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Ça nous émeut

  • Hommage à Marie Gaulis (1965-2019)

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown.jpegC'est avec stupeur et tristesse que je viens d'apprendre la disparition de Marie Gaulis, née en 1965 à Thonon, et décédée à La Chaux-de-Fonds le 19 septembre. C'était une femme vive et talentueuse, grande spécialiste de la Grèce, auteur de plusieurs livres brillants, publiés par les éditions Zoé. Fille de Louis Gaulis, grand voyageur et auteur de théâtre, elle a marqué la littérature romande de sa poésie et de son ironie douce. Elle nous manquera beaucoup.

    Je reproduis un article que j'avais consacré au premier livre de Marie Gaulis, Ligne imaginaire, publiée par Métropolis en 1999.


    Unknown-1.jpegQuand un nouveau talent surgit en Suisse romande, on a tendance à l'étouffer sous les références prestigieuses ou les rameaux d'un héritage lourd à porter (un père aventurier, écrivain et homme de théâtre ; une mère artiste-peintre). Pourtant Marie Gaulis, dont le talent éclate dans Ligne imaginaire*, un premier recueil de récits poétiques, ne doit rien à personne…
    Après une enfance itinérante, Marie Gaulis (née en 1965 à Thonon) entreprend des études de Lettres à Genève, se passionne pour le grec ancien, puis se lance, avec succès, dans une thèse qu'elle achèvera quelques années plus tard. Parallèlement à ses études « classiques », elle ne cesse d'écrire : des poèmes (publiés à l'Aire en 1993 sous le titre Le Fil d'Ariane), des textes courts et même une pièce de théâtre (qui devrait intéresser les metteurs en scène, car elle est excellente).
    Pour entrer dans Ligne imaginaire, il faut s'abandonner à la musique de la langue, laisser agir un charme à la fois singulier et très puissant qui vous mène au cœur du secret, là où l'on touche peut-être « au plus silencieux de soi, au plus innommable ». C'est ainsi que commence le beau livre de Marie Gaulis : par une invitation à la sieste, ce moment rare de la journée où affleurent, dans un demi-sommeil, les visages oubliés, les paysages lointains, les rencontres furtives (peut-être simplement rêvées), les cris, les peurs, les jardins de l'enfance. Autant d'images, saisies au seuil de la conscience, qui se révèlent riches en expériences, en sensations, en moments de grâce pure.
    Ainsi l'étrange cérémonial du thé qui marque une pause au cœur du temps et réunit, en un instant fugace, mais précieux, les membres d'une famille dispersée. Sous l'écorce des mots, Marie Gaulis nous restitue avec bonheur ces moments de partage et d'angoisse, d'amour et d'espérance, qui portent en eux, déjà, le germe de la séparation, « insoutenable, mais nécessaire ».
    Unknown-2.jpegAu fil du livre, les visages défilent, tantôt comme des fantômes, tantôt comme des masques, toujours comme des énigmes. C'est à la fin seulement qu'apparaît, comme un mystère central, le visage du père adoré, indissociable des autres membres de la famille, mais « saisi dans le fier et tendre bastion de sa solitude ». C'est la force de cette Ligne imaginaire que de sonder ainsi les visages les plus proches (les plus apparemment familiers) pour déchiffrer sans cesse sa propre énigme.

    * Marie Gaulis, Ligne imaginaire, éditions Métropolis, 1999.

  • Mort de L'Hebdo : colère et mépris

    par Jean-Michel Olivier

    images-3.jpegCe qui arrive aujourd'hui à L'Hebdo (une catastrophe) est arrivé déjà à de nombreux journaux romands. Faute d'argent, le quotidien La Suisse a cessé de paraître en 1994. Le prestigieux Journal de Genève, comme son concurrent Le Nouveau Quotidien (lancé par Jacques Pilet pour torpiller le premier) a disparu en 1998 — pour se muer, tant bien que mal, dans le journal Le Tempsimages-5.jpegOn se souvient également de l'hebdomadaire dimanche.ch, disparu lui aussi trop tôt. Tous ces journaux (à l'exception du dernier, propriété du groupe Ringier) appartenaient à des patrons romands (Jean-Claude Nicole pour La Suisse ; la famille Lamunière pour Le Nouveau Quotidien).

    images-6.jpegCe qui est différent, aujourd'hui, c'est que tous les journaux et hebdomadaires romands (sauf quelques-uns comme La Liberté ou Le Courrier) sont la propriété de grands groupes zurichois (Tamedia), voire allemands (Ringier appartient à la galaxie Springer). Autrement dit, toute l'information que nous « consommons » chaque jour est tributaire du bon vouloir de quelques décideurs de Zurich ou de Berlin. Cela s'est confirmé lundi avec la mort de L'Hebdo, fleuron de la presse romande, mort décidée depuis le QG Springer à Berlin, et programmée sans doute depuis longtemps. Le prochain sur la liste, semble-t-il, c'est Le Temps, dont les jours sont comptés.

    images-7.jpegComment en est-on arrivé là ? Pourquoi la Suisse romande a-t-elle vendu pareillement son âme (car les journaux sont l'âme d'une région) à des groupes de presse situés à mille lieues de ses préoccupations, et obéissant à la seule loi du profit ? La responsabilité des grands patrons de presse romands est ici engagée. Et quand on voit le résultat — un désastre —, il y a de quoi être en colère…

    images-8.jpegPourquoi personne, en Suisse romande, région apparemment prospère (sic!), ne s'est-il levé pour reprendre le flambeau ? Pourquoi ce silence et cette indifférence embarrassée ? Comment peut-on supporter cette situation d'extrême dépendance face à Zurich ou à Berlin qui gèrent leurs navires, de loin, au gré de leur caprice ? N'est-ce pas le signe — comme le suggère l'écrivain Daniel de Roulet — d'un mépris profond pour la Suisse romande, qui ne sera jamais que la cinquième roue du char ?

    Il est temps, je crois, de se poser ces questions. Et ces questions sont de plus en plus urgentes, si l'on considère les difficultés de la presse aujourd'hui. Car il en va de son avenir. C'est-à-dire du nôtre aussi.

  • Sur une image d'Ursula Mumenthaler

    Urban 10.jpg

    Le regard, tout d’abord, se porte vers le ciel et les hauts bâtiments qui se découpent sur le blanc infini. C’est le skyline d’une ville américaine. Ce pourrait être New York ou Chicago. Des villes debout, résistant à la pluie et à l’usure du temps. Où les hommes vivent comme des fourmis, et les gratte-ciel s’élèvent comme des prières vers un dieu invisible. Chaque maison est une stèle : une pierre de mémoire.

    Puis l’œil descend lentement vers le sol, la terre des hommes ou le plancher des vaches. Mais il ne trouve rien. Pas un homme dans les rues, ni une poignée de terre. Pas une touffe d’herbe folle. L’eau a tout envahi. New York est devenue Venise. On imagine, faits comme des rats, les hommes terrés au sommet des gratte-ciel, priant ou envoyant des messages de détresse.

    Car le déluge a commencé…

    Certains, frappés d’une insondable mélancolie, ont jeté l’ancre au pied de leur maison. Ils sont la proie des souvenirs. Ils attendent que l’eau monte jusqu’au trentième étage pour retrouver, encore une fois, leur ancienne chambre d’enfant, partager un dernier repas devant le poste de télévision et revenir au temps béni d’avant la catastrophe. Ils se croyaient invulnérables et, dans leur fausse candeur, ils n’ont rien vu venir…

    Les plus riches et les plus téméraires, comme Noé, ont pris la mer au mot. Avec femme et enfants, ils ont sauté sur des embarcations de fortune, vidé leur coffre-fort, emmené avec eux leur chat, leur canari, leur cochon d’Inde, leur chihuahua. Ils n’ont rien oublié, pensent-ils. Du passé ils ont fait table rase et vont aller refaire leur vie ailleurs, sous d’autres cieux, sur d’autres terres. Ils partent sans regret, sans nostalgie. Derrière eux, ils ne laissent que des ruines. Après nous, le déluge. Il doit rester une île déserte quelque part, se disent-ils. Un continent sauvage, ignoré par les cartes marines, où tout recommencer à zéro.

    Sur la mer écumeuse, les bateaux tanguent voluptueusement.

    Il y a, dans cette image, une angoisse et un rêve. Le déluge n’est pas à venir, ni derrière nous : l’eau est en train de monter, inexorable, et le désastre a commencé. Nous sommes au cœur du temps. Dans un tourbillon de mémoire. La beauté, disait le poète, est un rêve de pierre. Et ce rêve se réalise, pour Ursula Mumenthaler, dans une ville pétrifiée. Une ville toujours debout, mais bientôt engloutie, comme nos souvenirs.

    Le ciel est vide. Les buildings nous regardent telles des pierres tombales.

    Et la mer est immense, tumultueuse, encombrée de bateaux qui dérivent sans avoir où aller.

     Jean-Michel Olivier

    « Sur une image » d’Ursula Mumenthaler

  • Le regard de Méduse

    par Jean-Michel Olivier

    images.jpeg« Regardez-moi dans les yeux ! » semble nous dire Audrey Hepburn dans Breakfast at Tiffany’s. Mais où sont ses yeux ? Qui se cache derrière ces lunettes noires qu’elle a rendues célèbres ?

    Pourtant, le regard, d’emblée, est distrait par une foule d’accessoires : le gobelet que l’actrice tient dans sa main gauche (que contient-il ?). La serviette blanche qu’elle porte au poignet. Ses avant-bras gantés de noir. La rivière de diamants qui brille à son cou.

    Oui, tout, dans cette image, semble nous détourner de l’essentiel.

    Mais c’est une ruse, bien sûr, imaginée par Blake Edwards, le réalisateur de Breakfast at Tiffany’s (1961), pour rendre le regard d’Audrey Hepburn plus mystérieux, et plus profond.

    Car derrière ces Ray-Ban Wayfarer se cache le regard de Méduse.

    Le regard qui fascine et qui tue.

    Audrey Hepburn, égérie des sixties, c’est un look, un genre, une silhouette. À cent lieues des blondes artificielles à forte poitrine (Jane Mansfield, Marilyn Monroe) dont raffole le cinéma de cette époque. Un look distingué et discret. Un petit fourreau noir qui dégage les épaules. Deux boucles d’oreilles en diamant. Une silhouette frêle et longiligne.

    Et surtout ces lunettes de soleil qui attirent le regard.

    La femme moderne, la femme fatale, avance masquée, comme Audrey Hepburn. Impossible de saisir son regard. Ses secrets. Ses bonnes ou mauvaises intentions. C’est elle, sûre de son pouvoir, qui dicte les règles du jeu. Sur l’échiquier des sentiments, c’est elle, désormais, qui fait la loi.

    Méfiez-vous des femmes qui portent des lunettes noires ! Elles sont irrésistibles. Armées de leurs Ray-Ban, elles partent à la conquête du monde. Personne ne peut les arrêter. Bijoux. Parfums. Voiture de luxe. Rien ne les rassasie. Le diable, dit-on, se cache dans les détails. Audrey Hepburn nous montre que l’essentiel, c’est toujours l’accessoire. Ici les lunettes noires, qu’elle a mises à la mode, et qui cachent son regard.

  • Ne baissons pas les bras : construisons des écoles !

    Unknown.jpeg

    par Jean-Michel Olivier

    Il y a presque vingt ans, en 1996, j’ai publié "Les innocents" (L’Age d’Homme, 1996), l’un des premiers romans à mettre en scène un attentat islamiste. Cela se passait à Genève. Tandis qu’on célébrait, en grande pompe, le 300e anniversaire de la naissance de Voltaire, un fanatique rêvait de mettre la ville à feu et à sang. Il avait des ennemis, mais aussi des complices: un pasteur, un maire écolo-bobo, un policier véreux, un juge d’instruction. Au-delà du jeu de massacre, par la satire, je voulais dénoncer les intégrismes (politique, religieux, judiciaire), comme Voltaire l’avait fait trois siècles plus tôt. Prémonitoire, ce roman m’a valu des lettres de menaces (anonymes, bien sûr).

    Avec effroi, je constate qu’il s’est réalisé à Paris la semaine dernière. Les écrivains sont des voyants. Des archers, dans la nuit, qui tirent sur des cibles mouvantes. Quel homme politique aujourd’hui, quel expert autoproclamé en religion ou en stratégie géopolitique, aurait la lucidité de Voltaire, qui écrivait ceci dans son "Dictionnaire philosophique": «Lorsqu’une fois le fanatisme a gangrené le cerveau, la maladie est presque incurable. Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant? Ce sont d’ordinaire les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains.»

    Tout est dit: le fanatisme n’est pas la religion (chrétienne ou musulmane), c’est le cancer de la religion. Une pathologie qui a ses causes et ses symptômes. Un mal presque incurable, selon Voltaire. En effet, comment soigner un homme (le fanatisme est essentiellement féodal, patriarcal, nostalgique) qui ne désire que la mort – et celle des autres? L’intégrisme est un nihilisme. C’est aussi une haine longuement ruminée contre l’Occident et ses valeurs «dégénérées» (la fête, le rire, la liberté, l’émancipation des femmes, l’éducation, la culture.

    Le cancer veut la mort. Le cancer aime la mort (Daech en a fait sa bannière noire). Il répand le chaos dans le corps en déroute. C’est le but recherché de tous les intégrismes: semer la peur, la haine, le doute. Monter les hommes les uns contre les autres (car il se trouve toujours des âmes bien-pensantes, chez nous, pour comprendre ou justifier l’injustifiable). Attiser un feu qui embrasera le monde pour faire place à cet Ordre Nouveau qui assassine des enfants, viole des femmes et décapite ses ennemis.

    Ne tombons pas dans le piège qu’on nous tend! Les terroristes n’auront ni notre peur, ni notre haine, ni notre amour. Le chaos qu’ils souhaitent n’arrivera jamais. Ils vont perdre bientôt la guerre désespérée qu’ils mènent misérablement (on ne dira jamais assez combien ils sont misérables et méprisables.

    Il y a désormais des remèdes au cancer. Lesquels? Méfions-nous des solutions faciles. François Hollande a choisi la manière guerrière. Ce n’est pas la plus sûre. Mais la guerre est sans doute un passage obligé, car il faut toujours répondre à la mort. Méfions-nous aussi des discours angéliques, pontifiants, qui font des tueurs parisiens des victimes. Ce ne sont pas des produits de l’injustice sociale (l’un des tueurs parisiens travaillait pour la RATP, les frères Kouachi, auteurs de l’attentat contre "

    Le fanatisme repose sur deux piliers: la bêtise et l’ignorance. Contre la bêtise, disait Lacan, il n’y a rien à faire! Mais l’ignorance peut être vaincue. C’est la leçon des attentats, et un avertissement à ceux qui veulent couper dans les budgets scolaires. L’école laïque enseigne la tolérance, l’écoute, la réflexion critique – tout ce que le Diable déteste. Ne baissons pas les bras! Construisons des écoles – non des prisons! Ainsi nous écraserons l’Infâme!

    Texte publié dans la Tribune de Genève, jeudi 19 novembre 2015.

     

  • Craintes et espoirs après les tueries islamistes

  • Hommage à Claude Nobs

    DownloadedFile.jpegQu'est-ce qui fait la richesse d'un pays ? Ses banquiers ? Ils travaillent dans l'ombre et, de plus en plus souvent, ont avantage à y rester. Ses hommes politiques ? Ils occupent le devant de la scène, pérorent, promettent, lambinent, se taisent, avancent d'un pas, puis reculent de trois. On les a déjà oubliés bien avant qu'ils quittent la scène (et la Suisse, à cet égard, n'a que des seconds couteaux). Le bon gros géant orange ? Swisscom ? Les pharmas bâloises ? Lindt ou Cailler (vous êtes plutôt Lindor ou Frigor ?)…

    Non : la richesse d'un pays, surtout s'il est petit comme la Suisse, ce sont ses artistes. DownloadedFile-1.jpegLaissons de côté Rousseau, qui est né genevois et mort prussien ! Mais prononcez à Paris ou à Los Angeles le nom de Blaise Cendrars et vous verrez les yeux s'écarquiller ! Ah L'Or ! Quel chef-d'œuvre ! Et Moravagine ! Et la Prose du Transsibérien ! Parlez de Frisch ou de Dürrenmatt et tout le monde vous écoutera ! Et Le Corbusier ! Et Tinguely, bricoleur de génie ! Et Stefan Eicher, le manouche à l'accent rocailleux ! Et Albert Cohen, juif errant de Genève ! Et Ferdinand Hodler ! Et Louis Soutter ! Et Corinna Bille !

    Et Claude Nobs ! L'enfant de Territet aura déplacé des montagnes, ici et ailleurs, sa vie durant, pour réaliser son œuvre : réunir à Montreux, dans le plus beau panorama du monde, les meilleurs musiciens de son époque. La musique, pour lui, n'avait pas de frontières. Il aimait le jazz, bien sûr, mais aussi le rock, le pop, la musique folklorique, les chanteurs italiens, les crooners américains, les talents « émergents » comme on dit, mais aussi les talents reconnus.

    images-5.jpegLa dernière fois que je suis allé au Festival, c'était en 2006. Programme fastueux, comme toujours. Diana Krall, enceinte et rayonnante. Le renard à la voix éraillée, Randy Newman, seul au piano. Paolo Conte, malicieux et profond, comme toujours, disparaissant dans les coulisses entre deux chansons pour se tenir au courant de la finale de la Coupe du Monde de foot, où l'Italie jouait contre la France (victoire des Italiens aux pénalties). Claude Nobs surgissant à la fin du concert avec son harmonica magique…

    Oui, la richesse d'un pays, ce sont les rêveurs obstinés, les passeurs de frontières, les briseurs de préjugés, les voyageurs de l'infini, les arpenteurs de nouveaux mondes, les passionnés fidèles et fous.

    Claude Nobs était tout ça.

    Merci pour tout, Claude, and so long !

  • Mon ami Germain

    DownloadedFile.jpegIl y a longtemps, dans l’autre siècle, mais c’était hier, je musardais dans une librairie de Genève. J’étais jeune étudiant. J’avais des maîtres prestigieux : Jean Starobinski, Michel Butor, Georges Steiner. À l’Université, il n’y avait de bonne littérature que française. Ramuz mis à part, l’on ne connaissait pas un seul nom d’écrivain romand. « La honte ! » dirait ma fille.

     C’était à la librairie du Rond-Point, sur Plainpalais. Je flânais parmi les nouveautés françaises, les seules dignes d’intérêt pour un étudiant genevois. C’était l’époque du Nouveau Roman. Tout le monde lisait donc Alain Robbe-Grillet ou Nathalie Sarraute, les Marc Lévy de ces temps-là. On n’avait pas le choix. On est toujours l’esclave de son époque.

    Un inconnu m’a abordé. Il portait une veste à carreau. Il avait les cheveux en bataille, un accent rocailleux et chantant. Il m’a demandé si je connaissais Georges Haldas ? Hein ? Et Maurice Chappaz ? Pardon ? Et la sublime Corinna Bille ? Pour moi, de parfaits inconnus. Il s’est brusquement animé, m’a emmené dans un recoin secret de la librairie, a sorti des rayons plusieurs livres qu’il a étalés sur la table.

     « Il faut les lire tout de suite ! m’a-t-il dit. S’ils ne sont pas meilleurs que vos Français, au moins sont-ils différents. Et c’est cette différence qui nous constitue, nous autres Suisses romands. Et vous verrez : quelle langue ! Quelle musique ! »

    Je n’avais pas d’argent. Il a souri avec douceur. DownloadedFile-1.jpegIl est allé chercher dans les rayons un roman d’Étienne Barillier, un autre de Gaston Cherpillod et de Nicolas Bouvier et, finalement, un livre intitulé Un Hiver en Arvèche*, d’un auteur (de moi) parfaitement inconnu.

    « Je m’appelle Germain Clavien. C’est moi qui l’ai écrit. Vous verrez, je suis sûr qu’il vous parlera. Pour comprendre la Suisse, il faut lire ses écrivains. »

    L’homme a payé la pile de livres, une petite dizaine, il s’est tourné vers moi : « Je vous les offre, m’a-t-il dit. À une condition : il faut que vous les lisiez tous ! »

    Pendant des années, je n’ai pas revu Germain Clavien. Il est parti vivre à Paris, puis il est retourné dans son Valais natal, une région qu’il adorait. Il s’est occupé de ses vignes, de son verger. Il a écrit des livres magnifiques. Son grand œuvre, c’est la Lettre à l’imaginaire, (22 volumes publiés à ce jour) une chronique de la vie quotidienne, en Valais et ailleurs, une vie en état de grâce et de poésie, un regard affûté sur notre époque obsédée par l’argent, le tintamarre médiatique, la destruction de la Nature.

    J’ai revu Germain des dizaines de fois. C’était un bon vivant et un fin connaisseur des vins de sa région. Nous sommes devenus des amis. Une amitié née grâce aux livres et poursuivie pendant vingt ans. Toujours, en lui, il a gardé ce feu de la révolte et de la poésie. Il est mort dans la nuit de samedi à dimanche dernier, entouré de sa femme et de sa fille. C’était un écrivain qui compte et un homme épatant, drôle, passionné, généreux. Germain va nous manquer terriblement. Heureusement, il nous reste ses livres.

     * Germain Clavien, Un Hiver en Arvèche, Poche Suisse, L’Âge d’Homme, 1995.

  • La mémoire brûlée de Boris Cyrulnik

    par Jean-Michel Olivier

    images.jpegLa vie de Boris Cyrulnik est un roman, tragique et édifiant. Longtemps, ce roman est resté prisonnier d'une crypte, enfermé dans les oubliettes de sa mémoire. Il en savait des bribes. Il essayait de mettre bout à bout les images de ce film demeuré trop longtemps muet. Car pour attester un souvenir, surtout lointain et flou, il faut la présence d'un témoin. Sinon, la folie guette à chaque instant…

    C'est une enquête sur son passé, mêlant récit autobiographique et réflexion sur la mémoire, que mène Cyrulnik dans son dernier livre, Sauve-toi, la vie t'appelle*. Le jour de sa première naissance, en juillet 1937, il n'était pas là, raconte-t-il. Son corps vient au monde, mais il n'en garde aucun souvenir. Il est obligé de faire confiance aux autres. À la parole des autres. Sa seconde naissance a lieu en 1944. Elle est en pleine mémoire. Des soldats allemands viennent l'arrêter. Son père, qui s'était engagé dans l'armée secrète de la Résistance, a été emprisonné, puis déporté à Auschwitz. images-3.jpegSa mère (à droite, avec Boris âgé d'un an) suivra hélas le même chemin sans retour. Il s'en faut de très peu pour que le petit Boris, parqué avec d'autres Juifs dans une synagogue, parte à son tour pour les camps de la mort. Mais il parvient à s'échapper. Une infirmière le cache sous un matelas, sur lequel agonise une jeune femme qu'on transporte à l'hôpital. C'est sa chance. À partir de ce moment-là, la vie de Boris Cyrulnik est une suite de miracles. Ou, si l'on veut, de circonstances heureuses et cependant tragiques. « Mon existence a été charpentée par la guerre. Ai-je vraiment mérité la mort ? Qui suis-je pour avoir pu survivre ? Ai-je trahi pour avoir le droit de vivre ? »

    Reconstituant les images de cette mémoire blessée, Cyrulnik s'aperçoit que nous refaçonnons et réhabitons, à chaque instant, nos souvenirs. Non pas pour les enjoliver. Mais parce que nos souvenirs sont labiles, ils changent de forme et de couleur, selon le moment de notre existence. Nous réinventons nos souvenirs pour survivre au malheur, à la séparation ou à la mort. DownloadedFile.jpegRousseau ne fait pas autre chose dans ses Confessions. Il cherche moins à se faire pardonner des fautes vénielles qu'à réenchanter son passé, afin de chercher à comprendre qui il est à présent. « Le mot « représentation » est vraiment celui qui convient. Les souvenirs ne font pas revenir le réel, ils agencent des morceaux de vérité pour en faire une représentation dans notre théâtre intime. Quand nous sommes heureux, nous allons chercher dans notre mémoire quelques fragments de vérité que nous assemblons pour donner cohérence au bien-être que nous ressentons. En cas de malheur, nous irons chercher d'autres mocreaux de vérité qui donneront, eux aussi, une autre cohérence à notre souffrance. »

    images-2.jpegOn comprend mieux, en lisant l'autobiographie de Boris Cyrulnik, comment et pourquoi il en est venu à forger le concept essentiel de résilience. Sa vie est l'exemple et la preuve de cette capacité extraordinaire de résistance au malheur. Et cette résistance passe par la parole qui nous aide à représenter le malheur, pour mieux le tenir à distance et le neutraliser. Voilà pourquoi, même dans les circonstances les plus tragiques, la vie appelle toujours à se sauver.

    C'est la leçon de ce livre magistral qui raconte, avec lucidité et émotion, la vie d'un homme qu'on voulait abattre, mais qui a survécu à la folie des autres hommes. Un survivant, donc, porteur d'une mémoire vive qui montre que chacun, quel que soit son malheur, sa souffrance ou sa solitude a une chance de salut.

    * Boris Cyrulnik, Sauve-toi, la vie t'appelle, Odile Jacob, 2012.

  • Hommage à Muriel Cerf

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    par Jean-Michel Olivier

    Pour les gens de ma génération, Muriel Cerf fut à la fois un modèle et un éblouissement. Un modèle, tout d'abord, parce que, née en 1950, elle est l'une des premières à prendre la route, à 17 ans, sur la trace des hippies, pour le fameux périple des trois K (Kaboul, Katmandou et Kuta). Voyage initiatique dont elle rapportera, un peu plus tard, deux livres extraordinaires : L'Antivoyage (1974) et Le Diable vert (1975), qui ont marqué une génération de voyageurs et d'écrivains (dont Nicolas Bouvier). Muriel Cerf nous a montrés les chemins de la liberté, quelquefois décevante ou illusoire, et la richesse du voyage. poster_177703.jpgÉblouissement, ensuite, d'un style unique dans la littérature française : ni relation de voyage au sens strict, ni récit purement imaginaire, ces deux livres nous proposent un tableau sensuel des impressions laissées par les lieux, les personnes, les événements rencontrés. L'écriture, déjà saluée par Malraux en 1974, est flamboyante, pleine de couleurs, d'odeurs, de saveurs insolites. Un éblouissement.

    images-5.jpegMuriel Cerf est décédée d'un cancer il y a dix jours. Aucun journal, en Suisse, n'en a parlé. Injustice scandaleuse, mais qui n'étonne personne, quand on connaît la presse de ce pays. Pourtant, elle a donné à la littérature française ses plus belles pages et incité de nombreux écrivains à partir sur ses traces. Elle a publié une trentaine de livres, essais et romans. Parmi les plus connus, citons Une passion (1981), hommage à Belle du Seigneur, d'Albert Cohen, ou encore Ils ont tué Vénus Ladouceur (éditions du Rocher, 2000).

    En hommage, je me permets de reproduire deux pages magnifiques de son Antivoyage.

    « Jamais je n'ai vu tant d'étoiles et si près, sauf au Planétarium du Grand Palais; elles ont l'air accrochées si bas, juste un peu plus haut que des fruits sur un arbre, il suffit de se hausser sur la pointe des pieds pour les cueillir, faire un bouquet de nébuleuses spirales avec des queues en tentacules de gaz et des paillettes de strass autour, faucher une rivière de diamants qui brille trop pour être vraie, un peu de toc génial jeté aux quatre coins du ciel et qui reste figé là, dans un fourmillement à donner le vertige. Toutes les galaxies palpitent et tremblotent dans l'air si pur qu'on croit voir des pépites à travers un torrent de montagne. Regarde les étoiles, elles sont aussi grosses que les diamants en poire de la princesse Rosine, dis-je à Coulino qui n'a pas lu la comtesse de Ségur. On a nettoyé le vieux ciel usé par les regards des amoureux qui se chatouillent en regardant la lune, et on en a mis à la place un tout neuf, prêt pour de nouveaux poèmes.
    images-6.jpegLes Himalayas, on les sent près, sans les voir. L'air de la nuit nous saoule de bouffées d'herbe humide. Les temples luisent sous la lune, recourbent les pointes dorées de leurs triples étages au milieu d'une mer de tuiles. De Katmandou, on ne distingue que le forme des toits qui lui donne déjà l'aspect d'une vraie cité asiatique, aussi différente des cités indiennes que des villes géantes d'Amérique. On respire l'haleine qui monte du fleuve proche, les parfums de santal brûlé dans les rues, le souffle glacé de la montagne, en écoutant les cloches des temples, les klaxons des voitures, les tintements des bicyclettes, imaginant le théâtre grouillant derrière les rideaux de la nuit; allongées sur la terrasse dans le châle de Coulino, ouvrant des yeux énormes, cherchant à deviner ce qui se passe en bas, on prend le pouls de cette ville nouvelle, on résiste à l'envie que l'on a d'y plonger, on préfère l'écouter, la respirer, la rêver, la plus belle la plus inquiétante, la plus légendaire, le décor le plus fou pour des dieux déguisés en hommes, de toute une mythologie vivante. Le taureau de Nandin doit crotter sur la place du marché, Krishna faire du marché noir, Jésus et Judas se balader dans les sentiers en robe blanche, le meilleur haschisch du monde pousser dans des pots, banal comme un géranium en France. Coulino, on en plantera un dans le jardin de notre maison, on le laissera grandir jusqu'au ciel et on grimpera dessus pour atteindre le sommet de L'Himalchuli et y planter un drapeau noir. Coulino ?
    Géniale. Elle est géniale. Elle a disparu pour aller chercher à manger. Vendredi la renarde frisée reparaît avec deux plats en terre contenant de gigantesques yaourts couverts d'une crème verte épaisse et d'une montagne de sucre. La peau verte, on la pousse délicatement sur le bord, et on déguste le pur chef-d'oeuvre qui doit être un bouillon de culture pour amibes, mais on s'en fout, ah, mais qu'est-ce qu'on s'en fout. Le plat lèché, Coulino m'offre un baiser bonne nuit à pleines lèvres, frotte son nez contre le mien à l'esquimaude, et on s'enroule dans la couverture qu'elle a montée de la chambre, dormir nous allons en plein dans la grande nuit maternelle. »

    Extrait de L'Antivoyage, collection J'ai Lu, pp. 69-70