Les Carnets de CoraH (Épisode 68)
Épisode 68 : Marc JURT en rêvant : Géographie du corps

Ces enveloppes cartonnées enduites d’acrylique d’un noir profond forment la suite des Géographies du corps. Ouvertes, ces lettres ont peut-être servi à expédier des maux couverts ou quelques radiographies d’os cassés ou de tumeurs. L’orifice sur la patte de fermeture esquisse un sourire comme « sourirait un enfant malade ». Il n’y a pas d’adresse ni de timbre, mais détournées, ces correspondances nous transportent désormais au cœur d’un voyage fantastique, poste restante.
Suivons ces planches d’anatomie figuratives ! Traversons ces membranes jusqu’à l’intérieur du mystère humain, là où l’artiste réunit la perspective scientifique au geste créateur, là où la structure élaborée du vivant côtoie l’élan vital.
POINTS NÉVRALGIQUES
Ici, le jet vertical mêlant l’ocre et le grenat finement cerclé de noir s’impose en parallèle de la planche anatomique d’un corps de femme naïvement stylisé mais savamment annoté. La forme émergeant du geste créateur n’est pas totalement abstraite, elle signifie une colonne vertébrale, le point sensible du soutien de l’ensemble du squelette. Les couleurs chaudes, corporelles, animent les formes, pénètrent la substantifique moelle.
LA POITRINE PENDANT LA RESPIRATION
Ici, l’artiste révèle la structure du support, rehausse les plis du carton d’acrylique marron. Les lignes verticales, laminées, rappellent l’alignement nécessaire et régulier des côtes protectrices de la cage thoracique. La respiration soulève la structure rigide et étouffante. Le souffle de vie altère les barreaux de la prison en une superposition de jets spontanés horizontaux ouvrant un espace de liberté et de fluidité.
LE THORAX
Ici, le thorax est perçu comme une cage, délimitée de toute part par les vertèbres, les côtes, le sternum et le diaphragme. Il est fait d’os porteurs (forme extérieure) et de moelle (vie intérieure). Il contient et protège la respiration (souffle) et la circulation (sang). Entre la structure et l’élan, un assouplissement des côtes, une poussière globuleuse, une toux humide, une traînée sanguine. Le geste créateur reproduit le réel. Cette dépêche me va droit au cœur, qu’elle ne reste pas lettre morte !
L'ESTOMAC
Ici, l’artiste est espiègle. Il suspend l’estomac au sourire qui se balance dans le vide sans protection osseuse. Il est un organe souple qui broie les aliments, un transformateur ingénieux de matières. Le geste créateur accompagne le mouvement vers le bas, mélange les corps et les couleurs.
Dans le gouffre qu'est l'opacité organique, ce que le corps évacue naturellement, la signature de l'artiste.
Marc JURT. Géographie du corps, Points névralgiques,1991. Planche d’anatomie, acrylique, gravure, papier Bali, sur enveloppe cartonnée : 34 x 22 cm.
Marc JURT. Géographie du corps, La poitrine pendant la respiration, 1995. Planche d’anatomie, acrylique, pigments, sur enveloppe cartonnée : 34 x 21,5 cm.
Marc JURT. Géographie du corps, Thorax, 1992. Planche d’anatomie, acrylique, gravure, papier Bali, sur enveloppe cartonnée : 36 x 26cm.
Marc JURT. Géographie du corps, L’estomac,1992. Planche d’anatomie, acrylique, gravure, sur enveloppe cartonnée : 35 x 21,5 cm.
E=mc2 : quelle synthèse expéditive pour nommer une œuvre élaborée en trois phases, soit l’expression de trois lettres dont l’une au carré, juxtaposées dans une équivalence ! J’aime le raccourci scientifique, cette manière efficace de symboliser en une ligne, l’infinitésimale complexité des choses. La seule équation suffit pour formuler le cheminement génial d’une réflexion qui mène à l’essentiel.



L

Les objets ont-ils une âme ? Rêvent-ils aussi de grandeur et d’élévation ? Que reste-t-il de la vigueur d'un arbre quand son être est gougé, creusé ou tarabiscoté par la main habile du menuisier ? Devient-il un objet inerte et inanimé ou conserve-t-il quelque chose de sa verdeur d’antan ? A-t-on déjà vu une table de travail songer à changer de nature, d’étendue ou de fonction ?

Dans la série sur New York des années 80, Marc Jurt ne cesse d’explorer la juxtaposition des thèmes de la ville et de la nature tout en variant son point de vue. Il s’empare des buildings les plus fameux (l’Empire State Building, les Tours jumelles, le Pan Am et la statue de la Liberté), en nous donnant sa vision hippie de la métropole. Immédiatement reconnaissables à leurs formes, ces monuments sont la marque d’un ingénieux savoir-faire au service d’un impérieux désir de verticalité que l'artiste gaine ici d'un camouflage végétal. D’imposantes masses s’élèvent dans le paysage de Manhattan, toujours plus hautes défiant les cieux comme deux tours de Babel. À leurs sommets dans le prolongement des immeubles, deux arbres gigantesques émergent ex nihilo. Ils se touchent, s’enlacent, s’embrasent dans la lumière éclatante. Un funambule ou peut-être un rimbaud des villes se prenant pour King Kong ou Tarzan prendrait de l’altitude et verrait de là-haut enfin à
Rien n’est plus puissant ici que la nature. Son pouvoir transfigure, altère, dénature. La métamorphose crache la fumée sans explosifs ni déflagration. Elle sème le flou.
La statue de la liberté : c'est le premier coup d’œil de la ville, son geste d’accueil aux migrants qui vont bientôt accoster. Liberté, j’écrirai ton nom dans l’écorce de ta couronne, j’explorerai ta ramure de lianes en lianes. Dans le port de New York, tu es le signe fort d’un renouveau après l’interminable traversée. C’est là que débarquent les rescapés, les reviens-y et les globe-trotteurs. Les bâtisseurs, les cols blancs et les faux-monnayeurs. Ceux qui fuient les crises, les attentats et le service militaire. Les artistes, les croyants et les utopistes. Ceux qui veulent graver leur vision d’une bouffée d’oxygène.
Que voit-on dans ce ciel bleu traversé de quelques nuages extensibles annonçant une prochaine pluie ? Un seul gratte-ciel, l’Empire State Building est immédiatement reconnaissable à sa ligne art déco et à sa flèche, bien qu’il soit presque entièrement envahi par une végétation abondante. Des fleurs épanouies aux pétales surdimensionnés collent à ses flancs, des tiges s’enlacent et épousent la forme du bâtiment sans pourtant déranger sa structure. La flore en noir et blanc est un camouflage naturel dans le paysage urbain. Pourtant l’essor s’arrête à son sommet, soit au 102e étage juste avant l’engloutissement total.


