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lettres françaises - Page 5

  • l'enfant criminel

    antonin moeri

     

     

     

     

    À la fin des années quarante, la radio française offrit à Genet carte blanche. Il écrivit pour ce genre d’émission un texte sur l’enfance criminelle. Texte dans lequel il voulait faire entendre la voix du délinquant, «non sa plainte mais son chant de gloire». Or cette radio de service public refusa ce chant de gloire. Elle aurait préféré une dénonciation des conditions de détention, un pamphlet dirigé contre les détenteurs du pouvoir, une défense de l’enfance maltraitée, n’importe quel texte aux accents de rébellion si chère aux médias de service public.

    Un tel texte aurait passé dans les oubliettes du bavardage subventionné. Genet pointe d’abord l’euphémisation qui commence son oeuvre dans ces années-là. Une maison de correction s’appellerait désormais «Patronage de relèvement moral, Centre de rééducation, Maison de redressement de l’enfance délinquante». Mais s’attaquer aux noms n’entraîne pas la suppression du réel que ces noms étaient chargés de désigner. Un réel que l’ado criminel veut dur, cruel, rigoureux: un enfer dont on ne revient pas.

    Ce qu’exige le jeune hors-la-loi c’est une épreuve terrible pour y «épuiser un impatient besoin d’héroïsme». Il exige un bagne féroce, digne du «mal qu’il s’est donné pour le conquérir». Le jeune Genet a connu cette épreuve et l’a aimée: bagarres parfois mortelles, pieds écorchés, rondes au soleil brûlant... En adoucissant les conditions de vie du petit criminel, en interdisant l’argot, la société entend le rééduquer, le rendre inoffensif, lui «accorder une vie voisine de la vie la plus banale».

    Elle entend extirper du corps criminel les germes de malfaisance, le rêve de meurtre, le besoin de forcer «la porte donnant sur un endroit défendu», de déclarer la guerre à l’empire des bonnes intentions, de ce Bien qui ne peut susciter (sous la plume du poète) aucun enthousiasme verbal.

    Genet s’adresse aux délinquants. Il «leur demande de ne rougir jamais de ce qu’ils firent, de conserver en eux intacte la révolte qui les a faits si beaux». Il les aidera non à «regagner les maisons des belles âmes, leurs usines, leurs écoles, leurs lois et leurs sacrements, mais à les violer». Ce que revendique Genet c’est l’énergie du mal. Aucun greffier, aucun juge, aucun directeur de prison ne peut faire éclore un chant dans la poitrine du poète. Seul l’acte criminel peut faire éclore ce chant. Seul l’acte criminel peut séduire le hors-la-loi. En acceptant de parler à la radio, Genet voulait redire sa tendresse pour les petites frappes, les «petits gars sans pitié» qu’il a côtoyés au bagne de Mettray.

    On comprend que l’autorité chargée de surveiller les programmes radiophoniques ait interdit la diffusion de ce texte scandaleux, véritablement scandaleux, d’une sidérante beauté, irrécupérable, l’exact contraire de la subversion labellisée, de l’imprécation dans le sens du vent, de l’indignation correcte. Imaginez un instant qu’une radio fasse aujourd’hui entendre un tel texte. Peut-être s’y résoudrait-elle, mais avec mille précautions, savantes mises en perspective, nécessaires mises en garde, gloses, rappels du contexte... avec dédiabolisation de l’ennemi déclaré... faisant de Genet un sympathique compagnon de route.

     

     

    Jean Genet: L’enfant criminel, Gallimard, 2014

  • essai sur Beckett paru en 2006

     

    par antonin moeri

     

     

     

    «Les vies silencieuses de Samuel Beckett». Non, ce n’est pas une biographie. Ce sont quelques séquences, «alternances de vides et de pleins», quelques détails ou incidents qui persistent sous forme d’images: les allées et venues entre Paris et Dublin (où vit sa mère sévère et jalouse, grande bourgeoise chic «le bibi vissé sur un oeil bleu qui luit dans l’ombre» et avec laquelle Sam eut les conflits les plus violents), les nombreuses séances chez le psychanalyste au cours desquelles Sam tressaille, pleure et claque des dents, sa tentative manquée de travailler avec Eisenstein qu’il aurait rencontré chez Joyce, ses tribulations à travers l’Allemagne nazie (1936-37) où il fréquente les zoos, les cimetières, les cabarets (Karl Valentin) et les musées (Sam était fou de peinture). 

    Il y a aussi la fascination pour l’oeuvre et le personnage de Joyce et, bien sûr, le plus important: «la recherche de la misère de ses mots, de la matière de sa parole, la recherche de sa langue impossible, de sa langue de dépossédé», une recherche que Beckett mènera dans la langue française (non dans la langue anglaise), la langue de Descartes, de Flaubert et de Proust dans laquelle il écrira coup sur coup, au septième étage d’un immeuble parisien: Mercier et Camier, Molloy, Malone meurt, L’innommable, Godot, Textes pour rien.

    Nathalie Léger évoque également la rencontre avec Jérôme Lindon, lequel deviendra, grâce à Beckett, le grand éditeur français qu’il est devenu. Est également évoquée la banale petite maison grise que Sam fit construire à Ussy, où il allait se réfugier pour jardiner, écrire, «regarder les herbes essayant de pousser entre les pierres», où il construisit un haut mur rébarbatif autour du cube anodin pour se protéger des intrus. Il allait également à Ussy pour lire Leopardi et Maître Eckhart, traquer les taupes dans le jardin. 

    Le lecteur n’échappe pas aux séjours de Sam et Suzanne à Malte, à Tunis, à Tanger. Quelques mots sur Suzanne, cette professeur de piano qu’il a rencontrée sur un court de tennis, qui coud quand il écrit, qui achète de la nourriture bio, qui n’aime pas beaucoup les coquetèles, qui range la vaisselle quand il reste immobile dans le noir. Et puis, il y a la rencontre avec Roger Blin, leur collaboration, leur amitié indéfectible.

    Ce petit essai est écrit avec beaucoup de tact et d’élégance. Style elliptique et clair pour essayer de cerner un éblouissement, ce qu’on pourrait appeler une conversion à l’écriture, pour essayer de comprendre comment ont pu naître des textes aussi parfaits que «Oh les beaux jours», «La dernière bande», «Premier amour» ou «L’innommable». Mais comment dire cet éblouissement? Sinon en rôdant inlassablement autour de l’essentiel, «comme si tourner autour d’une sorte de pot vous réservait des moments exquis». (R.Walser)

     

     

    Nathalie Léger: Les vies silencieuses de Samuel Beckett, Allia, 2006

  • Les fables de Marc Bressant

    DownloadedFile.jpegC'est un monde singulier, qui traverse les époques, navigue de l'âge des cavernes aux voyages intergalactiques, embrasse toute l'humaine condition. On y croise des femmes au caractère inflexible, des hommes faibles ou entêtés, qui sont tous, à leur manière, des mutants : ainsi se présente au lecteur Brebis galeuses et moutons noirs*,  l'étrange livre de Marc Bressant, auteur d'une quinzaine de romans, dont La Dernière Conférence (Grand Prix du Roman de l'Académie française, 2008).

    Ce monde singulier, qui est aussi le nôtre, Bressant le raconte en une soixantaine de petites fictions qui sont autant de fables ou de paraboles. Rien de lourd ni de didactique, pourtant, dans ces histoires riches de sens qui se lisent avec un plaisir immense.

    À chaque fois, dans le cours naturel des choses, une mécanique trop bien huilée, images-1.jpegil y a un grain de sable. Une erreur. Un coup de folie. C'est parfois une femme, « belle comme un logiciel », qui décide d'interrompre le cours du Temps en détruisant toutes les horloges de sa ville, ou un lexicologue qui, constatant la pauvreté du langage à exprimer les excréments humains, décide d'enrichir la langue de nouvelles expressions. Ou encore (l'une de mes préférées) un soldat néerlandais, oublié par les siens dans la jungle de Bornéo, qu'on retrouve, vingt-sept ans plus tard, dans une forme physique exceptionnelle, mais parlant une langue incompréhensible avec l'accent perruche ! Ou encore deux gladiateurs qui, à l'instant de s'entretuer, alors que l'empereur est victime d'une crise d'apoplexie, sont frappés par le même coup de foudre…

    Dans chaque fable, donc, un grain de sable. Une incongruité. Une anomalie. Marc Bressant, dans sa langue à la fois économe et impeccable, parle de brebis galeuses ou de moutons noirs. Et c'est bien de cela qu'il s'agit : l'Histoire n'est pas un long fleuve tranquille, mais une suite de révoltes, de ruptures, de miracles, diraient les Chrétiens. Ce qui la fait progresser, ce ne sont pas les gens « normaux », comme on dit, mais les fous, les originaux, les « brebis galeuses ». Et Marc Bressant en fait un inventaire précis et amusé, entraînant le lecteur au pays débridé et fertile de son imagination.

    C'est la morale des fables de Bressant : il y a toujours un grain de sable pour enrayer la machine, toujours un mouton noir pour infléchir le cours des choses ou mettre en doute nos certitudes les mieux ancrées. Notre salut, d'ailleurs, vient de ces mutants dont la tête dépassent toujours un peu : c'est grâce à ces pestiférés, qu'on regarde comme des fous, que les grandes mutations se font. 

    « Heureux soient les fêlés, comme le disait Michel Audiard, car ils laissent passer la lumière ! »

    * Marc Bressant, Brebis galeuses et moutons noirs, édition de Fallois, 2014.

  • L'Ami barbare (4)

    par Jean-Michel Olivier

    DownloadedFile.jpegJe me rappelle votre stupeur, Roman, votre stupeur et votre joie, ce jour de novembre 1989, quand le Mur est tombé.

    Nous étions à Moscou, dans l’arrière-boutique de la librairie, fascinés par l’écran de la télévision : sous nos yeux, à des milliers de kilomètres, un petit homme armé d’une pioche creusait un trou dans la muraille qui jusqu’alors coupait le monde en deux. Impossible ! La brèche s’élargissait de minute en minute. Une foule immense, armée de pelles et de marteaux, venait lui prêter main-forte. Les pierres volaient dans tous les sens.

    Bientôt, la brèche fut si large qu’elle offrit le passage à des centaines d’hommes et de femmes massés en longues files joyeuses de chaque côté de la frontière. Les gens se serraient dans les bras. On s’embrassait. On versait des torrents de larmes.

    Vous l’aviez prédit plusieurs fois : un jour, le monde serait réunifié.

    Ce soir-là, devant l’écran lumineux, votre stupeur était profonde et votre joie était celle de la résurrection. La foi sans faille dans le Sauveur. Le mépris des dangers et de la mort. Ce même mépris qui vous faisait chanter, enfant, sous les bombardements nazis, à Pâques : « Ils ne peuvent pas nous tuer. »

    J’étais étudiante en histoire, à Moscou, et je venais souvent me réfugier dans votre librairie. C’est là que nous nous sommes rencontrés. Je cherchais un livre sur Maxime Gorki que je ne trouvais pas. Et, bien sûr, en moins d’une minute, vous avez déniché l’ouvrage dans les travées poussiéreuses de la librairie.

    Quelques instants plus tard, le grand Rostropovitch, que vous n’aimiez pas tellement, s’est installé avec son violoncelle devant la brèche ouverte et il a commencé à jouer une Chaconne de Bach en faisant résonner son instrument comme s’il était accompagné par un orchestre symphonique.

    L’histoire ne se répète jamais : elle avance en musique, insolente et farceuse, et elle nous étonne toujours.

    Quand je suis retournée à Delphica, quelques jours plus tard, on m’a dit que vous étiez en voyage, mais que vous alliez revenir.

    Où étiez-vous, Roman ?

    À Lausanne, enfermé dans votre tanière, devant l’iconostase de votre bureau ? À Genève ou à Belgrade où vous retourniez souvent depuis la mort du maréchal Tito ? À Milan, Bruxelles ou Montréal, dans ces Salons du Livre où vous aimiez monter la garde devant le stand de la Maison et rencontrer des inconnus ?

    Toujours, quand quelqu’un demandait de vos nouvelles, on lui faisait la même réponse :

    « Il va venir. »

    Vous êtes toujours l’homme qui arrive.

  • L'Ami barbare (3)

     349057970.33.jpegÀ la Maison, on ne publie pas que des best-sellers.

    Notre spécialité, depuis toujours, c’est d’éditer des livres impubliables. Pas besoin d’aller les chercher à l’autre bout du monde : ils arrivent tout seuls, de la main à la main ou par courrier express. On dirait que les gens se sont donné le mot. Si un type, quelque part, écrit un livre au titre impossible, forcément invendable, c’est vers nous qu’il se tourne à tous les coups. Souvent, il ne prend même pas la peine de faire le tour des autres éditeurs.

    Il se dit : « J’ai écrit un bouquin génial, mais trop pointu, qui n’intéressera personne. C’est donc à la Maison que je dois le donner. »

    Ainsi, au fil des ans, nous avons enrichi notre catalogue avec des titres rares et d’autant plus précieux que personne ne les a achetés, à part quelques esprits pervers ou entichés d’ésotérisme (je ne compte pas la famille, parfois nombreuse, de l’auteur de la chose).

    Aucun écho, nulle part, ni dans Le Provencal, ni dans Le Fanal de Rouen, ni même dans La Gazette d’Amphyon.

    Et pas une seule commande dans les librairies.

    Tu es très fier, pourtant, d’avoir publié en langue serbo-croate cette Histoire du chou (une psychanalyse) de Sébastien Rial dont les invendus occupent une moitié de la cave. De même pour le fameux Indicateur des horaires de trains et de tramwasy à Belgrade et ses environs d’Édouard Sam, un livre introuvable (et pour cause !) dans le monde slave.

    Voici la liste de nos worst-sellers. Les fleurons de notre catalogue. Aucun ne s’est vendu à plus de dix exemplaires.

    —     Les attelages lesbiens, une étude genre, de Justine Meyer.

    —     Destin de la féra (une histoire au long cours) de Marc Bron.

    —     L’âne dans les guerres balkaniques de Slatko Makic.

    —     Tricoter avec des poils de chèvre de Léontine Prince.

    —     Après l’orgie : vers une politique de l’épuisement de Michel Cyprès.

    —     Ces prophètes qui regardent en arrière ou l’éloge du rétroviseur de Dominique Wohlschlag.

    —     Sadisme et boulimie de Dominique Ducroc.

    —     Comment chier dans les bois : une approche écologiquement responsable d’un art perdu de Gabrielle Lescure.

    —     Ce passé qui ne passe pas (une histoire du vomi) de Jean-Luc Legore.

    —     Éloge de la fondue (pour une solution suisse au conflit israélo-palestinien) de Hans Fehr.

    —     Petite histoire de la quenelle de Francis Richard.

    —     Littérature romande et dépression d’Adrien Pasquali.

    —     Le Grand Livre des amours trans de Camille Double.

    —     Les mots et les roses (pour une anatomie du nez) de Michel Foucal.

    —     L’odeur de sainteté (ou la saga des papes constipés) de Bénédicte Duvanel.

  • quel sens?

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    madame edwarda by manuel montero (at the taxi).jpg

     

     

    Quand Bataille dit de la nuit dans laquelle erre son narrateur, quand il dit que cette nuit est nue, l’adjectif «nu» doit être pris au figuré, au sens de «sans déguisement, sans fard». Ce qui explique le besoin de l’homme ivre, son besoin d’être nu dans la rue, comme elle, la nuit (mais cette fois au propre): «je retirai mon pantalon (...) je me sentais grandi. Je tenais dans la main mon sexe droit». Premier commentaire de l’auteur: «Mon entrée en matière est dure (...) le commencement est sans détours». C’est le moins qu’on puisse dire. On ne peut plus «in medias res». Zob en main, l’homme se rend au bordel, non sans avoir remis sa culotte.

    Second lieu de ce récit. «Au milieu d’un essaim de filles, Madame Edwarda, nue, tirait la langue». Il la choisit. «Sa main glissa, je me brisai comme une vitre». «Tu veux voir mes guenilles?» demande Edwarda, un pied sur une chaise et tirant la peau pour mieux ouvrir la fente. Et ce sexe ouvert de fixer le narrateur. «Embrasse!» Il pose ses lèvres sur la plaie vive. Il suit le long corps obscène dans une chambre aux murs couverts de miroirs. Après l’accouplement, Edwarda enfile un boléro et un domino et place sur son visage «un loup à barbe de dentelles». «Sortons!» «Le loup qui la masquait la faisait animale». 

    Troisième lieu: La Porte Saint-Denis. Chassé-croisé sous la voûte. Quand le narrateur court vers elle, elle disparaît, «quand elle s’arrêta, elle était suspendue dans une sorte d’absence (...) une obscurité de mort tombait des voûtes». Il désire aller jusqu’au vide. Il la rejoint devant une terrasse, elle semble folle. «Où suis-je?» Elle se tord convulsivement et montre ses fesses, «prenant d’un coup de cul la posture». Elle frappe le narrateur au visage, «peau de curé, je t’emmerde». Elle s’effondre.

    Quatrième et dernier lieu. Après la transe, le délire ou l’extase, il la porte dans un taxi. Direction les Halles. Elle se dénude et dit au chauffeur, «je suis à poil... viens». Elle lève haut la jambe pour qu’il voie la pieuvre. Elle fouille la culotte du chauffeur et le fait asseoir près du narrateur. Elle monte sur le chauffeur et le fait glisser en elle. «Leur étreinte en venait au point d’excès où le coeur manque (...) Je lui vis les yeux blancs». La bave lui coule des lèvres. «La jouissance d’Edwarda - fontaines d’eaux vives - se prolongeait de manière insolite. Le flot de volupté n’arrêtait pas de glorifier son être». Tenant la nuque d’Edwarda pendant la frénésie orgastique, le narrateur n’a cessé de scruter ses traits, ses yeux morts, ses tremblements, l’écume qui lui sortait des lèvres. Il pourrait continuer sa narration. Il ne le fait pas. «Je dis ce qui m’oppresse au moment d’écrire: y aurait-il un sens?»

    Le lecteur se pose quantité de questions en lisant ce texte très bref. Pourquoi le pseudonyme Angélique, pourquoi le nom Edwarda, pourquoi la Porte Saint-Martin, pourquoi cette pierre noire devant laquelle tressaille le narrateur, pourquoi Edwarda porte-t-elle un boléro, un domino et un loup à barbe de dentelles? À toutes ces questions, l’appareil critique répond admirablement. Mais une chose reste troublante pour moi. L’effarement que je connus en lisant ces pages à seize ans ressemble beaucoup à celui que je connais aujourd’hui. Seule différence: à seize ans, je me cachais dans la fraîche obscurité des W-C pour les lire et caresser Boby. Aujourd’hui, je lis mot à mot, le doigt sous la ligne, dans une sorte de fièvre qui est effort de compréhension, un des textes les plus énigmatiques de Bataille. Mais qu’a-t-il voulu faire en imaginant cette fiction? Mimer l’extase mystique, mettre en scène Eros et Thanatos, raconter l’impossible, inscrire la jouissance féminine au centre du texte, mettre le lecteur au supplice? À chaque lectrice d’y répondre.

     

     

     

    Georges Bataille: Romans et récits, La Pléiade, 2004

  • Retour d'Égypte

    DownloadedFile.jpegMarlène Belilos n'est pas une inconnue. Née à Alexandrie en 1942, elle est obligée de fuir l'Égypte à l'arrivée de Nasser. Puis c'est l'Italie, la France, la Suisse où Marlène, en tant que journaliste, travaille pour les journaux et la télévision romande, dont elle est exclue, à l'époque de Lôzanne bouge, avec quelques autres (dont Nathalie Nath et Michel Boujut). L'affaire, à l'époque, fait grand bruit. Et la TSR, où règne une chasse aux sorcières, n'en sort pas grandie ! Un peu d'enseignement, ensuite. Puis direction Paris, où elle produit des émissions sur TV5 Monde et France-Culture. Et devient, last but not least, psychanalyste…
    Elle nous donne aujourd'hui un petit livre épatant*, qu'on lit avec délectation. Il raconte l'exil forcé du roi Farouk, 32 ans, qui a porté tous les espoirs de liberté du peuple égyptien. Nous sommes le 26 juillet 1952. Farouk embarque sur son yacht, « le Bien Protégé », pour quitter à jamais son pays. Marlène Belilos, 10 ans à l'époque, reconstitue avec douceur et nostalgie cette journée historique : la ville d'Alexandrie où vivait sa famille, le mélange harmonieux des langues et des cultures, les parfums des échoppes d'épices, le marchand d'eau de rose. « L'air sent le sel et il ne pleut jamais… »

    Peu à peu, les choses vont changer. Les étrangers (expats, juifs sépharades, Anglais, Français) ne sont plus bienvenus. Le pays croule sous les dettes et Nasser, bientôt, va nationaliser le Canal de Suez. images.jpegPour la famille Belilos, riche famille juive venue d'Alep, en Syrie, l'heure de l'exil a sonné. « Mon père aussi avait perdu, tout comme Farouk, sinon son royaume, en tout cas son palais. » C'est alors le départ forcé. Pour les plus pauvres, israël. Pour les plus fortuné, l'Europe imaginaire. L'Italie, la France, la Suisse, selon le grand loto des passeports.

    À travers une série de souvenirs, qui sont autant de photographies, tantôt nettes et tantôt un peu floues, Marlène Belilos reconstitue une patrie perdue : l'Égypte de son enfance. La langue est belle et émouvante. Elle trouve les mots justes pour dire la brisure, l'exil, la séparation. C'est la langue du cœur.

    Ce livre lumineux se termine sur l'évocation du plus grand héritage égyptien : l'écriture, qui ressuscite l'enfance, et permet de transmettre l'émotion, les souvenirs, les connaissances. En un mot, ce qu'on a perdu.

    * Marlène Belilos, Le Yacht du roi Farouk, éditions Michel de Maule, 2013.

  • Emmanuel Carrère versus Édouard Limonov

    DownloadedFile-2.jpegParmi les écrivains français contemporains, Emmanuel Carrère est sans conteste l'un des plus importants. Chacun de ses livres est un étonnement. Qu'il trace le portrait de Jean-Claude Romand, serial killer et imposteur de nos contrées, dans L'Adversaire*, ou qu'il nous promène de France et en ex-URSS, dans Un roman russe**, sur les traces de son grand-père mystérieusement disparu pendant la guerre (parce que collabo), Carrère a le chic pour embarquer le lecteur dans un voyage qui le ne laisse jamais indemne. Ni l'écrivain, ni le lecteur, d'ailleurs. Écrire, pour Carrère, c'est mener une enquête sans compromis à la fois sur les autres et sur soi. C'est rechercher une vérité inavouable. Et affronter, au cours de l'instruction, tous les démons qu'on porte dans son âme (un mot très russe et carrérien).

    C'est le cas de Limonov***, le dernier livre d'Emmanuel Carrère, Prix Renaudod 2011. Le projet de départ est simple, mais ambitieux : dessiner la figure d'un poète russe, fils d'un agent de renseignement, devenu clochard, puis majordome d'un milliardaire à New York, images.jpegcoqueluche littéraire à paris, mercenaire dans les Balkans, opposant à Poutine, prisonnier, pendant quatre ans, d'un camp de redressement, etc. Ce poète s'appelle Édouard Limonov****. Il est né en 1943. Dans son pays, c'est un star. Il pourrait être le grand frère d'Emmanuel carrère.

    Car c'est bien de fraternité qu'il s'agit ici. Comme dans L'Adversaire, mais en plus réussi encore, Carrère dresse le portrait d'un monstre qui le fascine. Ici un poète génial et débauché ; là, un homme qui a tué femme et enfants pour ne pas (s')avouer la vérité. Limonov est un personnage de roman. Sa vie aventureuse se prête à tous les types de récits : l'épopée, la tragédie, la comédie, la fable burlesque. Et Carrère joue de toutes les ficelles, sur tous les registres, aidé en cela par les écrits autobiographiques de Limonov qui a tenu la chronique scrupuleuse de ses excès et de ses égarements.

    DownloadedFile.jpegSuivant son modèle pas à pas (Carrère a lu tous les livres de Limonov et passé beaucoup de temps à parler avec lui), l'auteur retrace sa vie de l'intérieur. Une vie en miroir, qui reflète la sienne et l'éclaire d'une lumière crue. Carrère aussi s'est rêvé voyou et poète génial, mais, fils de bonne famille (sa mère, Hélène Carrère-d'Encausse, est secrétaire de l'Académis française), il a été élevé dans le caviar et la soie, a suivi des études classiques et n'est jamais allé faire le coup de poing en Serbie ou en Tchétchénie.

    La grande force de Carrère, c'est cette tension, jamais abolie, entre le sujet et l'objet. La vie qu'il raconte n'est pas la sienne (pour reprendre le titre d'un de ses livres) ; et pourtant, combien d'échos, de références, de passerelles entre la vie de Limonov et celle de Carrère, qui s'est rêvé agitateur d'idées et sans doute terroriste !

    C'est un grand livre que ce Limonov, empathique, violent, profond, drôle, romanesque à souhait (on pense à Alexandre Dumas), plein de rebondissements et de fausses pistes. L'histoire d'un homme qui rêve de révolution et de littérature et essaie de mener de front ces deux combats. Un voyou perdu dans l'immense bordel de l'après-communisme en Russie, et suivi comme son ombre par l'inspecteur Carrère, qui relève les preuves et les indices.

    Le plus curieux et le plus fascinant : cette histoire, qui est celle d'un homme seul — marginal, desperado au grand cœur, poète maudit — est aussi notre histoire. Elle raconte Limonov, la Russie et le chaos moderne, la Roumanie et la guerre des Balkans. En un mot, c'est notre histoire à tous depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

    Un livre à ne pas manquer !

    * Emmanuel Carrère, L'Adversaire, P.O.L. et Folio, 2000.

    ** Emmanuel Carrère, Un roman russe, P.O.L., 2007.

    *** Emmanuel Carrère, Limonov, P.O.L. et Folio, 2011.

    **** Édouard Limonov a écrit une trentaine de livres, dont la plupart sont traduits en français. Je recommande Le poète russe préfère les grands nègres (Ramsay, 1980), Journal d'un raté (Albin Michel 1982) ; Oscar et les femmes (Ramsay, 1985) ; La Sentinelle assassinée (L'Âge d'Homme, 1995).

  • La part secrète de Léo Ferré

    couv_butor_0.jpgCertains artistes passent leur vie à édifier leur statue. Amoureusement. Soigeusement. Comme on se regarde dans une glace. Ils bâtissent leur légende. Au sens premier du terme : ce qu'il faut lire de leur vie. Céline le misanthrope. Chessex le pasteur défroqué. Bouvier le voyageur. Baudelaire le dandy misogyne. Nerval le ténébreux. Et Léo Ferré, l'anar irréductible. Quelquefois la statue est si parfaite que tout le monde y croit. Les détracteurs comme les admirateurs. Cela évite les questions embarrassantes. Le génie est unique et indivisible…

    Pourtant, la vie des créateurs n'est pas toujours celle que l'on croit. La vache enragée, certes, mais aussi les hôtels 5 étoiles, la solitude hautaine, mais aussi les courbettes et les mondanités, l'Amour majuscule, mais aussi la veulerie et les trahisons, la Femme inaccessible, mais encore « l'intelligence des femmes, c'est dans les ovaires. Ça a tout pris » (Léo Ferré)…

    On a toujours pris soin de séparer la vie et l'œuvre d'un grand créateur. Pourquoi ? Sans doute par idéalisme. Nous voulons tous garder la meilleure image d'un écrivain ou d'un chanteur. C'est rassurant. Pourtant, chaque créateur porte en lui une part maudite, obscure, inavouable.

    Le grand, l'immense Léo Ferré, idole de mes vingts ans, n'échappe pas à la règle. À vrai dire, je le pressentais depuis longtemps. S'il est un artiste qui a voulu créer un personnage, c'est bien lui, avec sa chevelure léonine, sa voix profonde, ses clins d'œil appuyés.

    Sa belle-fille, Annie Butor, publie aujourd'hui un livre de souvenirs, Comment voulez-vous que j'oublie*, qui est un témoignage d'amour et de douleur. C'est aussi un réquisitoire contre l'homme qui a effacé de sa vie toute trace de Madeleine, la Muse qui lui a inspiré ses plus belles chansons, qui l'a encouragé, consolé, porté à bout de bras dans les jours difficiles.leo_ferre030.jpg

    Annie a 5 ans lorsque sa mère, le 6 janvier 1950, rencontre au Bar Bac un artiste de 33 ans aussi exalté que déprimé: c'est Léo Ferré, qui court les cachets en se produisant dans de petits cabarets rive gauche.

    « Les affaires de Léo allaient si mal qu'il était sur le point de tout abandonner, raconte Annie Butor en interview. Ma mère est tombée amoureuse, l'a encouragé à continuer, a emménagé avec lui dans une chambre d'hôtel du Quartier latin. Pendant 18 ans, ils ne se sont plus jamais quittés. Nous étions un clan, un roc. Ils me traînaient partout, je dormais sur des banquettes de restaurant. L'été, nous pouvions passer deux mois entiers reclus, sans voir personne, Léo me considérait comme sa fille. J'avais 15 ans lorsqu'il a écrit pour moi Jolie môme... »

    Ce livre bouleversant, qui tient à la fois de la confession et de l'exorcisme, a provoqué en France des réactions passionnées, sur les blogs (voir ici l'excellent blog d'Antony Boyer ici) et dans les journaux (voir ici l'article consternant de Pascal Boniface dans le Nouvel Observateur).

    Au fond, on ne touche pas à la Statue du Commandeur. Sujet tabou. Poètes, circulez, il n'y a rien à voir…

    Que raconte ce livre impie aux yeux des vieux gardiens du temple ?

    Une histoire d'amour belle et malheureuse. Une passion destructrice entre un homme et une femme fusionnels et narcissiques qui ne peuvent vivre l'un sans l'autre. Dix-huit années de bohème luxueuse, magnifique, créatrice de chef-d'œuvres. Un éclair, puis la nuit… disait Baudelaire. Une passion qui se délimte avec le temps. Les raisons du désamour ? L'alcoolisme de Madeleine, l'égoïsme de Léo… et l'invasion des animaux dont s'entoure le couple dans son château de Bretagne. Une vraie ménagerie. Vite ingérable. D'autant que le couple, fidèle à ses principes, se refuse d'intervenir dans l'éducation des animaux…

    images-1.jpegAu premier rand des accusés : Pépée, une femelle champanzé que Madeleine et Léo ont recueillie un jour. C'est peu dire que Pépée prend de la place. Très vite, elle remplace leur fille, dans le cœur des amants comme à table, où elle mange, boit du vin et fume des cigarettes. Pépée est l'enfant que le couple n'a jamais eu. Et Annie, fille d'un premier mariage de Madeleine, ne peut qu'assister, impuissante, à cette trahison. Forte comme huit hommes, agressive, imprévisible, Pépée éloignera du couple même les amis les plus fidèles, comme Paul Guimard et Benoîte Groult (qui signe la préface du livre d'Annie Butor).

    Étrange affection, tout de même, pour cette bête si bien domestiquée et demeurée sauvage ! Amour de substitution et mortifère !

    Pépée, sous la surveillance de Léo, tombera un jour d'un arbre et c'est Madeleine qui tentera de la soigner. En vain. Pépée mourra, alors que Léo est en tournée, mort qu'il ne pardonnera jamais à Madeleine. Quelques mois plus tard, Léo s'enfuira définitivement.

    Il y a beaucoup de douleur dans le livre d'Annie, témoin de près de vingt ans de la vie du couple fusionnel. Beaucoup de rancœur aussi, d'amertume, de violence. La violence d'une fille dépossédée (au sens propre comme figuré, car Léo l'a rayé de sa vie), blessée, meurtrie, qui veut effacer l'injustice faite à sa mère, trahie et traînée dans la boue par le poète et ses héritiers.

    C'est un livre de réhabilitation aussi, qui ne cherche pas à salir la mémoire d'un grand poète, mais à rétablir une certaine vérité. À sa manière, Annie Butor éclaire la statue de Ferré, mais sous un autre jour, plus cru et plus cruel sans doute. Elle n'est pas un témoin objectif, bien sûr, et heureusement. Elle livre sa part intime de vérité.

    Et tant pis si celle-ci fâche les admirateurs béats de l'anar statufié.

    * Annie Butor, Comment voulez-vous que j'oublie, éditions Phébus, 2013.

  • Les fantômes de Chessex

    307310942.jpgLes écrivains, même oubliés ou disparus, se rappellent souvent à notre souvenir. C'est qu'ils ne meurent jamais complètement. Malgré la haine ou le désintérêt qu'ils ont suscité de leur vivant. Leurs livres, comme autant de fantômes, viennent réveiller les lecteurs blasés ou endormis que nous sommes. C'est le cas, ces jours-ci, de Jacques Chessex, dont le dernier roman (mais est-ce vraiment le dernier ?), Hosanna*, paraît trois ans et demi après sa mort théâtrale.

    Dans ce texte bref et intense, le grand écrivain vaudois joue une partition connue : celle du protestant contrit se prosternant bien bas devant son Seigneur, à la fois fascinant et injuste, aimant et sanguinaire. Au point que son amie Blandine lui lance un jour : « Tu as bientôt fini de faire le pasteur ? » Quand donc un écrivain est-il sincère ? Et quand cesse-t-il de jouer ? Le sait-il lui-même ? Chessex n'élude pas la question, reconnaissant sa duplicité essentielle. Et il le fait ici avec humour, n'hésitant pas à dénoncer cette pose qu'il prend souvent une plume à la main, et que tant de photographes ont immortalisée.

    Hosanna parle donc de mort et de salut, de faute et de rédemption, comme presque tous les livres de Chessex. Tout commence par la mort d'un voisin, la cérémonie funèbre, les chants de gloire et d'adieu à l'église, la mise en terre. Cet événement banal touche le narrateur au plus vif de lui-même. Unknown.jpegNon seulement parce qu'il appréciait ce voisin taciturne et ami des bêtes, mais aussi parce que cette mort, pour naturelle qu'elle soit, annonce bientôt la sienne. Et traîne derrière elle un cortège de fantômes, comme autant de remords, qui viennent hanter les nuits du narrateur. Des fantômes anciens et familliers, comme celui de son père, Pierre, mort d'une balle dans la tête en 1956. Mais aussi des fantômes nouveaux, si j'ose dire, comme ce jeune gymnasien, que JC appelle le Visage, obsédé par la mort, qui vient parler avec lui après ses cours à la Cité. Dialogue impossible entre deux blocs de glace. Le jeune homme, qui a lu tous les livres de l'auteur, se moque de lui et lui fait la leçon. « Vous parlez de la mort dans vos livres. Mais cela reste de la littérature. Moi, ce qui m'intéresse, ce n'est pas la littérature, c'est la mort. » Et le jeune homme s'en va sans que Chessex ait tenté que ce soit pour lui parler ou le retenir. Quelques jours plus tard, il se jettera du pont Bessières. Cauchemar ancien des livres de Chessex. Remords inavouable. Fantôme à jamais survivant.

    Il y en a d'autres, beaucoup d'autres sans doute, de ces fantômes qui viennent peupler les nuits de l'écrivain. Une fois encore, Chessex fait son examen de conscience. Comme s'il pressentait sa fin prochaine, inéluctable. Le lecteur est frappé par la force du style, la précision du langage aéré et serein, l'exigence, toujours renouvelée, de clarté et d'aveu. Ce qui donne à ce court récit le tranchant d'un silex longuement aiguisé. On y retrouve le monde de Chessex avec ses ombres et ses lumières, son obsession de la faute, ses fantômes. Mais aussi la femme-fée qui le sauve de lui-même, Morgane ou Blandine, et qui lui ouvre les portes du paradis au goût de miel et de rosée.

    * Jacques Chessex, Hosanna, roman, Grasset, 2013.