Du côté des Cherpines (01/05/2011)

Par Pierre Béguin

Entre dogmatisme, ignorance, mesquinerie et intérêt, on entend beaucoup d'âneries sur la zone des Cherpines-Charrottons qui fera, le 15 mai prochain, l'enjeu d'une votation sur son déclassement. Celui qui a pris le temps d'aller voir sur place pour effectuer un véritable état des lieux devra remiser l'argument qui repose sur la préservation de «terres maraîchères uniques dans le canton»...

Cette zone fut le terrain de jeu de mon enfance. Il me semblait que j'en connaissais chaque motte de terre. Car il n'y avait alors, à part quelques fermes ou maisons, que des terres cultivées sur lesquelles, il faut bien le dire, les enfants n'étaient pas vraiment les bienvenus. On a d'abord déclassé en zone industrielle la partie entre route de Base et route de Saint-Julien (eh oui! la plaine de l'Aire et ses «merveilleuses terres agricoles» ne s'arrête pas à la route de Base). Pendant des années, seuls l'usine l'Oréal et le garage Renault sont venus s'y implanter. Puis, dans les tristes années 80, dans l'indifférence générale pour ces fameuses «terres maraîchères exceptionnelles», on y a spéculé, on a bétonné tous azimuts, on y a laissé des surfaces commerciales vides et des trous énormes à l'abandon dès le début de la crise immobilière. Pas un cri, pas une indignation contre ce saccage! (Certes, ces industries font maintenant la richesse de la commune, qui s'en plaindrait?) Côté sud-est de la route de Base, tout a été construit en immeubles et villas. Idem côté Grand-Lancy dans le prolongement des Fraisiers. A ma connaissance, sans opposition, pour le moins sans votations.

Pendant ce temps, dans la zone Cherpines-Charrottons précisément, on a aménagé des terrains de sport, de tennis, sans que personne ne s'élève contre la perte de terres cultivables. Même chose tout récemment avec les écoles de Commerce et de Culture générale. Entre temps, un Garden Center, avec un grand parking pour la clientèle, est venu s'ajouter à la marbrerie et aux deux carrosseries (qui, elles, occupaient les lieux bien avant le classement en zones) dans le prolongement des dépôts industriels de quelques entreprises de bâtiments bien genevoises qui ont longtemps entreposé leur matériel - bulldozers, grues et échafaudages en tête - sur «les belles terres arables» en toute illégalité et toujours dans l'indifférence générale. Un entrepôt, d'ailleurs, existe toujours, comme pour montrer que, «sur les plus belles terres maraîchères genevoises», tout peut pousser, à commencer par la ferraille et les gravats (je vous invite à aller visiter l'entrepôt; c'est facile pour garer sa voiture: il se trouve dans le prolongement du parking et de la marbrerie). Quant aux quelques maisons qui s'élevaient là dans mon enfance, elles ont été rénovées, elles se sont agrandies, des jardins privés ont poussé partout avec pleins de clôtures et de gazon, aux dépens de «terres maraîchères uniques dans le canton», au point que, si je confronte mes souvenirs avec la réalité actuelle, j'ai l'impression qu'elles se sont multipliées. Impression fausse de toute évidence puisque personne n'aurait pu obtenir de permis de construire dans cette zone de «terres agricoles exceptionnelles» - c'est fou néanmoins ce que les souvenirs nous trahissent! Car, voyez-vous, je jurerais que certaines maisons n'y étaient pas avant! Heureusement qu'on peut compter maintenant sur leurs propriétaires pour défendre ardemment «ces terres maraîchères qu'il faut à tout prix préserver» et qu'ils ont été les premiers à annexer à grands coups de gazon et de briques pour leur espace de vie personnel (cela dit, si j'étais à leur place, nonobstant l'incroyable paradoxe, j'aurais adopté la même position, tant cet espace paradisiaque mériterait d'être préservé au seul profit de ceux qui en jouissent).

Mais que sont mes terres agricoles devenues, que j'avais de si près tenues, et tant aimées? Elles ont été trop clairsemées (merci Rutebeuf) entre espaces privés, commerciales, publics. Au point qu'elles ne doivent guère constituer maintenant beaucoup plus d'un tiers des 58 hectares restants. Et encore, en fait de «terres maraîchères», on y voit principalement des champs de blé, des pépinières et même des terrains en friche depuis des années sur lesquels ne poussent que les subventions de Berne (que voulez-vous, la terre est si basse et rapporte si peu, les légumes importés étant tellement moins onéreux!) Je m'y suis promené hier à la recherche de mes souvenirs. En cherchant bien, j'ai tout de même trouvé 50 m2 de carottes, quelques plants de salades et 4 ou 5 tunnels...

Alors, moi, vous comprenez, quand j'entends ceux qui viennent maintenant s'indigner d'un bétonnage de 58 hectares «de magnifiques terres maraîchères» que, bientôt, plus personne - et surtout pas eux - ne voudra cultiver, je me dis qu'ils se foutent vraiment de notre gueule! De terres maraîchères aux Cherpines, il n'en reste presque plus. Que ne se sont-ils indignés plus tôt? Car la zone Cherpines-Charrottons, actuellement, ne ressemble à rien. Ce n'est plus une zone agricole, ce n'est pas une zone de logements. Et moi, comme Musset, je pense qu'«une porte doit être ouverte ou fermée». Soit on rend vraiment cet espace à l'agriculture, soit on l'ouvre à l'habitation. Mais je gage que, si le déclassement est refusé le 15 mai, les vainqueurs se garderont bien d'exiger le retour de cette zone à l'agriculture maraîchère; un retour, me direz-vous, en grande partie impossible... Qui sait? peut-être les propriétaires pousseront-ils l'argument de la préservation «des terres maraîchères exceptionnelles» jusqu'au bout de sa logique en acceptant l'expropriation de leurs jardins engazonnés pour les restituer à cette fonction première qu'ils défendent? (Bon, moi, j'avoue, si j'étais à leur place, je me contenterais de préserver mes nains de jardin de l'envahisseur.) Donc pas de logements certes, mais pas de salades non plus! Genève, en somme! Alors adieu cabus, artichauts, cardons, choux-fleurs de mon enfance! Vous n'existez plus aux Cherpines que dans les arguments fallacieux de quelques intérêts mesquins et dans l'idéologie de quelques verts citadins bien logés. L'Union Maraîchère de Genève ne s'y est d'ailleurs pas trompée qui soutient le déclassement de la zone.

Quelle que soit l'issue des votations, l'histoire des Cherpines-Charrottons aura illustré une des grandes curiosités de ce canton: on peut presque tout faire de son territoire dans l'indifférence générale, sauf construire des logements (ou des routes) que, par ailleurs, tout le monde réclame à corps et à cris. Genève est décidément un lieu bien étrange, peuplé de gens bien singuliers. Un partisan d'Allende qui défilait devant la Moneda de Santiago avait écrit sur une pancarte: «Ce gouvernement est bordélique, mais c'est mon gouvernement». Presque 40 ans plus tard, je lui emprunte sa formule en guise de conclusion: «Genève est bordélique, mais c'est mon canton...» Hélas!

 

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