisateurs de cinéma (Claude Miller, Jacques Doillon, entre autres) et son incapacité à occuper sa place dans la « vraie vie »: tout cela crée un mur, infranchissable, entre la mère et la fille. 

    Il faut du temps, et beaucoup de mots pour l'escalader — ou peut-être seulement le contourner (l'enfance est le plus grand malentendu). 

    images-3.jpegDominique Laffin était une comédienne qui a fasciné les réalisateurs français : elle avait cette lumière, cette fraîcheur, cette ingénuité que le cinéma recherche. Pendant dix ans, elle a enchaîné les premiers rôles, elle qui n'avait jamais fait d'école de théâtre (elle était baby-sitter chez Miou-Miou et Julien Clerc). Puis, les contrats sont devenus plus rares, elle a commencé à frôler les ténèbres (comme disait Duras, l'alcool a joué dans sa vie le rôle de Dieu) et entamé une descente aux enfers que personne n'a pu arrêter…

    images-2.jpegTout cela, Clémentine Autain résiste à le savoir. La première partie de son livre insiste plutôt sur les raisons qu'elle a de détester sa mère — et ses raisons sont nombreuses. Puis, les résistances tombent. Elle commence son enquête sur cette femme, sa mère, cette inconnue. Elle va interroger les hommes qui l'ont aimée. Elle découvre alors une autre femme que celle qu'elle croyait connaître. Une femme rayonnante. Une femme qui pleure aussi. Une féministe engagée qui participe, avec Delphine Seyrig et d'autres comédiennes, à plusieurs manifestations. En même temps que sa plume s'adoucit, elle trace peu à peu le portrait d'une mère qu'elle peut aimer. Qu'elle peut s'autoriser à aimer. 

    C'est la leçon de ce petit livre dense et attachant : la haine est un bouclier qui ne protège jamais de l'amour.

    * Clémentine Autain, Dites-lui que je l'aime, Grasset, 2019.

  • Les Carnets de Corah (Épisode 82)

    Épisode 82 :  Marc JURT en rêvant : Poleng II

    JURT-POLENGII.jpegNous sommes ici en territoire sacré : une offrande où se consume un bâtonnet d’encens, un tissu en damier noir, blanc et gris indiquant la présence d’un élan vital et la trace profonde et opaque d’une ouverture fugitive. L’esprit des lieux s’est-il manifesté sous le trait spontané du bambou créateur ?

    Cric crac, esprit es-tu là ? J’entends le souffle de ton transport, l’air peu à peu se densifier. Le vertige s’empare de ma pensée éolienne. Les idées fuient dans le couloir du temps. La vapeur d’encens me connecte à l’imprévisible. Je tiens le bambou trempé dans la noire acrylique. Le geste suspendu à ta force trace confiant une giclée opaque. Il n’a eu droit qu’à un seul essai pour s’accomplir.

    Cric crac, la longue allée noire garde le souvenir de ton passage, poussière de comète, sous le trait si librement exprimé. Quelle force a piloté le geste et inscrit son éclat furtif comme une figure absente ? C’est une source non pas soigneusement attendue, mais miraculeusement accueillie. Comme un don ou une offrande.

    Cric crac, la joie me ravit encore que l’esprit n’est déjà plus !  

    Marc JURT. Poleng II, 1996. Acrylique, pigment, pointe sèche, tissu, papiers Japon et Népal sur bois, 112 x 61 cm.

  • Les légendes vivantes (Olivier Beetschen)

    par Jean-Michel Olivier

    Le polar est un genre à la mode — peut-être trop. Ces dernières années, les auteurs scandinaves (Henning Mankell, Jo Nesbo, Gunnar Staalesen, entre autres), ont donné un second souffle au roman policier, si prisé par les Américains (Chester Himes, Harlan Coben, Michael Connelly, Patricia Highsmith). Cela donne parfois d'excellents livres (James Lee Burke, Jim Harrison), où l'intrigue policière sert de prétexte à une exploration en profondeur de certains milieux ou certaines régions sauvages. Cela donne, aussi, souvent, des romans poussifs aux personnages caricaturaux et à l'intrigue sans surprise.

    images-2.jpegCe n'est pas le cas du dernier livre d'Olivier Beetschen, L'Oracle des Loups*, dont on a salué, ici, les recueils de poésie et le précédent roman, La Dame rousse** (voir ici). Comme toujours, chez cet écrivain singulier, le récit est tissé d'une intrigue — ici policière — et de légendes anciennes, qui viennent télescoper les personnages principaux et éclairer leur destinée. 

    Dans L'Oracle des Loups, tout se passe à Fribourg, que l'auteur connaît bien pour y avoir suivi, dans l'autre siècle, les cours de l'Université (avec, entre autres, Jean Roudaud et la fascinante Christiane Singer). C'est une ville pleine de méandres et de mystères, où le feu couve souvent sous la cendre. 

    Tout commence, ici, par une explosion, qui ne fait (semble-t-il) aucune victime, mais bouleverse la quiétude de la ville. images.jpegLa police mène l'enquête avec un vieux briscard, l'inspecteur Verdon, et un « bleu », l'inspecteur Sulic (un géant débonnaire, amateur de Villon et de café fertig : une grande réussite), qui sont chargés de faire la lumière sur cette affaire. Tout se complique, le lendemain, quand on découvre, au pied de la Vieille-Ville, le cadavre démembré d'un jeune homme. Crime crapuleux ? Règlement de compte entre dealers ? Les hypothèses sont multiples et l'inspecteur Sulic a du pain sur la planche…

    Le récit est rondement mené, en brefs chapitres qui composent une semaine d'enquête sur le terrain (de vendredi au samedi suivant). Tous les ingrédients du polar sont là : l'intrigue, les crimes particulièrement sanglants, l'enquête policière, le faisceau des indices, les nombreux coupables potentiels, etc. Le polar est vivant, alerte, bien écrit et il tient le lecteur en haleine d'un bout à l'autre du livre. 

    Un autre charme du roman, c'est la présence fantomatique et pourtant bien réelle de la ville de Fribourg, qui est peut-être la véritable héroïne du livre. On passe d'un bistrot à l'autre, d'une rive à l'autre de la Sarine, de la Basse à la Haute-Ville, on traverse des ponts, on emprunte des sentiers escarpés, on se perd dans des ruelles obscures. Bref, on parcourt la ville en tous sens, toujours à pied ou au pas de course (Sulic est un ancien hockeyeur). La géographie du lieu est particulièrement réussie.

    Une autre réussite — qui est la patte de Beetschen — c'est l'importance des légendes qui  hantent le récit. La bataille de Morat, Les Filles du Temps et bien sûr La Dame rousse, dont on perçoit ici les échos lointains. Ces légendes ne sont pas décoratives ou anecdotiques : elles jouent un rôle capital dans le récit, en lui donnant une profondeur historique singulière. Ces légendes sont vivantes, l'inspecteur Sulic en prend conscience à chaque instant. Elles se prolongent aujourd'hui et éclairent les actes les plus mystérieux. Alors que dans La Dame rousse, les légendes ralentissaient le récit, ici, dans L'Oracle des Loups, elles rythment le polar et en relancent l'intérêt. 

    Dans Jonas (1987), Jacques Chessex transformait Fribourg en une sorte de baleine monstrueuse, à la fois vorace et tentatrice, dont le héros devait se détacher pour renaître à la vie. Le Fribourg de Beetschen, mystérieux et plein de chausse-trappes,  exerce aussi ses charmes vénéneux sur les personnages de L'Oracle des Loups en les poussant au mensonge et au crime. Chez Chessex, la naissance est particulièrement difficile et douloureuse. Chez Beetschen, c'est la vérité qui se fait jour à travers une explosion de violence et un vrai bain de sang.

    * Olivier Beetschen, L'Oracle des Loups, roman, l'Âge d'Homme, 2019.

    ** Olivier Beetschen, La Dame rousse, roman, L'Âge d'Homme, 2016.

  • Les Carnets de Corah (Épisode 81)

    Épisode 81 :  Marc JURT en rêvant : L’œil du vent

    JURT-ŒIL.jpeg

    Ceci n’est pas un crâne d’hippopotame.

    Cet animal a le crâne venteux. Il ne grogne plus d’ennui dans l’eau d’une rivière africaine, sa mâchoire est comme verrouillée. L’œil du vent frénétique roule dans l’orbite vide et se cogne à l’arcade sourcilière anormalement plane pour un hippopotame. L’érosion a-t-elle modifié sa morphologie ? Sa mandibule est largement trouée laissant entrevoir par l’œil-de-bœuf, un ciel circulant, agité. Les os sont devenus si poreux, qu’ils ne sont déjà plus une frontière entre la matière et l’esprit.

    Où sont désormais partis ses rêves de pachyderme, ses souvenirs d’amphibien qui n’a connu comme prédateur que l’arme du chasseur ? Sa mémoire de la savane a-t-elle disparu dans l’épaisseur du temps ? Le vide a-t-il ainsi trouvé sa forme caverneuse et osseuse ? Une forme qui ne durera pas tant le squelette s’érode et devient par la force du vent une poussière d’os, pulvérisée au loin. Ne restent que le souffle et cette trace de pointe-sèche sur une plaque de cuivre.

    Quand j’aurai du vent dans mon crâne, que restera-t-il de moi ?

    Marc JURT. L’Œ¡l du vent, 1988. Pointe-sèche et aquatinte au sucre en noir et brun ; 27,7 x 43,1 cm. Catalogue raisonné, no184.

    Note de Marc JURT à propos de L’Œil du vent : « Gravures réalisées à partir de détails observés sur un crâne d’hippopotame. ». Catalogue raisonné, p. 51.

     

  • Les Carnets de Corah (Épisode 80)

    Épisode 80 :  Marc JURT en rêvant : Furia V

    JURT-FURIA V.jpg

    Quel est ce profil à l’orbite immense ? Il vient nul doute d’un passé lointain. Il est d’os et d’ombre. Un irréductible crâne animal, sans regard évidemment, ni chair, s’échauffant presque comme auréolé d’un jaune pâle et tendre. Ses naseaux soufflent une passion incertaine, d’un noir profond qui azure mes craintes. Un signe bien étrange s’exile au milieu du désert  et cavale sous mes yeux !

    Ici, le crâne est le tombeau de l’âme. Ici, l’esprit s’évade furieusement de la carcasse. Le monde gravé de la mémoire, figure absente, fait naître librement l’esprit intuitif.

    J’ai parfois l’impression de sentir la présence d’un disparu. Lequel, je ne sais ! Je le ressens comme un signe de l’autre monde, parallèle. J’en viens à le guetter les jours d’anniversaire. On dirait qu’il s’incarne dans une rencontre fortuite, presque toujours sur l’artère d’une grande ville, Genève ou Toronto. Il est là, le nomade, pressé mais attentif. Il se manifeste de manière incongrue pour se faire remarquer. La dernière fois, il se promenait avec une chaise de cabaret sur les épaules. « Dis, tu veux danser ? ». Une autre fois, il m’a tendu un billet de 50 dollars : « Tiens, tu en auras plus besoin que moi !». Une fois encore, il m’interroge à la sortie du métro : « Dis, tu veux m’épouser ?». Les esprits ne sont-ils pas nos courtisans ?

    Marc JURT. Furia V, 1998. Acrylique, pigment, pointe sèche, papiers Japon et Népal sur toile, 55 x 38 cm.

  • Le mal de mère (Marie Perny)

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown-3.jpegPourquoi Berlin ?*, deuxième roman de Marie Perny, (est-ce vraiment un roman ?) met un peu de temps à démarrer, comme si l'auteur cherchait le fil de son récit. Une fille qui part à Berlin, une mère qui se sent abandonnée (le syndrome du nid vide), une crise qui s'annonce plus profonde que prévue : la narratrice du livre — tantôt à la 1ère personne, tantôt à la 3ème — se sent peu à peu perdre pied dans le monde. Elle abandonne son mari, quitte la troupe de théâtre dans laquelle elle jouait, est en proie aux doutes et aux fantômes. Pourtant, elle refuse d'abdiquer. Elle se rend à Berlin, elle marche dans la ville, elle cherche le fil de son histoire.

    Le livre ne débute vraiment qu'avec l'apparition, à Berlin, d'un personnage étrange, Katerina, sorte de clocharde céleste, qui confectionne des poupées de tissu et semble douée pour revoir le passé et prévoir l'avenir. Cette femme aux pouvoirs étonnants — mi-sorcière, mi-pythonisse — va conduire la narratrice vers une histoire qu'elle croyait enfouie à jamais, mais qui ne cesse de la hanter. « Les histoires, c'est des poupées russes. Tu en ouvres une, il y en a une autre dedans, et une autre encore. Moi tout au fond j'ai trouvé celle de ma mère, une gamine morte à l'intérieur et qui avait peur tout le temps. Moi j'ai pas peur. J'ai froid. »

    Unknown-4.jpegAu cœur du livre, grâce à Katerina, il y a l'histoire de la mère, à qui la narratrice rend un hommage émouvant. Pourquoi Berlin ? Pour entendre la voix du Temps. Rassembler et renouer les fils de son histoire. Une histoire de mère et de fille. « A Berlin, j'ai mué, dit la femme qui écrit. Mourir, renaître, muer. C'est Berlin. Là-bas, j'ai rencontré une femme à la limite de sa peur d'enfant triste qu'elle ne peut pas quitter, qui fait de sa peur un atelier. Là-bas, j'a rencontré ma mère que j'ai si peu pleurée. J'ai pu lui parler. J'étais comme un poing fermé sur un malheur que je ne voulais pas lâcher. Ma main s'est dépliée. Ma mère peut mourir. Ma fille peut partir. »

    Même s'il est mal construit, le roman de Marie Perny dénoue avec finesse et honnêteté les fils d'une vie en crise, comme entravée et brusquement muette. Elle restitue le cheminement d'une femme vers la parole, c'est-à-dire vers la lumière sur sa propre histoire. En cela, il ressemble aux récits de psychanalyse dans lesquels, parfois, il suffit d'un mot, trop longtemps refoulé, pour éclairer l'énigme de son destin.

    * Marie Perny, Pourquoi Berlin ? éditions de l'Aire, 2019.