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Ça nous émeut - Page 2

  • Lucette Destouches a cent ans

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    par Jean-Michel Olivier

    Au mois de juillet, elle va avoir cent ans et vit toujours à Meudon, dans le petit pavillon qu’elle occupait avec son mari, Louis Destouches, médecin des pauvres et écrivain maudit. Plus connu sous le nom de Louis-Ferdinand Céline. Le plus grand romancier du XXe siècle.

    Elle, c’est Lucette Almanzor, née en 1912, abandonnée par sa mère et devenue, à force de discipline, une danseuse hors norme. Lucette aurait pu devenir danseuse-étoile, mais une méchante blessure au genou l’en empêche. Pourtant, on ne quitte pas la danse comme ça. À défaut d’être étoile, Lucette invente la « danse de caractère » qu’elle enseigne toute sa vie. Et pas à n’importe qui : Simone Gallimard (l’épouse de Claude), Françoise Christophe, Judith Magre, Françoise Fabian, la femme de Raymond Queneau, entre autres célébrités, suivent ses cours. C’est Lucette, pendant vingt ans, qui fait bouillir la marmite de Céline, devenu infréquentable après la guerre. C’est Lucette, encore, qui s’occupe de publier les inédits de son homme, dont Rigodon, qu’il achève juste avant de mourir. Et c’est Lucette, toujours, qui s’oppose à la réédition des fameux pamphlets de son mari, au prétexte que ces livres ont causé son malheur, et ruiné la vie de Céline.

    Dans un livre épatant, Céline secret*, écrit avec Véronique Robert qui la connaît depuis trente ans, Lucette raconte sa vie avant Céline. Et après lui. La première rencontre : « Il avait un côté Gatsby, nonchalant, habillé avec soin, décontracté, il était d’une beauté incroyable. » images-1.jpegNous sommes en 1934. Lucette a 22 ans, Céline 40 ans. Ils ne vont plus se quitter. Dans une de ses premières lettres, Céline lui écrit : « C’est avec toi que je veux finir ma vie, je t’ai choisie pour recueillir mon âme après ma mort. »

    Comme d’autres (Valéry, Camus) Céline est fasciné par les danseuses. Il donnerait tout Baudelaire, écrit-il, pour un corps de danseuse ! Pendant longtemps, jusque dans ses derniers jours, Céline vient assister aux cours que donnait Lucette, au premier étage du pavillon de Meudon. Et l’on peut dire que Céline réalise, par les mots, ce que Lucette accomplit avec son corps discipliné : une danse totale.

    Elle l’a suivi partout, de Montmartre à Sigmaringen, refuge en 1944 de la bande à Pétain, du Danemark, où son homme connaît la prison, à Meudon, où le couple vint s’établir après la réhabilitation de Louis. Peu de vies d’écrivains sont aussi tourmentées, et rocambolesques, que celle de Lucette et Louis Destouches.

    À presque cent ans, Lucette ne mâche pas ses mots. Celle qui a tout partagé avec Céline, de 1934 à 1961, porte un regard sévère sur notre époque qui « donne au mépris de l’homme spirituel la violence d’une passion. » Ses confidences sur Céline, sa vie, son œuvre, son obsession de la mort, donnent à ce petit livre une force insolite.

    * Lucette Destouches (avec Véronique Robert), Céline secret, Le Livre de Poche.

  • Les éclats de vie d'Yvette Z'Graggen

    Par Pierre Béguin

    Z'Graggen.PNGLa trajectoire d’Yvette Z’Graggen auteur (elle n’aimait pas l’emploi féminin du terme) est unique dans le monde littéraire romand. Tous les hommages qu’elle reçoit actuellement le rappellent.

    En tant que personne, Yvette était aussi unique. Jamais je ne l’ai entendue émettre la moindre critique sur ses collègues écrivains, ce qui, dans le microcosme littéraire, est tout à fait exceptionnel. Elle n’hésitait pas non plus, si un manuscrit lui plaisait, à lui faire la courte échelle, là où d’autres lui auraient fait un croche-pied. Je lui dois probablement mon entrée aux Editions de l’Aire grâce à un roman qu’elle a soutenu et dont elle pensait qu’il allait devenir un best seller romand et remporter tous les prix. Elle s’est complètement trompée. Mais moi j’y ai gagné une amie.

    Jamais hautaine, d’une attitude toujours digne et volontaire qui ni ne s’élève dans la prétention ni ne s’abaisse dans la flatterie, elle a vite gagné mon estime indéfectible. Elle avait surtout cette humilité bien sentie qui n’est pas tendance à la dévalorisation mais capacité à concilier exactement ce qu’on fait avec les talents qu’on a reçus pour le faire. Oui, Yvette était absolument sincère. Réservée, fière, mais sans fard et sans apprêts. Son œuvre est le reflet d’une personne qui ne triche pas. Et c’est peut-être également pour cette raison qu’elle a gagné un lectorat immense et fidèle.

    Ces dernières années, elle ne sortait plus guère de son appartement. Son corps la trahissait irrémédiablement mais elle conservait l’esprit vif, la mémoire infaillible (quelle mémoire!) et la conscience lucide de son état. J’allais la voir souvent pour déjeuner. Le rituel était immuable. Je passais d’abord à la pizzeria du coin pour lui apporter sa «marguerite» traditionnelle. Puis je dressais les couverts. Après le repas, elle s’installait dans son fauteuil et nous passions des heures à discuter. L’année dernière, avant la parution de son ultime roman, elle angoissait tout particulièrement à l’idée que ce fût celui de trop. Mais la même angoisse l’avait déjà étreinte pour son avant dernier recueil (on avait longuement discuté du titre définitif; elle avait finalement trouvé Eclats de vie, bien meilleur que toutes les propositions que j’avais pu lui faire). Fin février dernier, après avoir pris congé d’elle, en attendant l’ascenseur, j’ai eu subitement l’impression que je ne le reverrais plus…

    En juin 2011, pour la sortie de Juste avant la pluie, j’avais écrit notamment ces lignes:

    «Yvette Z'Graggen montre qu'elle a toujours été, loin des effets de mode, une «indignée» jamais vraiment réconciliée avec sa réalité. Et que c'est bien à partir de cette insatisfaction chronique qu'elle invente depuis plus de cinquante ans des réalités verbales où se développent son désaccord avec le monde bourgeois, son intuition des déficiences, des vides, des scories autour de sa condition de femme. En ce sens, son œuvre est une insurrection permanente: Yvette Z'Graggen ne supporte pas les camisoles de force, et toutes ses «sœurs de papier», peu importe ce qu'elles lui empruntent, sont le fruit de cette insurrection qu'elle aura conduite, du début à la fin de sa longue vie, avec une vitalité, une dignité et une authenticité que ses nombreux lecteurs ont toujours su lui reconnaître.»

    Et puisqu'Yvette doit maintenant confier à d'autres son mécontentement, son insatisfaction, ses révoltes, puisque cet ultime défi lancé juste avant la pluie n'aura plus que la conscience du lecteur pour résonner désormais, je souhaite à cette œuvre qu'elle soit encore longtemps entendue comme un appel à nos blocages, à nos possibles, à nos infinies directions. Car ce n'est pas parce que la vie est difficile que nous n'osons pas, c'est parce que nous n'osons pas qu'elle est difficile. Yvette, elle, comme «ses petites sœurs de papier», a souvent osé, dans sa vie comme dans son œuvre qui restera, pour ses fidèles lecteurs et lectrices, «une autobiographie du possible» aux multiples latences.

    Au revoir Yvette, et merci!

  • Jeanne ou Le Livre de ma mère (Jacqueline de Romilly)

    images-2.jpegC'est un livre à la fois très « public » et très secret que nous donne aujourd'hui Jacqueline de Romilly, la grande spécialiste de la Grèce. Très secret, tout d'abord, parce que le livre était achevé de longue date et gardé soigneusement dans un tiroir de son éditeur, Bernard de Fallois, car il ne devait être publié qu'à la mort de l'académicienne, décédée le 18 décembre 2010 à l'âge de 97 ans. Pudique et secret : le texte magnifique de Jacqueline de Romilly l'est constamment. Mais aussi très « public ». À la fois accessible, écrit dans une langue somptueuse, rythmée, vivante, et ouvert sur le monde.

     

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  • L'amour toujours


     

    Par Antonin Moeri

     

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    L’amateur trouve à côté de la synagogue de Genève une galerie d’art tenue par une dame au visage animé, aux traits aigus, friande de plaisanteries et de potins, des yeux aussi pétillants que ceux d’une jeune fille découvrant les neiges du Kilimandjaro, de belles jambes subtilement mises en valeur par des jupes plutôt courtes. C’est dans cette galerie que je fis l'autre jour la connaissance d’Ella. Quinca au visage grave, encadré par de longs cheveux noirs. Regard infiniment doux, dépourvu de toute moiteur sentimentale. Habillée avec goût et flanquée d’un Freytag particulièrement original. On m’a raconté qu’Ella avait longtemps vécu seule, travaillant du matin au soir à des tableaux aux titres surprenants: Hommage à Marilyn, le Crime du Docteur Castorp, les Jardins d’Adonis ou encore Le Journal intime d’Antonina Spaventosa.

    Or Ella est amoureuse depuis deux ans de Rolando, un électricien bâti en armoire, sportif infatigable, alpiniste téméraire, abstinent, divorcé, père d’une fillette pour laquelle Ella ne ressent pas la moindre inclination. Dans un élan compréhensible (la beauté d’Ella rappelant celle de Lorenza Correa, la célèbre cantatrice que Goya a immortalisée), Rolando organise un voyage en Extrême-Orient où, sac au dos, nos deux tourtereaux (sic) iront de ville en village, de taudis en bidonville, de dortoir en hôtel plus smart.

    Cette aventure devrait susciter chez Ella un immense enthousiasme, elle qui a vécu dangereusement à New York, pauvrement à Berlin et précairement à Barcelone. Mais cette aventure au pays des bouddhas ne l’enchante guère, car elle n’est pas à l’origine du projet. Si elle accepte d’entreprendre ce voyage, c’est pour complaire à Rolando.

     

     

     

  • Evaristo Perez en trio

    images.jpegComme elle est fertile en écrivains, la Suisse romande est aussi une terre incroyablement riche en musiciens. Elle a hébergé les plus grands, comme Stravinski, et accueille, chaque été, le plus important festival de jazz du monde à Montreux. C'est là, précisément, que le pianiste genevois Évariste Perez a joué, comme il s'est déjà produit à Cully, à Rome ou au Paleo. Excusez du peu !

    Né en Suisse en 1969 d’une famille originaire de Barcelone. diplômé du Conservatoire de Genève, il découvre le jazz à l’AMR avec Michel Bastet, puis se perfectionne en Italie avec Franco D’Andrea, Enrico Pieranunzi et Paolo Fresu, ainsi qu’en Suisse avec Misha Mengelberg, Fred Hersh. Il joue ensuite avec la Fanfare du Loup, Diana Miranda et l'extraordinaire Erik Truffaz.

    Si je vous parle de lui aujourd'hui, ce n'est pas parce qu'il a été mon élève (au collège de Saussure, si !). Mais parce qu'il vient de sortir un disque fantastique. Ça s'appelle Why. Sans point d'interrogation. Il comporte une dizaine de morceaux, tous très réussis, qui sont autant dde compositions personnelles ou de reprises de standards. Évariste est accompagné de Cédric Gysler à la contrebasse et de Tobie Langel à la batterie. Il y invite même l'excellent saxophoniste new-yorkais Ohad Talmor.

    Pourquoi Why ? Tout simplement parce qu'Évariste Perez y déploie une musicalité rare, que ce soit dans le sublime Nicole, aux harmonies evansiennes, ou encore dans Les moutons volants ou le subtil et décalé Tous les chats sont gris. images-1.jpegDans chaque morceau, on est au cœur du vivant, du sensible, de l'essentiel. On pense à Keith Jarrett ou Bille Evans pour les envolées lyriques. Mais il ne faut pas écraser Perez sous les références inutiles. Sa musique déploie ses propres ailes. Et ces ailes nous emmènent loin, et très haut.

    Un dernier mot sur les standards : rien de plus périlleux, pour un pianiste, que de livrer sa propre version de morceaux entendus mille fois. Et bien, là encore, Evariste Perez s'en sort très bien. J'adore son Ain't Misbehavin' de Fats Waller, joué ici sur un tempo très lent et bluesy. Et ces Feuilles mortes sont riches en inventions et en couleurs. Vraiment un très beau disque !

    On peut se le procurer sur le site de l'artiste ici.

     

  • Coeur en berne

    Par Tomoto

     

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    Michel Bühler se considère comme un vieil ours. Il a gagné sa vie en chantant, traversé le Sahara et beaucoup voyagé, à titre humanitaire, journalistique ou privé: Chili, Nicaragua, bande de Gaza, Brésil, Géorgie, Haïti, Moscou, Pologne, Syrie etc. Il lui arrive d’écrire des livres. Dans “Un si beau printemps”, il nous dit combien il est agréable de posséder un appartement à Paris, une ferme dans le Jura et un chalet en Valais qu’il a retapé avec ses potes, combien il est agréable de vivre aux côtés d’une femme qui l’aime et qu’il aime. Bühler nous parle comme s’il était au coin d’un bon feu de cheminée. De quoi parle-t-il? De la révolution, de la colère qui l’habite. Il a lutté toute sa vie pour un monde meilleur, où chacun aurait accès aux biens de première nécessité, aux soins hospitaliers, au savoir, à la culture, au respect, à la considération.
    Le livre qu’il nous donne aujourd’hui, il l’a écrit dans un moment de doute, de rancune et de nostalgie. Au lieu de lire Nietzsche ou “L’Homme du ressentiment”, il a relu les classiques du libéralisme (politique et économique), et il s’offusque de voir les rangs des démunis, des misérables, des rebuts de la société augmenter vertigineusement dans nos villes et nos banlieues. Ce coup de gueule est tempéré par l’âge et la venue d’un si beau printemps (temps de l’écriture). On s’oriente alors vers un hymne à la vie. Car Bühler est un homme généreux. Il aime viscéralement la vie, les copains, le partage, le vin blanc bien frais, le tartare et les grillades, les discussions, la musique. Il aime la jovialité et la couleur. Oui, la couleur. C’est pourquoi, écrivant ce livre aigre-doux, il s’adresse à des sortes de neveux dont la mère suisse avait épousé un Sénégalais. On entend alors la chanson de Diam’s: “Marine, pourquoi t’es si pâle, viens faire un tour chez nous, c’est coloré, c’est jovial”.
    Ces neveux se nomment Baptiste (né en 1983), Younouss (1985) et Alfaly. Ce sont des métis d’une sidérante beauté, d’un charme inénarrable. C’est pour eux que le camarade Bühler a eu envie d’écrire ce livre qui devrait les (nous) faire réfléchir.

     

  • Ça été ces vacances?

    Par Antonin Moeri

     

     

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    Je songeais aux vacances d’été, cette période de l’année pendant laquelle l’État rend leur liberté aux élèves et aux profs. Je me demandais si elles avaient été bénéfiques pour moi lorsque j’entendis un homme tonitruer dans son portable: ”Ça été ces vacances?” J’ai dressé l’oreille. L’homme disait: ”Bon, ce qu’on a commandé est arrivé, il y aura... quoi? Non, non, faudra les... ben, je sais pas, demain matin, because... Tu sais que Malik est toujours à l’assurance, fait trop chier... Ben, tu viendras plus tôt... Tu prendras la camionnette”.
    Je songeais à ma femme qui travaille à l’hôpital, auprès des mourants, à cet handicapé dont la mère agonisait et qui hurlait dans le couloir en direction de son père: ”De toute façon, elle ne t’a jamais aimé, et moi non plus”. Je songeais à mon ami restaurateur, levé à cinq heures pour aller choisir au marché les plus beaux champignons, les melons les plus succulents, les fromages les mieux fermentés, les haricots les plus tendres.
    Et je me disais: ”Qu’as-tu fait pendant tout ce temps? Tu as bu du vin en compagnie de musiciens, tu as pédalé jusqu’à Évian, trajet au cours duquel tu as perdu la jolie montre plate de ta femme, tu as écrit une nouvelle et répondu à ton éditeur qui te réclamait les corrections d’épreuves, tu as célébré le cinquantième anniversaire d’un ami, tu as plusieurs fois perdu au ping-pong contre ton fils, tu as emmené ta fille dans une longue promenade à travers la campagne spatieuse, tu as serré dans tes bras une photographe aux yeux vifs depuis qu’elle ne touche plus à l’alcool, tu as promené un doigt tremblant sur la pustule qui fleurissait au coin d’une joue veloutée de ta mère, tu n’as pas déclaré ton vélo sur le bateau qui te ramenait en Suisse, tu as passé une soirée en compagnie d’un chasseur au rire argentin, qui t’a expliqué que, au moment d’abattre la bête, il ne fallait ni hésiter ni éprouver le moindre sentiment, la pire chose qui puisse arriver à un chasseur étant de blesser l’animal sans le tuer.
    Et je me disais: “Es-tu fier de toi? Tu aurais pu prendre le train pour aller visiter l’exposition Giacometti à Bâle, tu aurais pu prendre l’avion pour aller assister à une représentation de Godounov à Moscou, tu aurais pu marcher dans le désert marocain avec Ariane. Tu n’as rien fait de tout cela. Tu as préféré t’incruster dans le village où ton arrière-grand-père (Émile), revenu d’Amérique, se mit au service de la famille Davel, où il ne tarda pas à montrer un goût particulier pour la vigne, où il fonda un foyer et fit l’acquisition de l’immeuble numéro 118. Le faire-part de décès que tu as trouvé dans un fouillis de vieilleries dit de cet homme légendaire: Il était régulièrement un de ceux qui obtenait (sic)de ses vignes le maximum de récolte. Il laissera le souvenir d’un viticulteur qui a fait honneur à Lavaux.”

    En lisant ce faire-part, mon coeur fit dans ma poitrine un bond d’allégresse.











  • Le laboratoire intime de JLK

    Par ANTONIN MOERI

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    Quelle bonne idée eurent Vladimir Dimitrijevic et Jean-Michel Olivier de publier en Poche Suisse les considérations de Jean-Louis Kuffer sur la vie, les arts et la littérature. Dans les textes rassemblés ici (que les internautes ont pu lire sur le blog de JLK entre 2005 et 2008), l’auteur va très loin dans l’exploration de certains romans ou de certains films qui le hantent, mais il ne cherche pas tant à décortiquer, à expliquer les livres qu’il lit ou les films qu’il voit (il déteste les blablateurs et autres exégètes diplômés) qu’à nous dire l’émotion qu’il ressent en les lisant ou les voyant. Une émotion particulière qui n’est pas sans rappeler l’effusion du cénobite.
    Le lecteur peut naviguer entre l’amour pour Jean-Paul II, la défense de Soljénitsyne ou de Simenon, la méditation murmurée d’un Peter Handke, les multiples escales à Paris (la vitalité radieuse des jardins du Luxembourg), “l’impatience sacrée de Louis Soutter au pays des bureaux alignés”, le baroquisme inventif, “la poésie habitée et frémissante, fraternelle en son regard et généreusement accessible” d’un Marius Daniel Popescu, l’exorcisme purificateur que représente “Les Bienveillantes” de Littell, une longue conversation avec l’horrible fasciste Lucien Rebatet, l’univers empreint de trouble poésie de Fleur Jaeggy et une émouvante évocation de Philip Roth: deux hommes à moitié nus dansant le fox-trot sur une terrasse nocturne.
    JLK entretient avec la littérature un rapport singulier, très personnel. Ce qu’il dit du romancier (“Il ne doit pas être trop intelligent ni trop lucide. Sans faire la bête, il doit se laisser aller à la naïveté et aux élans irraisonnés”) pourrait s’appliquer à l’actuel JLK. Il y a d’ailleurs dans ce “Blog-notes” des pages magnifiques: ”La première lumière irisant les crêtes de Savoie de rose foncé, sous le ciel de plus en plus soyeux et léger, de bleus et de blancs dilués”. La mésange que le scribe voit alors n’est pas sans rappeler le chant du merle qui bouleversait Georges Haldas aux mêmes heures matinales.
    C’est un livre nécessaire que j’ai découvert en me promenant dans le Salon du Livre de Genève. Un livre de résistance “ouvrant une fenêtre sur le monde” et, dans le même temps, un acte de foi.


    Jean-Louis Kuffer: Riches Heures (Blog-notes 2005-2008)  Poche suisse, 2009

  • La vie de Tchekhov



    Par ANTONIN MOERI





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    Lisant la bio de Tchekhov par Troyat, Raymond Carver est frappé par un détail: le docteur, qui a soigné l’écrivain russe pendant ses derniers jours, fait monter une bouteille de champagne dans la chambre de l’agonisant. Carver devine aussitôt qu’il tient là le germe d’une nouvelle. Pour la scène d’exposition, il évoque dans un flash back un dîner avec l’éditeur du nouvelliste russe, au cours duquel celui-ci a craché du sang en public pour la première fois. “Les trois roses jaunes” étant une des nouvelles de Carver qui m’a beaucoup touché, j’ai voulu savoir comment l’auteur américain avait travaillé et, par conséquent, me procurer la bio de Troyat. Or celle-ci n’est plus disponible dans le commerce. Heureusement, j’en ai trouvé une autre: celle de Virgil Tanase.
    Le portrait que le metteur en scène roumain dresse de l’auteur de “La Mouette” est celui d’un homme dévoué, dont le premier souci fut de venir en aide aux autres, de soulager leur douleur. S’il s’est mis à écrire des récits, c’était pour divertir les lecteurs et, surtout, gagner de l’argent. On apprend, dans cette bio rédigée avec enthousiasme, que le petit-fils de serf est né dans un trou de province, qu’il fut moins doué que ses frères mais qu’il aimait se mettre en scène et qu’il savait ”jouer avec les nerfs des gens”.
    Dans les turbulences politiques que traverse la Russie en cette fin de XIXe, les lecteurs attendent d’un écrivain qu’il s’attaque aux grands problèmes, qu’il parle de l’avenir du capitalisme, des dangers de l’alcoolisme, de l’éducation du peuple, de la société telle qu’elle devrait être, de l’engagement des artistes etc. A quoi le docteur Tchekhov répond: “L’écrivain doit se contenter de raconter la façon dont ses héros aiment, se marient et font des enfants”. Le grand roman russe qu’on attend de lui, il tentera bien de l’écrire. Mais il aura du mal à “relier les épisodes, à faire évoluer les personnages, à construire une intrigue cohérente”.
    Comment se sortir de cette situation? Tchekhov est avant tout un homme de science. Ce ne sont pas des qualités d’invention qui le distinguent mais des qualités d’observation. “L’homme de lettres doit être aussi objectif qu’un chimiste, laisser de côté ses opinions personnelles”. C’est au théâtre, lieu magique qui l’enchante depuis l’enfance, qu’il trouvera le rayonnement dont il rêvait secrètement. Il laissera “parler les personnages, en essayant de donner, loyalement, sa chance à chacun”. Les réponses aux questions graves, que l’auteur veut éviter de donner parce qu’il n’a pas d’avis là-dessus, incomberont dorénavant aux personnages. En homme de terrain, Virgil Tanase n’oublie pas d’ajouter que les droits d’un auteur (dont les pièces sont jouées) sont autrement plus consistants que ceux d’un auteur de récits.

  • Dans les geôles de Poutine

    Par ANTONIN MOERI

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    Édouard Limonov n’a rien d’un fonctionnaire de la littérature. Jugez plutôt. Après une jeunesse délinquante à Kharkov, il vit dans les bas-fonds de New York, puis fait une carrière d’écrivain sulfureux à Paris. On le voit ensuite poser fièrement aux côtés de Karadzic avant qu’il ne fondât le Parti national-bolchévique dans la Russie du rusé Elstine. Accusé de trafic d’armes, il est arrêté en 2001 et jeté dans une des nombreuses prisons russes, où croupissent près d’un million de détenus. Ce sont les trois ans passés dans les geôles de Vladimir Poutine que Limonov raconte avec une précision d’entomologiste, la distance salutaire d’un “salaud lumineux” et une attention toute particulière pour les voyous, voleurs, violeurs ou assassins qu’il côtoie.
    Quand Limonov est transféré d’une prison de Moscou à la centrale de Saratov, les jeunes recrues aux muscles saillants qui encadrent les convois apparaissent comme “des visiteurs débarqués d’autres galaxies dans Star Wars”. Les foules en combinaison de travail noires qui évoluent dans la cour de la centrale rappellent celles qui évoluent sur le plateau du film 1984. Ambiance cinématographique pour mieux mettre en scène les traitements dégradants (sévices et torture) infligés au “terroriste” Limonov et à ses compagnons qui lui ont demandé d’écrire leur histoire. Histoire que l’auteur offre à son lecteur “mon frère bien vivant, trouillard paresseux”. Quand “Ben Laden” écrit le livre, la prière “écris notre histoire” retentit encore à ses oreilles. Et c’est d’abord pour eux qu’il écrit “pour vous, les gars, vous les hôtes des oubliettes”.
    Que ce soit un mafioso d’une extrême brutalité, que ce soit un retardé mental violeur et étrangleur de fillette, que ce soit un Bouriate as de la gâchette ou un parricide aux dents en or, Limonov entretient avec eux un rapport qu’on pourrait dire d’amitié. Il les décrit avec tendresse, leur pose des questions, écoute leurs histoires et prend scrupuleusement note du récit que lui fait un détenu de son long séjour dans une “maison de correction”. Ces hommes le fascinent, il aimerait comprendre pour quelles raisons, dans le fond, certains se retrouvent là. En tout cas, il ne les juge pas.
    Il compare leurs crimes (parfois dérisoires eu égard aux très lourdes peines à purger) à ceux commis par l’État russe. Comme par exemple la mise à mort cauchemardesque mais délibérée, commandée par de hauts fonctionnaires, le 26 octobre 2002, de cent trente-neuf personnes retenues en otages par des nationalistes tchétchènes au Théâtre de la Doubrovska. Limonov détricote cette “affaire” pour démontrer l’entière responsabilité d’un état fasciste dans cette extermination au gaz (un gaz employé pour la première fois et que les services secrets devaient tester). “Par comparaison..., nos forfaits à nous, détenus du troisième quartier de la centrale de Saratov, pâlissaient considérablement”.
    “Mes prisons” tient du chant, du réquisitoire, de l’étude anthropologique et de l’autobiographie (la rockeuse toxico avec laquelle L. a vécu). C’est un livre de révolte, à la fois clair, cinglant et beau. Il est à ranger sur le rayon des grands récits de prison (Dostoïevski, Tchékhov, Jean Genet, Soljénitsyne et John Cheever). Une prison que Céline connaissait et qu’il disait être un lieu distingué, contrairement à la foire de Neuilly, où l’homme s’amuse et qui est par conséquent”une chose horripilante de vulgarité”.
    Ce qu’on pourrait cependant relever, sur le plan éditorial et médiatique, c’est qu’en se présentant comme un opposant au méchant Poutine, l’affreux Limonov redevient tout à coup fréquentable aux yeux de l’opinion dite éclairée. Le passage d’une place de persécuteur infâme (ami des Serbes non démocrates, des Abkhazes et des Ossètes sécessionnistes, des nationalistes russes) à celle de malheureux (persécuté par la police de Poutine), ce passage est habilement orchestré par un écrivain de talent qui n’a pas fini de nous surprendre. Ceux qui s’indignaient de voir Limonov parader aux côtés du monstre Karadzic porteront-ils aux nues “Mes prisons”?


    Édouard Limonov: Mes prisons, éditions Actes Sud 2009