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Blogres - Page 17

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 68)

    Épisode 68 : Marc JURT en rêvant : Géographie du corps

    MARC JURT GEOGRAPHIES DU CORPS.jpg

    Ces enveloppes cartonnées enduites d’acrylique d’un noir profond forment la suite des Géographies du corps. Ouvertes, ces lettres ont peut-être servi à expédier des maux couverts ou quelques radiographies d’os cassés ou de tumeurs. L’orifice sur la patte de fermeture esquisse un sourire comme « sourirait un enfant malade ». Il n’y a pas d’adresse ni de timbre, mais détournées, ces correspondances nous transportent désormais au cœur d’un voyage fantastique, poste restante.

    Suivons ces planches d’anatomie figuratives ! Traversons ces membranes jusqu’à l’intérieur du mystère humain, là où l’artiste réunit la perspective scientifique au geste créateur, là où la structure élaborée du vivant côtoie l’élan vital.  

    POINTS NÉVRALGIQUES 

    MARC JURT-POINTS NEVRALGIQUES.jpgIci, le jet vertical mêlant l’ocre et le grenat finement cerclé de noir s’impose en parallèle de la planche anatomique d’un corps de femme naïvement stylisé mais savamment annoté. La forme émergeant du geste créateur n’est pas totalement abstraite, elle signifie une colonne vertébrale, le point sensible du soutien de l’ensemble du squelette. Les couleurs chaudes, corporelles, animent les formes, pénètrent la substantifique moelle.

     

    LA POITRINE PENDANT LA RESPIRATION

    MARC JURT-POITRINE PENDANT LA RESPIRATION.jpgIci, l’artiste révèle la structure du support, rehausse les plis du carton d’acrylique marron. Les lignes verticales, laminées, rappellent l’alignement nécessaire et régulier des côtes protectrices de la cage thoracique. La respiration soulève la structure rigide et étouffante. Le souffle de vie altère les barreaux de la prison en une superposition de jets spontanés horizontaux ouvrant un espace de liberté et de fluidité.

     

    LE THORAX

    MARC JURT-THORAX.jpgIci, le thorax est perçu comme une cage, délimitée de toute part par les vertèbres, les côtes, le sternum et le diaphragme. Il est fait d’os porteurs (forme extérieure) et de moelle (vie intérieure). Il contient et protège la respiration (souffle) et la circulation (sang). Entre la structure et l’élan, un assouplissement des côtes, une poussière globuleuse, une toux humide, une traînée sanguine. Le geste créateur reproduit le réel.  Cette dépêche me va droit au cœur, qu’elle ne reste pas lettre morte !

    L'ESTOMAC

    MARC JURT-ESTOMAC.jpgIci, l’artiste est espiègle. Il suspend l’estomac au sourire qui se balance dans le vide sans protection osseuse. Il est un organe souple qui broie les aliments, un transformateur ingénieux de matières. Le geste créateur accompagne le mouvement vers le bas, mélange les corps et les couleurs.

    Dans le gouffre qu'est l'opacité organique, ce que le corps évacue naturellement, la signature de l'artiste.

    Marc JURT. Géographie du corps, Points névralgiques,1991. Planche d’anatomie, acrylique, gravure, papier Bali, sur enveloppe cartonnée : 34 x 22 cm.

    Marc JURT. Géographie du corps, La poitrine pendant la respiration, 1995. Planche d’anatomie, acrylique, pigments, sur enveloppe cartonnée : 34 x 21,5 cm.

    Marc JURT. Géographie du corps, Thorax, 1992. Planche d’anatomie, acrylique, gravure, papier Bali, sur enveloppe cartonnée : 36 x 26cm.

    Marc JURT. Géographie du corps, L’estomac,1992. Planche d’anatomie, acrylique, gravure, sur enveloppe cartonnée : 35 x 21,5 cm.

     

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 67)

    Épisode 67 :  Marc Jurt en rêvant : E=cm2

    Marc Jurt, E=mc2E=mc2 : quelle synthèse expéditive pour nommer une œuvre élaborée en trois phases, soit l’expression de trois lettres dont l’une au carré, juxtaposées dans une équivalence ! J’aime le raccourci scientifique, cette manière efficace de symboliser en une ligne, l’infinitésimale complexité des choses. La seule équation suffit pour formuler le cheminement génial d’une réflexion qui mène à l’essentiel.

    Énergie, masse et lumière : trois éléments qui se combinent physiquementpour démontrer que les objets, contrairement à une apparence de fixité, captent en leurs atomes de l’énergie, créant ainsi une force d’inertie à laquelle je me cogne sans cesse. La vitesse de la lumière est le principe extérieurqui permet de rendre compte de cette force. Ainsi un corps au repos est une masse résistante, comme une table de travail, une feuille de papier ou une pointe sèche. Il s’agit donc de travailler ces éléments potentiellement explosifs, de mettre en rapport l’atome infiniment petit et l’espace, le noyau et l’apparence, la graine et l’enveloppe pour que l’œuvre jaillisse. Ainsi, celui qui grave, peint et compose, change l’inertie du monde, en laissant une trace personnelle de son passage.

    Est-ce la formule pleine d’espérance que nous livre l’artiste  ?

    MASSE : Au centre de la gravure, le regard est porté sur ce que l’œil reconnaît d’emblée. Des objets, vraisemblablement, des pierres découvertes au côté d’une tige sèche de bambou. La plante semble arrachée à la vie, vidée de sa substance et abandonnée sur le sable. Seule l’enveloppe laisse encore une trace de son passage. Même les pierres s’usent, s’érodent en grains de sable, disparaîtront un jour sous leur forme visible à l’œil nu. Les êtres vivants finissent par mourir, les minéraux par se transformer au contact des éléments.

    LUMIÈRE : Dans la partie inférieure du tableau, une bande étroite et horizontale comme un cercueil ou une planche d’herboriste, transpose les figures végétales et minérales en formes abstraites qui témoignent de leur origine terrestre.

    ÉNERGIE : Dans la partie supérieure, la spirale emporte l’incruste dans son tourbillon. Elle est l’énergie qui passe de la masse éteinte et morte à la lumière. Est-ce là que retourne le fugitif bambou ? Dans le mouvement circulaire des particules,  la danse de la vie ?

    Marc JURT. E=MC2, 1993. Aquatinte au sucre, aquatinte et vernis mou en blanc et noir sur trois plaques : 49,6 x 37,8, 12,3 x 31,3 et 4 x 46,8 cm. Catalogue raisonné, no219.

  • Enseignement numérique: captif dans le meilleur des mondes

    Unknown-1.jpegOPINION. En remplaçant l’écrit par l’écran, l’école ne substitue pas une tyrannie à une autre, car les livres ne sont jamais tyranniques: elle se livre corps et âme aux exigences du marché, estime l’écrivain Jean-Michel Olivier

    L’univers numérique ressemble au monde enchanté d’Alice: tout y est coloré, ludique, musical, plein de joyeuses surprises: un lapin blanc en redingote vous invite dans son terrier, un jeu de cartes s’anime sous vos yeux, un lièvre de mars raconte des histoires drôles, etc. Dans ce monde enchanté, les merveilles sont partout; l’émerveillement est constant.

    Le monde numérique est à l’image de la fantasmagorie de Lewis Carroll.

    En plus, tout y est gratuit.

    Quelle aubaine!

    Bien sûr, c’est une supercherie. Comme on ne rase pas gratis, les outils numériques (ordinateurs, tablettes, portables, logiciels) coûtent cher, parfois même très cher. D’ailleurs, leur prix ne cesse d’augmenter, comme les abonnements de téléphonie et de wi-fi, indispensables pour les utiliser. Ainsi, équiper les écoles en matériel numérique coûtera de plus en plus cher et les rendra captives du bon vouloir de sociétés comme Swisscom, Salt ou Free, auxquelles on ne peut échapper. En outre, l’obsolescence de ces appareils est déjà programmée, ce qui induit l’achat de nouveaux appareils, qui coûteront plus cher que les précédents et seront remplacés, en temps voulu, par d’autres modèles encore plus chers…

    Il ne s’agit plus de former, mais d’informer

    En «axant l’école sur le numérique», la cheffe du Département de l’instruction publique (DIP), Anne Emery-Torracinta, fait de l’école genevoise une esclave du marché: c’est le désir de toutes les compagnies qui poussent les établissements scolaires à faire ce pas, qui ne sera jamais gratuit. On parle peu de cet aspect purement marchand. Et pourtant: il est au centre du deal.

    Pour travailler, un écrivain a besoin d’une feuille de papier et d’une bonne plume (ou d’un crayon). Quand la plume est à sec, on achète une cartouche d’encre. Quand le crayon est fatigué, on taille sa mine. Le tout pour une dizaine de francs, TVA comprise. C’est le prix de sa liberté. Avec ce matériel ultra-performant, l’écrivain peut écrire ce qu’il veut, où il veut et quand il veut. Il ne dépend de personne.

    Avec l’informatique, le (ou la) prof qui dispensait autrefois les savoirs classiques n’a plus sa place

    images-1.jpegDésormais, pour écrire, l’écolier aura besoin d’une tablette (Samsung ou Apple, à partir de 300 francs) et il sera à la merci d’une panne de batterie ou d’électricité (comme on sait, les batteries au lithium ne sont pas sans danger pour l’environnement). Il utilisera un logiciel payant (150 francs environ), qui corrigera automatiquement ses fautes de grammaire et d’orthographe. Ensuite, il imprimera son texte sur une imprimante HP (200 francs) programmée pour devenir obsolète dans cinq ans et qui a besoin, à intervalles réguliers, de nouvelles cartouches d’encre, qui ne sont pas données (entre 30 et 50 francs).

    Tel est le prix de sa servitude.

    Avec l’informatique, le (ou la) prof qui dispensait autrefois les savoirs classiques n’a plus sa place. Le (ou la) prof est désormais «un médiateur», un «animateur», comme on en trouve dans les camps de vacances (d’ailleurs, l’école numérique est un immense terrain de jeu où le plaisir est roi). Il ne s’agit plus de former les élèves à maîtriser les connaissances de base (lire, écrire, compter), mais de les informer, en allant surfer sur Google Maps ou sur Wikipédia (j’en reste, volontairement, aux sites les plus avouables, car les élèves, secret de Polichinelle, fréquentent plutôt d’autres lieux!).

    Le marché est entré dans l’école

    Unknown-2.jpegIl y a belle lurette que le maître (la maîtresse) n’est plus au centre de la classe, et que l’enfant roi fait la loi. A Genève, la descente aux enfers a commencé avec Martine Brunschwig Graf, et s’est poursuivie avec Charles Beer. Le marché est entré dans l’école avec ses règles et ses prix, imposant, peu à peu, la tyrannie des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) sur tous les utilisateurs d’ordinateurs: l’information sélectionnée, la pensée binaire, le formatage de la réflexion, le harcèlement numérique, etc.

    Certains esprits naïfs pensent que le numérique favorisera l’égalité des chances entre les élèves, et que l’école, ainsi, ne discriminera plus personne. Là encore, c’est un mensonge. En abandonnant la lecture de livres trop longs ou difficiles (on les a remplacés par des articles de journaux, plus faciles à comprendre), on limite l’aptitude à lire et à comprendre un texte complexe. En multipliant les activités ludiques, on fait croire à l’élève que tout lui est donné, et accessible, gratuitement et sans effort. Par l’éparpillement des connaissances informatiques, on n’aide pas l’élève à construire un savoir structuré et solide.

    En remplaçant l’écrit par l’écran, l’école ne substitue pas une tyrannie à une autre, car les livres ne sont jamais tyranniques: elle se livre corps et âme aux exigences du marché. Sans parler des dégâts médicaux (problèmes de vue, mal de dos, etc.) que provoque cette merveilleuse révolution numérique.

    «A quoi bon un livre sans images ni dialogues?» demandait Alice.

    La réponse est simple: à développer l’imagination, à pleurer et à rire, à vivre mille vies différentes de la sienne.

    Autrement dit: à devenir soi-même et à comprendre le monde.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 66)

    Épisode 66 :  Marc JURT en rêvant : Offrande de la pluie depuis l'alcôve

    MARC JURT L'Offrande.png

    À qui est destinée l’offrande confectionnée avec tant de soin par une main habile qui l’a déposée à l’entrée de cette maison ? Le panier de feuille de bananier tressée contient de la nourriture, quelques grains de riz et morceaux de fruits vraisemblablement, des pétales de frangipanier et des bâtonnets d’encens allumés pour se connecter. Tous les jours, les canang sari sont assemblés avec art et sagesse puis offerts aux esprits et aux dieux. C’est un geste gratuit renouvelé depuis la nuit des temps qui témoigne d’une gratitude sans attente particulière. L'offrande est une humble présence. Nous sommes dans le Bali immémorial.

    Au pays des dieux, il pleut forcément. L’artiste a la délicatesse de nous placer à l’abri des intempéries et des éventuelles inondations. Le lieu est accueillant et lumineux, protégé par deux rideaux de bambou, un plancher en bois et un auvent de chaume. L’espace est ainsi délimité par des lignes parallèles horizontales et verticales tout en restant ouvert. Le seuil est poreux. L’air y circule. L’humidité est omniprésente. Le vacarme régulier des précipitations devient assourdissant. L’offrande est à la frontière des deux mondes, la fumée se répand. L’hôte sera-t-il comblé ?

    marc jure, rivière de sayan, gravures,baliL’alcôve est un cocon protecteur, communicant avec le dehors, cette masse opaque contenue à l’intérieur du cadre. Il faut entraîner l’œ¡l. À travers l’écran hachuré par les trombes d’eau, la ligne frangée de l’horizon apparaît, ainsi que les flancs escarpés de la montagne traversé par le sillon serpentueux de la rivière Ayung. Un paysage obsédant. C’est peut-être ici que l’artiste a médité son départ. Un jour lointain, dans vingt ou trente ans, quand l’âme quitte le corps et que les cendres suivront le cours de cette rivière, d’Ubud jusqu’à la mer, l’esprit gourmand de l’esthète sait qu’il trouvera ici une île d’accueil.

    Marc JURT. Offrande de la pluie, 1985. Eau-forte et aquatinte en noir : 19,4 x 29,4 cm. Catalogue raisonné no147.

    Marc JURT. La Rivière de Sayan, 1985. Eau-forte, pointe-sèche et aquatinte en noir, sépia et bleu sur deux plaques : 14,8 x 30 cm et 14,8 x 30 cm. Catalogue raisonné no148.

    Note de Marc JURT sur ces estampes : « Gravures réalisées lors d’un séjour de six mois à Bali ». Catalogue raisonné, p. 51.

  • Sur les traces de la femme invisible (Nathalie Piegay)

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown-2.jpegDans La femme invisible*, Nathalie Piegay, professeur de littérature française à UNIGE, réussit un pari impossible : rendre vivante et visible une femme restée dans l'ombre de son amant (Louis Andrieux, homme politique français, ami de Georges Clémenceau) et de son fils unique, Louis Aragon. On connaît l'imbroglio familial : le poète est élevé par sa mère Marguerite (qu'on fait passer pour sa grande sœur) et sa grand-mère (qu'on fait passer pour sa mère). Vous suivez ?

    À vingt ans, Aragon découvrira la vérité. Il restera attaché à sa mère toute sa vie et vouera une inimité tenace à ce père célèbre et brillant qui les a entretenus, mais aussi soigneusement tenus à distance de sa vie officielle. Nathalie Piegay dénoue parfaitement cet imbroglio —, qui a tout de même produit l'un des plus grands écrivains français du XXème siècle !

    Unknown-1.jpegLa vie de Louis Andrieux, le père donc, est connue et largement étudiée (voir ici). Mais on savait peu de choses sur Marguerite qui a élevé et aimé cet enfant naturel. Nathalie Piegay mène l'enquête. Elle se rend sur les lieux où Marguerite a vécu. Elle découvre que cette femme, jusqu'ici invisible, a exercé plusieurs métiers et qu'elle a écrit des romans, vendus comme suppléments à certains magazines féminins. Une abondance de romans, même. 

    Quelle influence cette mère écrivaine (et traductrice) a-t-elle eue sur son fils ? Impossible à dire, bien sûr. 

    Mais le feu de l'écriture passe par là…

    Au fil des pages, le mystère Marguerite se dévoile. Mais la part d'ombre reste intense, car les documents, textes, traces de cette vie discrète font défaut. Nathalie Piegay se livre elle-même beaucoup dans le portrait de cette femme « invisible », avec une ferveur teintée de féminisme. Ce qui rend le livre (est-ce un roman ? un récit ? un essai ?) à la fois attachant et passionnant à lire.

    * Nathalie Piegay, La Femme invisible, éditions du Rocher, 2018.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 65)

    Épisode 65 :  Marc JURT en rêvant : Autoportrait de ma table de travail 

    Marc Jurt, autoportrait de ma table de travailLes objets ont-ils une âme ? Rêvent-ils aussi de grandeur et d’élévation ? Que reste-t-il de la vigueur d'un arbre quand son être est gougé, creusé ou tarabiscoté par la main habile du menuisier ? Devient-il un objet inerte et inanimé ou conserve-t-il quelque chose de sa verdeur d’antan ? A-t-on déjà vu une table de travail songer à changer de nature, d’étendue ou de fonction ?

    Dans l’incruste, située dans la partie inférieure de la gravure, on aperçoit le modèle original, soit un bureau d’intérieur, idéal pour le dessin ou l’écriture. Le bois est sculpté élégamment; les proportions sont harmonieuses; le calme, l’ordre et la tempérance y règnent. Le temps est même suspendu. Pourtant le tiroir est largement ouvert comme pour y recevoir la chute imminente d’un objet en apesanteur, dont l’ombre pyramidale avance sur le plateau — s’agit-il d’une page blanche chiffonnée prête à disparaître dans les oubliettes ou d’un jeu d’osselets faisant diversion ? L’artiste s’est-il volontairement retiré de l’image par espièglerie laissant ses outils de travail le représenter ?

    Du pied gauche de la table réelle surgit son double fantasmé dans un paysage minéral aux motifs symétriques, mollement déformés. Au loin, l’horizon est ciselé par une chaîne de montagnes. Le sol est couvert d’un tapis rocailleux jusqu’aux cascades qui se déversent dans la mer. Sous les quatre pieds de la table rêvée, un losange se forme. On trouve, fixées en bordure de l’abîme, les mêmes masses blanches et opaques qui s’accumulent près des franges comme autant d’ébauches froissées. N’y a-t-il pas sur le tapis naturel de nos rêves artistiques un cimetière de faillites ? Combien d’essais, de recommencements et de persévérance dans la réalisation d’une seule œuvre ? 

    Si j’étais une table de travail, mes pieds seraient des stipes de palmiers puissants qui sortiraient du sol pour s’élancer vers le ciel. On pourrait sans trop de peine les escalader comme un cocotier pour voir à quoi ressemble là-haut le soleil éternel. Mon tiroir se viderait d’anciens brouillons et de vaines tentatives; il recueillerait des mots couverts uniquement. Quant à mon plateau, je l’imagine aussi grand qu'une île plane. Je le rêve couvert d’un sol soyeux comme de la jeune mousse accueillant comme un rêve de migrant, le mot liberté tatoué sur sa peau. Un lieu défiant les lois naturelles, où la gravité des doutes et des naufrages n’auraient pas de poids.  

    IMAGE : Marc JURT. Autoportrait de ma table de travail, 1981. Eau-forte et aquatinte en noir : 27,8 x 18,5 cm. Catalogue raisonné no 89. 

    Note de Marc JURT sur cette estampe : « Autour de différentes maisons dans lesquelles j’ai gravé ». Catalogue raisonné, p. 50.

  • Deux familles, les siennes, sous l'œil de l'écrivain

    par Daniel Fattore

    38804441_1863908013666963_2534191868992815104_n.jpgJean-Michel Olivier – L'œil défaillant, l'objectif menteur. La photo, vérité travestie ou aléatoire. Le regard troublé, ou non. C'est un roman visuel à l'extrême que Jean-Michel Olivier propose avec "L'Enfant secret". Roman? L'écrivain suisse le présente comme un récit, indiquant qu'il y a quelque chose de sa propre histoire familiale dans la destinée de deux familles que tout sépare et que tout va réunir: celle fondée par Julien et Emilie, et celle d'Antonio Campofaggi, dit Campo.
     
    Tout sépare ces deux familles, en effet, et c'est un bon point de départ pour deux récits parallèles des plus contrastés. Julien et Emilie, c'est le couple vaudois villageois typique du début du vingtième siècle, empreint de culture protestante, avec un Julien qui a accidentellement perdu la vue dans son enfance et une Emilie à la patte folle. Si l'auteur n'oublie jamais Emilie, c'est sur le handicap de Julien que l'auteur concentre son regard, dessinant page après page son univers fantomatique, ainsi que sa manière de se débrouiller avec une vue délabrée. Chacun semble trouver sa place dans ce récit familial, sans révolte (à l'usine d'allumettes ou au restaurant, il faut trimer, c'est comme ça), dans le cadre d'un pays calme et épargné par la guerre, la Suisse, qui n'en a pas moins ses zones d'ombre et ses raideurs. En pensant à Emilie, en particulier, il est permis de se souvenir des 3 K helvétiques bien conservateurs: "Kinder, Kirche, Küche". Concernant Julien, c'est plutôt chœur local, errances et vin blanc. 
     
    Dans l'autre camp, la famille Campofaggi est urbaine, et devient nolens volens un élément du système: c'est dans l'Italie fasciste que Campo, le photographe professionnel, trouve de quoi vivre. L'art du photographe est celui du mensonge, découvre-t-on au fil des pages: photos retouchées, poses étudiées, souci permanent d'une propagande affinée. Campo contribue ainsi à la création de l'image "historique" de Benito Mussolini, conforme à une idéologie qui prône la force et les valeurs viriles. Y croit-il vraiment? L'auteur ne manque pas de décrire quelques scènes grotesques telles que le duel à l'épée entre le Duce et Campo, ou le moment où, prononçant un discours, Benito Mussolini se trouve piégé par une pluie diluvienne qui fait fuir ses auditeurs. Mais ce qu'on reprochera au photographe, c'est de n'avoir pas dénoncé ce qu'il y a derrière les photographies léchées, d'avoir été au plus près du pouvoir et de n'avoir rien dit. Ironie de l'histoire: autrichien au terme de la Première guerre mondiale, donc dans le camp des vaincus, il se retrouve à nouveau vaincu au terme de la Seconde guerre mondiale, comme Italien.
     
    Les apparences séparent ces deux familles, on l'a compris. Pourtant, l'auteur s'ingénie à les rapprocher, avec le coup de pouce de l'histoire. Le trait d'union? C'est un appareil photo... L'auteur relate en effet un élément incroyable: il met entre les mains du quasi-aveugle Julien un appareil photo Rollei, avec lequel il va s'ingénier à tout canarder. A l'art léché, travaillé, mensonger aussi, de Campo, répond ainsi le jeu spontané, brut et mal cadré, amusant pour dire le tout, de Julien. Qui est le plus proche du vrai? Peut-être pas Campo, quoique: il garde quelques photos authentiques dans une caissette bien fermée. Et peut-être pas davantage Julien, qui finira par recouvrer la vue et découvrir que ses photos n'étaient pas du tout ce qu'il pensait qu'elles seraient. Cette redécouverte du sens de la vue fait du reste penser à "La Symphonie pastorale" d'André Gide, l'issue tragique en moins: "C'est donc à ça que tu ressembles! Avoue que tu espérais mieux!", rigole Julien, se voyant, hilare, face au miroir pour la première fois.
     
    51GFcArJYrL._SX322_BO1,204,203,200_.jpgEt au fil des péripéties et de l'histoire, comme on s'y attend, les deux familles trouvent le moyen de se trouver, dans le contexte dévasté de l'après-guerre. Un contexte de folie, ce que suggère le cadre d'un asile psychiatrique/maison de repos où l'on rencontre quelques personnalités: Edda, une des filles de Mussolini, mais aussi, à peine déguisé, Jack Rollan – qui a d'ailleurs appris, un peu, le métier de photographe avant de devenir connu pour son "Bonjour!". C'est là aussi qu'un garçon vaudois caractériel fan de football (comme l'auteur) va rencontrer une belle Italienne... l'affaire est faite, une génération nouvelle peut naître.
     
    Les sens sont trompeurs, en particulier la vue, semble dire l'écrivain. Cela, d'autant plus si ceux-ci sont dotés d'une béquille, en l'occurrence celle de l'appareil photo qui rapporte ce qu'il veut ou dont on peut faire mentir les produits à volonté. Au temps à venir de l'humain augmenté, au temps aussi de la photo banalisée par le numérique, voilà qui devrait faire réfléchir! Et si le regard de l'écrivain était, in fine, le plus aigu de ce roman? C'est lui qui, au fil de phrases simples segmentées en paragraphes courts qui font figure de séquences, règle sans cesse la focale sur un récit ancien et précis, en rappelant, par les mots et structures répétés d'un bout à l'autre du livre, que la vie est un éternel recommencement. En somme, c'est son propre album de photos de famille qu'il feuillette, passionné et captivant, avec ses lecteurs. Après tout, cet "enfant secret" du titre, encore à naître, ange ou fantôme un peu omniscient en ce sens qu'il a l'œil partout et confère un sens au chaos de l'histoire familiale ou européenne, c'est peut-être bien lui.
     
    Jean-Michel Olivier, L'Enfant secret, Lausanne, L'Age d'Homme/Poche Suisse, 2018/première édition 2004. 
    Ce récit a obtenu le prix Michel Dentan en 2004.
  • Les Carnets de CoraH (Épisode 64)

    Épisode 64 :  Marc JURT et Manhattan en rêvant : Tours jumelles, Pan Am et statue de la liberté 

    Marc JURT, Tours jumellesDans la série sur New York des années 80, Marc Jurt ne cesse d’explorer la juxtaposition des thèmes de la ville et de la nature tout en variant son point de vue. Il s’empare des buildings les plus fameux (l’Empire State Building, les Tours jumelles, le Pan Am et la statue de la Liberté), en nous donnant sa vision hippie de la métropole. Immédiatement reconnaissables à leurs formes, ces monuments sont la marque d’un ingénieux savoir-faire au service d’un impérieux désir de verticalité que l'artiste gaine ici d'un camouflage végétal. D’imposantes masses s’élèvent dans le paysage de Manhattan, toujours plus hautes défiant les cieux comme deux tours de Babel. À leurs sommets dans le prolongement des immeubles, deux arbres gigantesques émergent ex nihilo. Ils se touchent, s’enlacent, s’embrasent dans la lumière éclatante. Un funambule ou peut-être un rimbaud des villes se prenant pour King Kong ou Tarzan prendrait de l’altitude et verrait de là-haut enfin à  quoi ressemble le soleil. 

    marc jurt,série new york,dider barbelivien,jean-christophe bailly,tours jumelles,statue de la libertéRien n’est plus puissant ici que la nature. Son pouvoir transfigure, altère, dénature. La métamorphose crache la fumée sans explosifs ni déflagration. Elle sème le flou. Les velléités industrieuses de grandeur et les fortunes investies paraissent soudain dérisoires et largement dépassées par l’énergie de ces arbres qui puisent leur force colossale d’une source spontanée comme tombée du ciel. Les arbres appartiennent au régime de l’autotrophie, comme les plantes, ils n’ont pas à se déplacer pour se nourrir. Ils restent sur place « comme des points de suture entre terre et ciel ». Ils s’acclimatent sauvagement, se déploient sans mesure dans le ciel, deviennent centenaires, millénaires. Alors que nous ne sommes que d’invisibles liliputiens, hétérotrophes et vulnérables, limités dans le temps et l’espace.
    marc jurt,série new york,dider barbelivien,jean-christophe bailly,tours jumelles,statue de la libertéLa statue de la liberté : c'est le premier coup d’œil de la ville, son geste d’accueil aux migrants qui vont bientôt accoster. Liberté, j’écrirai ton nom dans l’écorce de ta couronne, j’explorerai ta ramure de lianes en lianes. Dans le port de New York, tu es le signe fort d’un renouveau après l’interminable traversée. C’est là que débarquent les rescapés, les reviens-y et les globe-trotteurs. Les bâtisseurs, les cols blancs et les faux-monnayeurs. Ceux qui fuient les crises, les attentats et le service militaire. Les artistes, les croyants et les utopistes. Ceux qui veulent graver leur vision d’une bouffée d’oxygène.

     

    • Marc JURT. About New York IV, 1980. Eau-forte en noir  : 29,5 x 15,9 cm. Catalogue raisonné no 73. 
      • Marc JURT. About New York I, 1979. Eau-forte en noir  : 29,7 x 19,9 cm. Catalogue raisonné no 67.
    • Marc JURT. About New York III, 1980. Eau-forte en noir  : 26,7 x 15,9 cm. Catalogue raisonné no 71.
    • Note de Marc JURT sur cette série d'estampes : « Série sur New York. Voyage à New York et documentation photographique. Les proportions des édifices gravés sont respectées. Juxtaposition d'un monde végétal anarchique à une architecture rigoureuse ». Catalogue raisonné, p. 50.
  • Les Carnets de CoraH (Épisode 63)

    Épisode 63 :  Marc Jurt et Manhattant en rêvant : Empire State Building 

    Mec Jurt Empire State BuildingQue voit-on dans ce ciel bleu traversé de quelques nuages extensibles annonçant une prochaine pluie ? Un seul gratte-ciel, l’Empire State Building est immédiatement reconnaissable à sa ligne art déco et à sa flèche, bien qu’il soit presque entièrement envahi par une végétation abondante. Des fleurs épanouies aux pétales surdimensionnés collent à ses flancs, des tiges s’enlacent et épousent la forme du bâtiment sans pourtant déranger sa structure. La flore en noir et blanc est un camouflage naturel dans le paysage urbain. Pourtant l’essor s’arrête à son sommet, soit au 102e étage juste avant l’engloutissement total. 

    De nombreuses questions surgissent. De quel sol s’extrait cette jungle luxuriante, de quel réseau souterrain, de quelle terre nourricière ? La base est volontairement dissimulée par le toit blanc et anonyme d’autres édifices. Et puis, on ne peut distinguer si la nature a remplacé la structure métallique de l’édifice ou si l’ossature est plaquée de vert comme une chair à vif. Peut-être le bâtiment est-il encore fonctionnel à l’intérieur et que les cols blancs gravissent d’autres courbes en explorant une sauvagerie autrement plus réelle et implacable.   

    Qui a déambulé dans les rues de Manhattan, aura immédiatement senti son corps emporté par le rythme qui le traverse et lui donne le vertige. Parfois il sent sous ses pas le sol gronder, l’énergie lointaine jaillir, le bitume se fendre. Il observe alors les premières herbes croître, les lianes s’engouffrer dans les failles. La nature n’aura-t-elle pas un jour le dernier mot ? Et s’il faut choisir une vision d’apocalypse dans le ciel new-yorkais, celle de Marc Jurt convient assez bien.  

    Marc JURT. Empire State Building, 1980. Eau-forte et aquatinte en vert et bleu : 79 x 60 cm. Catalogue raisonné no 75.

    Note de Marc JURT sur cette estampe : « Série sur New York. Voyage à New York et documentation photographique. Les proportions des édifices gravés sont respectées. Juxtaposition d'un monde végétal anarchique à une architecture rigoureuse ». Catalogue raisonné, p. 50.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 62)

    Épisode 62 :  Marc Jurt et Rimbaud en rêvant : Autoportrait  dans la nature

    Marc Jure, autoportrait dans la nature

    Le triptyque de l’autoportrait est un alignement horizontal de trois reflets inversés dans un miroir. La photogravure de gauche est la plus nette, la mieux contrastée, les noirs sont profonds, les blancs lumineux. Les deux autres sont nettement plus pâles donnant l’impression d’une surexposition à la lumière.

    marc Jure, autoportrait dans la nature1

    On y voit d’abord l’artiste Marc Jurt de dos, allongé dans l’herbe haute d’une prairie à perte de vue, ses mains tiennent un miroir, lui donnant l’aplomb nécessaire pour tenir droit. Il porte une chemise aux rayures inégalement parallèles, son irrégularité n’a d’ailleurs rien de militaire. Une ombre se distingue pourtant sur son flanc droit. Il y a comme un frémissement léger qui trouble les lignes et la surface réfléchissante, le passage de quelque élément sans doute, un souffle ou de l’eau dérèglant l’ordre des choses, plissant à peine la glace. 

    Marc Jure, autoportrait dans la nature2

    Le visage de l’artiste est dessiné de manière hyperréaliste calqué sur une photographie; il est parfaitement identifiable. Sa bouche est surmontée d’une moustache chevron comme il en portait à la fin des années 70, ses cheveux longs sont partagés par une raie au milieu lui donnant l’air hippie dans la mouvance du peace and love. Mais ses paupières sont volontairement baissées. Le dormeur s’est-il à jamais assoupi dans ce cimetière aux trois stèles, s’inscrivant ainsi dans une mise en abîme détournée, réfléchie d’une mort prématurée ? L’artiste en herbe semble graver sous nos yeux la possibilité d’un autre monde de lumière loin des querelles et de l'armée.

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    On observe alors sur les gravures suivantes, un phénomène étrange, qui ne s’apparente ni à une disparition ni à un effacement, mais à une métamorphose instantanée, la végétation alentour est en effet restée intacte. Comme le caméléon peut à son gré changer d’aspect, varier ses rayures et modifier ses couleurs, l’artiste tente de s’acclimater à son milieu. Marc Jurt ne s’est pas évadé en traversant le miroir. Ce n’est pas un déserteur. Sur le seuil, il s’est reformé (réformé) et se camoufle par adéquation au réel. Il se végétalise en quelque sorte et devient ici herbe, graminée, ivraie, chanvre et marie-jeanne, dans la jubilation de l’exercice de sa liberté et de son art. L’artiste est un génie d’une espèce double, vivante et naturelle. Son arme est la pointe sèche.

    Marc Jurt. Autoportrait dans la nature, 1978. Photogravure, eau-forte et aquatinte en noir, noir sépia et sépia sur trois plaques : 27,5 x 20,5 cm. Catalogue raisonné no 44.

    Note de Marc JURT sur cette estampe : « Autoportrait coulant, puis disparaissant dans la nature. Passage, transformation, acceptation de la mort ». Catalogue raisonné, p. 50.