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lettres françaises - Page 7

  • quid des pamphlets?

     

    par antonin moeri

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    Dans la première partie de son essai écrit à la fin du siècle passé, Eric Seebold présente un descriptif des quatre pamphlets, dans lesquels Louis-Ferdinand Céline donne libre cours à un délire raciste qui a consterné la plupart des critiques de l’époque. En effet, Céline était, jusqu’à Mea Culpa, considéré comme un écrivain de gauche: pacifiste, pourfendeur des hypocrites, proche du populo, critique féroce de la bourgeoisie, vengeur des faibles. Quelques motivations de cette oeuvre pamphlétaire sont avancées: mésaventures personnelles, angoisse de mort à l’approche de la guerre, antisémitisme du père qui lisait avec passion les livres de Drumont. La question que pose Eric Seebold est la suivante: comment un auteur qui, dans ses deux premiers romans, a ridiculisé le patriotisme, le courage, la famille, le travail, l’amitié, la foi, comment cet auteur a-t-il pu écrire des textes partisans dont l’invective farcie d’argot, la verdeur ordurière, l’outrance, la férocité forcenée sont telles qu’aucun antisémite de l’époque, ou presque, n’a pu les prendre au sérieux, ces textes?

    Dans la seconde partie, Eric Seebold donne la parole à ceux qui ont parlé de ces pamphlets dans la presse de l’époque. On est étonné, aujourd’hui, de lire, à propos de «Bagatelles pour un massacre» et de «L’Ecole des cadavres», des phrases du genre: «chef d’oeuvre de la plus haute classe», «Céline n’est jamais meilleur que lorsqu’il est moins mesuré» (André Gide), «Céline est un sceptique qui s’amuse», «Le cri nécessaire et averti du suprême danger qui menace la civilisation», «un certain plaisir littéraire qu’il est seul à nous apporter», «il y a une manière de démesure qui touche à la grandeur» (Henri Guillemin), «je reconnais toujours un vrai livre quand j’en vois un» (Ezra Pound).

    Sur le plan politique, personne ne considère Céline comme fiable. Droite et gauche rejettent cet agité farfelu qu’ils voient comme un dément, un paumé provocateur, un cinglé halluciné, donc un mauvais propagandiste. Dans la presse plus récente (post-holocauste), on met l’accent sur l’irresponsabilité de Céline qui «a exprimé des passions qui menaient aux camps», on insiste sur la nausée que provoque la lecture de ces textes, on porte un jugement définitif sur ce «salaud», ce «vendu», ce «traître».

    Dans la troisième partie, Seebold étudie quelques procédés stylistiques utilisés par Céline dans les pamphlets (enchassement, formules répétées, exclamation, superlatifs, néologismes, insulte, comique...) et il émet une hypothèse: ces quatre textes pourraient être considérés comme la recherche d’un second souffle. En effet, c’est à partir d’eux que la syntaxe se hache, vole en éclats, que les points d’exclamation et de suspension prolifèrent, que les trouvailles et les acrobaties verbales se succèdent à un tempo d’enfer, que ce qu’il est convenu d’appeler le style célinien se structure avec force. Ce que suggère Seebold, c’est que, sans cette plongée dans les régions les plus nauséabondes de l’âme humaine, Céline n’aurait pas écrit, comme il les a écrits, les chefs-d’oeuvre incomparables que sont Féerie pour une autre fois, D’un château l’autre, Nord et Rigodon.


    Ce petit livre, publié en 1985 et écrit par un partisan de la réédition des pamphlets (toujours interdits selon le voeu de Lucette Almanzor), pourrait intéresser tout lecteur que le scandale Céline irrite, agace ou exaspère.

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    Eric Seebold: Essai de situation des pamphlets de Céline, Ed.Du Lérot, 1985


     

  • mots rares

     

    par antonin moeri

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    Il m’arrive de lire le livre d’un auteur qui aime particulièrement les mots peu usités. Je me souviens des séances de traduction avec Madeleine Hohl qui me disait: «Quand trois ou quatre mots se présentaient à l’esprit de Ludwig, il choisissait toujours le plus courant». En lisant le dernier livre de Nicolas Fargues, le lecteur sent que cet auteur aime particulièrement l’usage de mots rares, très spécialisés ou peu employés. Ainsi parle-t-il, avec la malice du premier de classe qui prouve une fois de plus son intelligence, des «incisives supérieures linguoversées et jaunies d’un maniaco-dépressif». Alerte! Où trouver le sens du mot linguoversé? Autre expérience du même genre avec le «trolley en polycarbonate».

    Il est vrai que je n’ai pas l’habitude de voyager en avion. Je connaissais l’existence de ce bagage pour en voir vu dans la rue, dans un tram, devant un guichet ou à l’aéroport (les rares fois où j’ai pris l’avion), mais je ne connaissais pas le ou les mots pour désigner ce bagage très courant à l’heure du transport aérien à prix plancher et que n’importe quel péquin peut se procurer dans une grande surface. J’avais déjà utilisé le mot «trolley» pour désigner le véhicule public où je suis susceptible de monter le vendredi pour me rendre à la gare, mais je n’avais jamais entendu quelqu’un utiliser ce mot pour parler de cette fameuse valise à roulettes que les voyageurs tirent, la main énergiquement serrée sur la poignée qui couronne une tige en alu.

    Vous me direz: «Mais enfin, Monsieur Vermisseau, vous ne connaissez pas la langue anglaise, vous ne savez pas que «to troll» veut dire rouler et que «trolley» signifie chariot ou petit wagon qui roule!» En effet, je n’ai jamais appris cette langue (je suis allergique à l’anglais d’aéroport), préférant de loin l’italien, le russe, l’allemand ou l’arabe, langues dont les musiques sont agréables à mon oreille. Vous voyez que je fais un très mauvais lecteur de Fargues, dont «La Ligne de courtoisie» me plaît cependant. Je vous en dirai les raisons la semaine prochaine.


    Nicolas Fargues: La Ligne de courtoisie, POL, 2012

     

  • une langue qui colle à l'os

     

     

    par antonin moeri

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    Passage obligé pour certains écrivains: se demander non pas pourquoi ils écrivent mais comment leur est venue l’idée d’écrire ou bien: quand ont-il pris la décision d’écrire? Jean-Philippe Toussaint aurait pris cette décision dans un bus à Paris, «entre la place de la République et la place de la Bastille», à une époque où il ne lit pas tellement de livres mais où il découvre des auteurs qui le marqueront. C’est sur le conseil de sa mère qu’il lit «A la recherche du temps perdu», monument qu'il relira tout au long de sa vie. Toussait se revoit dans une pièce, en Algérie, lisant Proust, il revoit les pierres mal nivelées de la terrasse, il revoit la chaise que lui a fournie le lycée où il était professeur, il revoit le fauteuil bleu dans sa maison en Corse.

    Autre moment décisif: quand il découvre «Crime et châtiment» et qu’il connaît «le frisson de m’être identifié au personnage ambigu de Raskolnikov». C’est sur les conseils de sa soeur qu’il a lu ce roman, roman «qui m’a ouvert les yeux sur la force que pouvait avoir la littérature, sur ses pouvoirs, sur ses possibilités fascinantes». S’identifier à un assassin peut avoir des conséquences fâcheuses ou orienter une vie dans un sens moins fâcheux. Pour Jean-Philippe Toussaint, le crime de la vieille usurière a été fondateur. Un mois après cette lecture, il s’est mis à écrire. Trente ans plus tard, il écrit toujours.

    Il y a également, dans ce petit livre réunissant des textes parus pour la plupart dans diverses revues, une brève évocation de Jérôme Lindon et une brève évocation de Samuel Beckett, dans lesquelles transparaît sa grande admiration pour ces deux personnages hors du commun. Il se souvient du premier regard de Lindon, «incroyablement droit, infaillible, un regard qui évalue, qui jauge et qui juge». Quant à Beckett, il revoit nettement la scène de la première rencontre. Dans l’embrasure d’une porte, aux Editions Minuit, rue Bernard-Palissy: «d’abord les jambes extrêmement faibles, ensuite le manteau court, finement piqueté de laine grise». Plus tard, il enverra à l'écrivain irlandais «L’appareil-photo» et Lindon lira la fin de ce roman à haute voix, au chevet de Beckett, peu de temps avant sa mort («C’est une scène que j’ai beaucoup de pudeur à rapporter et encore plus d’émotion à imaginer»).

    Ces discrètes évocations n’ont rien d’une hagiographie, où l’on prête à ceux qu’on prétend admirer de brillantes et rares qualités, et ce sur un ton grandiloquent qui ne pourrait qu’exaspérer un auteur comme Toussaint. «A force de travail, le travail inlassable sur la langue, les mots, la grammaire», l’emphase se dissout, laissant place aux quelques mots qui visent à l’essentiel, dans une «langue dénudée jusqu’à l’os».

    Jean-Philippe Toussaint: L’urgence et la patience, Minuit, 2012

     

  • Henry Dunant rafraîchi!

    SERGE BIMPAGE a le plaisir d'annoncer que son livre "Moi, Henry Dunant, j'ai rêvé le monde" paraît en livre de poche chez L'Age d'Homme.

    Publié à l'origine chez Albin Michel, il a reçu le Prix 2003 de la Société littéraire de Genève.

    Il s'agit de la biographie romancée la plus complète consacrée au fondateur de la Croix-Rouge parue en langue française.

    Dunant Poche.pngA cette occasion, je vous convie à un apéro-lecture-discussion.

    jeudi 29 mars à 18h, à la librairie du Rameau d'Or

    17 bd Georges-Favon

    Au plaisir de nous y retrouver!

  • l'étrangère et le conscrit

     

    antonin moeri

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    Ça se passe dans un train, entre Novossibirsk et Vladivostok. Il y a de jeunes conscrits qui «déconnent gonzesses et récits de bitures». Il y a Aliocha qui «fume comme un malade», collant son nez contre la lucarne arrière du convoi. Deux appelés lui cassent la gueule pour s’amuser. Aliocha frappe l’un d’eux au visage. Le voyage est imposé à Aliocha. Il doit rejoindre une caserne à l’autre bout de la Sibérie. Il a peur. Il aimerait s’enfuir. Il rencontre Hélène, une Française qui ne craint pas de monter dans un transport de troupe. Ils n’ont pas de «langue commune mais une gestuelle primitive, amorce de pantomime dont ils se débrouillent». Elle boit de la vodka. Il la suit dans son compartiment (il y a un wagon première classe dans ce transsibérien), où «ça sent le propre et les affaires de l’étrangère». Hélène fuit l’homme qu’elle a aimé et qu’elle n’aime plus. Elle regarde Aliocha dormir, «les ongles rongés, le duvet cendré au-dessus de la lèvre supérieure, la chaîne autour du cou et le médaillon en pendentif». Ils sont désormais complices, car elle a caché la présence d’Aliocha aux surveillantes. Elle le dérobera au contrôle sourcilleux du lieutenant chargé de retrouver «ce petit con». Une employée fera de même en dissimulant Aliocha dans les toilettes. Le convoi finira par arriver à Vladivostok où la même employée prendra une photo d’Hélène et Aliocha, «et sur l’écran ils ont les mêmes visages».

    Avec un scénario aussi simple, j’allais dire aussi bête, Maylis de Kerangal crée une ambiance suffocante où l’écriture compte plus que l’intrigue. Elle invente une langue où chaque phrase déploie une histoire: «pentes décisives tapissées de résineux sombres qui dévalent vers les rails, royaumes des ours», où le soutenu côtoie le trivial (le vulgaire, oups) dans un rythme endiablé qui n’est pas exactement celui du train roulant à 60 km heure mais qui est celui d’une fuite éperdue, trépidante, vers une improbable liberté, vers un eldorado de pacotille. On dirait un conte de fées: une bourgeoise de trente-cinq ou quarante ans s’éprend d’un jeune conscrit vingt ans crâne rasé, musclé, s’exprimant dans une langue de rêve. On dirait un film dont les images ne peuvent se former que dans la tête du lecteur, grâce à un pouvoir d’évocation lyriquement inspiré et d’une redoutable efficacité. Un petit livre magnifique qui fut, à l’origine, une commande radiophonique.

    Maylis de Kerangal: Tangente vers l’est.  Verticales, 2012

     

  • VOYAGER DANS SA CHAMBRE

     

     

    Antonin Moeri

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    Jacques Mercanton raconte dans un petit livre un voyage à travers le pays de Vaud qu’il fit en compagnie de Joyce. Celui-ci s’est étendu sur la banquette du train et, étant aveugle, il pria Mercanton de lui dire à haute voix les noms des villages qu’ils traversaient. La musique des syllabes des noms de villages dans la bouche de l’écrivain lausannois suffisaient largement à Joyce pour entreprendre son voyage à lui, sa traversée d’un pays de Vaud sans doute plus palpitante que celle du touriste armé d’un BlackBerry dernier cri, l’oeil rivé sur le moindre clocher, la moindre auberge et le moindre tas de fumier.

    Nous vivons à une époque où le récit de voyage est encensé. Ne nous parlez surtout pas de la chambre où vous tournez en rond avec vos aigreurs et vos borborygmes, parlez-nous je vous prie du désert de Gobi que vous avez parcouru, des crépuscules à Tahiti, de la traversée de la Californie que vous avez faite à moto, des minarets étincelants du Yémen que vous avez photographiés ou des rites séculaires de telle peuplade amazonienne que vous avez observée de près. Ce goût pour les relations de voyage à l’autre bout du monde m’a toujours semblé suspect, c’est pourquoi j’ai dévoré avec une voracité joyeuse l’essai de Pierre Bayard «Comment parler des lieux où l’on n’a pas été?»

    Un livre m’intriguait énormément dans la bibliothèque paternelle: «Moeurs et sexualité en Océanie» de Margaret Mead. Je l’ouvrais souvent, au lieu de faire mes gammes au piano, et contemplais les images de filles nues. Un détail retint mon attention: le capuchon qui entoure le pénis des garçons. Tout ça m’excitait vivement et les scènes décrites par l’anthropologue américaine ne pouvaient que refléter une réalité concrète. Or Pierre Bayard nous apprend que Margaret Mead n’a séjourné que dix jours sur l’Île Samoa, préférant la villa d’un ami pour rédiger son livre à partir de témoignages de jeunes Samoannes émoustillées à l’idée de contribuer à une réflexion sur la liberté sexuelle des habitants de cette île.

    En se basant sur les témoignages de jeunes informatrices qui venaient quotidiennement lui rendre visite, Margaret Mead a décrit une «île intérieure» qui lui servirait à faire avancer la thèse culturaliste qu’elle défendait et qui faisait alors rêver les Occidentaux. D’autres exemples (Marco Polo en Chine, Philéas Fogg autour du monde, Edouard Glissant visitant l’île de Pâques où il n’est jamais allé, Chateaubriand en Grèce et en Amérique) viennent corroborer l’hypothèse qu’il est littérairement beaucoup plus intéressant de décrire un lieu où l’on n’est pas allé que de décrire ce lieu après l’avoir systématiquement visité, exploré, photographié. L’invention étant plus passionnante que le document, le voyageur casanier faisant de plus belles descriptions que le pro du voyage, la puissance de l’imagination étant plus convaincante que l’observation participante.

    Mais inventer un pays imaginaire pour déployer sa propre fantaisie peut relever de la mythomanie, comme ce fut le cas de Jean-Claude Romand, cet homme qui fit croire à sa famille qu’il était médecin et qu’il se rendait aux quatre coins du monde pour assister à des séminaires et à des colloques. Cet homme a construit un univers parallèle qui n’avait rien à voir avec l’habitacle de sa voiture rangée sur une aire de stationnement et dans lequel il feuilletait des prospectus d’agences de voyages et des guides de pays où le pseudo-docteur devait se rendre. On sait ce qu’il advint de ce mythomane. Emmanuel Carrère l’a plusieurs fois rencontré en prison avant de rédiger L’Adversaire, roman dans lequel l’auteur signale des points communs entre sa propre vie et l’existence falsifiée du tueur.

    Pierre Bayard aurait pu ajouter Proust à sa liste de voyageurs casaniers. Proust qui préférait de loin la rêverie autour d’une ville italienne à la visite effective de cette même ville. Ce n’est pas pour contester ce que racontent les écrivains que Bayard propose de lire leurs récits sous un autre éclairage, mais pour apprécier ces récits «avec toute la force poétique et heuristique qu’ils possèdent dans l’invention des mondes possibles». Dans cet essai remarquablement écrit et allègrement mené, Bayard nous rappelle l’importance de la description littéraire, description qui peut se révéler utile quand vous devrez prouver, par exemple, qu’au moment de l’infraction, vous vous trouviez dans un lieu autre que celui où elle a été commise.

    Pierre Bayard: Comment parler des lieux où l’on n’a pas été? Minuit, 2012

     

  • CORDICOPOLIS

    Par antonin moeri

     

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    On nous bassine avec la crise depuis plus de vingt ans. Ce mot est répété à toutes les sauces, sur toutes les ondes et tous les écrans. Ce serait une fatalité contre laquelle nous devons prendre les armes. Cette crise est comparée aux pires épidémies, choléra, peste, sida. Epidémies qu’il faut contrer en utilisant les grands moyens: déstabiliser les moins performants, dégraisser les effectifs, nettoyer les poches de comportements archaïques, exclure ceux qui ne sont plus aptes, susciter un climat de peur. Et ce avec le sourire du mâle satisfait, dont la bonne conscience illumine son visage à la fois bouffi et tendu.

    La guerre prônée partout a besoin de guerriers qui y participent avec zèle. Ainsi ai-je vu une dame qui adorait le théâtre et la poésie accéder au poste de directrice dans une école, l’équivalent d’une DRH. J’ai vu les traits de son visage se durcir au fil des ans et sa conception du monde (de gauche) fondre dans une vision managériale qui implique une rupture. Cette DRH ne voulait plus d’une prof en burn out qui avait demandé un congé maladie et recourait aux médicaments pour survivre. La DRH fit en haut lieu un rapport négatif sur cette pauvre prof qui désirait pourtant reprendre son activité, qui revint un jour et qui, craignant désormais de ne plus être à la hauteur, bredouillait, s’agitait, tremblait, transpirait beaucoup. Six mois plus tard, on lui souhaita un bon départ en organisant un raout sympa.

    Dans «121 curriculum vitae pour un tombeau», Pierre Lamalattie décrit avec ironie cette guerre saine. Lors d’une réunion de service, Le Goff (un cadre sup) déstabilise une employée qui fait une intervention, il lui reproche son incompétence. «S’il y en a qui ne s’intéressent pas aux élèves, ils n’ont qu’à aller voir ailleurs». Les collègues prennent leurs distances avec cette fonctionnaire qui donnera bientôt sa démission. Et pour soigner son image de marque, Le Goff entre les mots-clés discours/obsèques dans Google, il reprend les phrases des éloges funèbres de Bérégovoy et de Séguin pour écrire son propre discours d’adieu centré sur la question des valeurs humaines. «Vous avez incarné les vraies valeurs pour nous tous». Emotion dans l’assemblée. Applaudissements nourris.

    On assiste à d’autres scènes de ce genre dans le magnifique roman de Pierre Lamalattie. Ces scènes lucidement observées, ironiquement rapportées  ou malicieusement imaginées disent une chose: la machine de guerre économique ne pourrait fonctionner sans l’adhésion de certains individus à des valeurs qui n’ont rien à voir avec les valeurs invoquées dans les éloges funèbres ou les discours d’adieu. C’est en quoi le geste de Lamalattie est remarquable. Il n’incrimine pas un système mais le zèle avec lequel les individus, pour réussir leur ascension dite sociale, sont prêts à dénoncer, disqualifier, calomnier, pousser dehors et trancher dans le lard. Ce sont le plus souvent des individus à problèmes, manipulateurs, ternes, déçus, tristes et procéduriers. Cette focalisation sur les soldats de la guerre saine donne une dimension tragi-comique au roman de Pierre Lamalattie, qui ne se pose pas en rebelle de salon mais en observateur très attentif du «coeur humain».

    Pierre Lamalattie: «121 curriculum vitae pour un tombeau», L’Editeur, 2011

     

  • la gifle du mardi

    antonin moeri

     

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    Celui qui parle est un enfant. A la sortie de l’école, un grand l’attend. V’lan une baffe. Les larmes coulent. Le grand s’est mis dans la tête de dresser le gniard. Après la baffe du mardi, le grand se montre sympa, il raconte tout plein de choses. Le grand apporte les bobines pour la séance de cinéma du mercredi. Un jour, la baffe est plus forte. Marque sur la joue. Le gamin dit à sa maman qu’il a reçu le ballon en pleine poire. Heureusement, pendant les grandes vacances, plus de baffe du mardi. On va à la campagne chez marraine. On se roule dans l’herbe. On taille des sifflets dans des baguettes de noisetier. On se bourre de prunes et de mûres. On enfonce des bâtons dans les taupinières. On touche du doigt le pis des vaches comme on toucherait une quéquette.

    Un jour, papa maman viennent en visite. Ils racontent qu’un mec, poursuivi par la police après un vol, est tombé d’un toit et s’est brisé la colonne. A la rentrée des classes, le gamin appréhende la gifle du mardi. Il a le coeur chamboulé. Mais le mardi, le grand n’est pas là, près de la grille. Et un autre mardi, il est là, dans un fauteuil roulant. Le gniard s’en approche tout près. On dirait qu’il regrette l’époque où il prenait une gifle en pleine poire. Le grand n’est pas paralysé des bras. Il n’a qu’à lever la main.

    Ils sont rares les auteurs qui savent se mettre dans la peau d’un enfant. Il y a Salinger bien sûr, qu’Annie Saumont a traduit. Elle a sans doute appris chez l’auteur américain cette manière particulière d’adopter le point de vue d’un gosse. Son parler. Son coup d’oeil. La rapidité de sa pensée. Sa spontanéité. Ses sensations. La nouvelle intitulée «La gifle du mardi» est, en ce sens, un chef-d’oeuvre. Pas un mot de trop. Pas une lourdeur syntaxique. Pas le moindre bluff d’écriture («Ah comme j’ai du talent!») Une construction à la fois sobre et sophistiquée dans laquelle apparaît Ginette, la copine du grand. L’auteur fait dire à cette fille, «Les branches d’un arbre sont des bras suppliants lancés vers le ciel». Phrase qui reviendra comme un leitmotiv, conférant à ce texte un caractère élégiaque qui contraste avec l’effet scalpel qu’Annie Saumont privilégie dans sa manière dérangeante de relater les faits. Annie Saumont est un auteur qu’une critique du Monde qualifiait, en 2001, de «meilleure nouvelliste française». Je suis près de partager cet avis.


    Annie Saumont: «Moi les enfants j’aime pas tellement», Julliard, 2001

     

  • Victor Hugo en ZEP

    ANTONIN MOERI

     

     

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    «On aurait bien aimé réciter un poème» est une nouvelle d’Annie Saumont parue dans un recueil intitulé «Pages noires», chez Gallimard, en 1998. Ça se passe dans un collège de banlieue, une ZEP comme on dit. Dans une classe à problèmes, un élève voudrait réciter un poème de Victor Hugo qu’il a appris. Mais le chahut est tel qu’il ne parviendra pas à se faire entendre. Il trouve que la récitation d’un poème est un bon entraînement pour devenir comédien. Il essaie de comprendre ce texte. Il compare les pêcheurs mis en scène par Hugo aux pilotes de F1 qu’il admire à la télé. Or le prof stagiaire n’arrive pas à s’imposer, c’est le monstre bordel dans la classe, les gars pètent, sifflent et gueulent. Les filles ne parlent que de Bruel.

    Le stagiaire loue une chambre chez la mère de Lahi, une métisse qui deviendra sans doute aide-ménagère. Les élèves se demandent si le stagiaire va se mettre en ménage avec la mère de Lahi. Lahi parle des gros bras venus foutre la merde dans sa classe de rattrapage pour ceux qui ont du mal à s’instruire. Le père du narrateur trouve les profs cons. Le stagiaire ne sait plus quoi faire. Il hurle des menaces alors que certains élèves voudraient réciter leur poème. Un caïd se ramène et assomme le prof. Les flics débarquent. «Petit salopard, t’as fait du beau travail» qu’ils disent, au narrateur peut-être qui aurait tant voulu réciter son poème.

    Imaginer un ado né dans la zone et qui voudrait s’instruire n’est pas saugrenu. Ça existe les gars qui veulent lire, apprendre et se sortir du marasme. Annie Saumont en imagine un, elle se glisse dans la peau de celui qui regarde avec passion les courses de F1, qui ne comprend pas pourquoi son père méprise les profs à ce point. Il cherche un sens. Il essaie de comprendre ce que Victor Hugo a voulu dire avec ses pêcheurs, ses crépuscules obscurs, ses rudes batailles, ce bonnet de forçat mouillé, ces bourrasques, ces logis pleins d’ombre et ces gouffres qui tordent leurs plis démesurés.

    Annie Saumont n’idéalise pas ce garçon. Elle le fait exister dans un texte de dix pages qui n’a rien d’un constat sociologique, qui ne propose pas des solutions mais laisse les questions ouvertes. Que peut-il advenir d’un fils de pauvres rêvant d’apprendre pour sortir de la zone? Lui donne-t-on réellement sa chance, en ce début de XXI e siècle, pour construire une identité autre? Je me demande quelle réponse donnerait Annie Saumont. En tout cas, elle ne le fait pas dans cette singulière nouvelle, modulée comme un chant sur les incertitudes de la vie moderne. Le conditionnel passé du titre «On aurait bien aimé...» pourrait signaler un certain pessimisme, une sorte de résignation que seul son travail sur les mots, le langage contemporain, les ruptures et la ronde des points de vue, son habileté à tisser dialogue et récit en un flux très maîtrisé peut redéployer dans un film où la poésie bouscule l’ordinaire.

    Annie Saumont: Pages noires, Gallimard, 1998

     

  • Saumont scandale

    ANTONIN MOERI

     

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    L’idéalisation de l’enfant m’a toujours semblé suspecte. Quand il veut connaître ou savoir quelque chose, l’enfant est prêt à tout, à frapper, casser, blesser ou crever l’oeil d’un chat. A l’âge de sept ans, mon fils a lancé une pierre sur une grenouille, lors d’une sortie scolaire. Sa maîtresse nous a convoqués, ma femme et moi, elle a évoqué le caractère impossible de notre fils, elle nous a conseillés de prendre rendez-vous chez un psychologue.

    Dans «Marie», Annie Saumont met en scène une gamine qui écrase les fourmis, accroche des vers de terre aux branches du groseillier, empale une chenille sur un piquant d’aubépine, donne un coup de pied au chien. Ce que Marie aime faire, c’est déranger le bon ordre de l’univers. Elle ne supporte pas la fille au pair qui s’occupe d’elle quand papa est en voyage d’affaires et que maman est en cure. Or maman s’entend très bien avec Louise, la fille au pair. Marie les a vues se caresser sur le lit conjugal. Elle menace de rapporter la chose à papa. Une vraie emmerdeuse cette gamine! Bientôt, une autre fille au pair va arriver, car Louise doit partir, pour aller retrouver maman dans sa station thermale. Marie a très envie de l’empoisonner, cette Louise qui finira par proposer à la petite garce de l’accompagner dans la jolie ville d’eaux. Mais maman est trop impatiente de revoir, de caresser Louise qui partira finalement seule à la gare.

    Toute la cruauté de l’enfant ulcéré par les simagrées, la veulerie, les mensonges, les faux semblants et l’hypocrisie des adultes, cette cruauté impitoyable, raffinée, que les bonnes âmes voudraient ranger dans le placard d’un passé honni, cette férocité est subtilement, ironiquement montrée, racontée, mise en mots par un auteur qui ne craint pas de ridiculiser la nouvelle religion universelle de l’Enfant, cette sacralisation d’un enfant qui n’existe que sur les affiches publicitaires, dans les films idiots et le jargon des enseignants: c’est-à-dire une image, un stéréotype.

    Je préfère de loin l’enfant qu’Annie Saumont met en scène. L’humour noir de cet écrivain n’interdit pourtant pas la tendresse. Une tendresse qui n’a strictement rien à voir avec le baratin compassionnel qu’on entend partout à longueur de semaines, de mois et d’années, dans cette fabrique de la positivité qu’Annie Saumont affronte, décortique, tourne en ridicule et piétine avec un malin plaisir qui n’est pas sans rappeler celui de Marie empalant une chenille sur un piquant d’aubépine.

    Annie Saumont: «Moi les enfants j’aime pas tellement», Julliard, 2001