Le laboratoire intime de JLK
Par ANTONIN MOERI
Quelle bonne idée eurent Vladimir Dimitrijevic et Jean-Michel Olivier de publier en Poche Suisse les considérations de Jean-Louis Kuffer sur la vie, les arts et la littérature. Dans les textes rassemblés ici (que les internautes ont pu lire sur le blog de JLK entre 2005 et 2008), l’auteur va très loin dans l’exploration de certains romans ou de certains films qui le hantent, mais il ne cherche pas tant à décortiquer, à expliquer les livres qu’il lit ou les films qu’il voit (il déteste les blablateurs et autres exégètes diplômés) qu’à nous dire l’émotion qu’il ressent en les lisant ou les voyant. Une émotion particulière qui n’est pas sans rappeler l’effusion du cénobite.
Le lecteur peut naviguer entre l’amour pour Jean-Paul II, la défense de Soljénitsyne ou de Simenon, la méditation murmurée d’un Peter Handke, les multiples escales à Paris (la vitalité radieuse des jardins du Luxembourg), “l’impatience sacrée de Louis Soutter au pays des bureaux alignés”, le baroquisme inventif, “la poésie habitée et frémissante, fraternelle en son regard et généreusement accessible” d’un Marius Daniel Popescu, l’exorcisme purificateur que représente “Les Bienveillantes” de Littell, une longue conversation avec l’horrible fasciste Lucien Rebatet, l’univers empreint de trouble poésie de Fleur Jaeggy et une émouvante évocation de Philip Roth: deux hommes à moitié nus dansant le fox-trot sur une terrasse nocturne.
JLK entretient avec la littérature un rapport singulier, très personnel. Ce qu’il dit du romancier (“Il ne doit pas être trop intelligent ni trop lucide. Sans faire la bête, il doit se laisser aller à la naïveté et aux élans irraisonnés”) pourrait s’appliquer à l’actuel JLK. Il y a d’ailleurs dans ce “Blog-notes” des pages magnifiques: ”La première lumière irisant les crêtes de Savoie de rose foncé, sous le ciel de plus en plus soyeux et léger, de bleus et de blancs dilués”. La mésange que le scribe voit alors n’est pas sans rappeler le chant du merle qui bouleversait Georges Haldas aux mêmes heures matinales.
C’est un livre nécessaire que j’ai découvert en me promenant dans le Salon du Livre de Genève. Un livre de résistance “ouvrant une fenêtre sur le monde” et, dans le même temps, un acte de foi.
Jean-Louis Kuffer: Riches Heures (Blog-notes 2005-2008) Poche suisse, 2009
Commentaires
Ho, Antonin, la beauté et la magie viennent de l'écriture, ou des crêtes mêmes de Savoie?
C'est une question redoutable que vous me posez là. La beauté vient-elle des crêtes de Savoie ou de l'écriture qui les évoque, les fait surgir, les fait exister? C'est l'éternelle question: la gentiane sur l'Alpe presque inaccessible existerait-elle sans l'oeil du promeneur solitaire qui la voit et tombe en extase devant elle. Schopenhauer est très clair sur le sujet. Pour lui, c'est le foyer de perception qui compte. La chose en elle-même est de moindre importance. En ce qui concerne l'auteur des Riches heures, c'est évidemment sa patte qui fait exister les crêtes. Admirateur de Sollers et de Cingria, il est capable d'élans formidables. Quand il parle des choses qu'il aime, son verbe tourne au jazz inspiré.
Mais la perception n'est pas en soi l'expression: la représentation par les mots. Schopenhauer ici n'est pas valable. Les crêtes de Savoie sont perceptibles par tous, tandis que le style est individuel. Si c'est la perception qui compte, il faut admettre qu'il existe un système de perception collective au-delà des organismes individuels, car les jolies couleurs du ciel au-delà des sommets savoyards n'ont absolument rien d'une expérience seulement individuelle. On peut même dire que c'est ubn lieu commun (au sens propre, et sans forcément l'entendre de manière préjorative.)
Honnêtement, Antonin, en admettant qu'ici, la perception des crêtes est la question centrale, vous admettez indirectement que le rendu stylistique de la perception n'est pas le point central. Et de fait, les adeptes du style pour lui-même, tel Flaubert ou Racine, disaient qu'ils voulaient créer de la beauté même sans avoir de sujet. Gautier, adepte de l'art pour l'art, construisait par le style et l'imagination (et non la perception seule) un monde fabuleux, à partir des crêtes de Savoie. Ce sera visible dans un livre qui sortira bientôt (aux éditions Le Tour), consacré aux grands écrivains qui ont parlé de la vallée de l'Arve et du mont Blanc (il y aura parmi eux des Suisses).
Cela dit, je ne dis pas cela pour critiquer J.-L. Kuffer. Mais à mon humble avis, l'exemple que vous avez retenu montre qu'il aime la nature et ses phénomènes jolis, qu'il en parle, cela montre un choix dans la lignée de Rousseau, mais pas un style particulier, un talent particulier à créer une langue qui transcende son sujet (ou même le remplace avantageusement, comme Racine et Flaubert pensaient - illusoirement, à mon avis - que c'était possible de faire). Ou alors, c'est que le style repose sur la façon de choisir seulement ce qui est joli, comme dans l'art classique. Mais vous ne dites pas cela.
Je ne crois pas que JLK choisisse ce qui est joli. Les crêtes qu'il entrevoit à l'aube sont le signe pour lui d'un monde utopique, à représenter par les mots. Ce qui est possible (mais je ne connais pas assez l'actuel JLK pour l'affirmer), c'est qu'il ait décidé d'effacer l'horrible ou le sale, la rage et la rancune, pour atteindre à une sorte de réconciliation non prématurée. Ce que je dis là serait à vérifier car l'auteur des Riches heures aime des écrivains comme Amis, Houellebecq, Guyotat qui ne sont pas des amis du genre humain, des écureuils et des crocus.
Entre effacer le laid et choisir le joli, la frontière est mince, Antonin. Mais je comprends ce style. Personnellement, je ne le réprouve pas. Je n'aime pas par exemple la tendance de Flaubert à parler de détails non importants dans l'histoire, et placés là pour créer une atmosphère "réaliste". Les Genevois en particulier ont souvent pratiqué cette forme de classicisme. Horace-Bénédict de Saussure a écrit de belles pages sur Chamonix dans cet esprit. Il faut aussi savoir choisir ce qui réellement parle au coeur. Mais le style de Kuffer n'est pas de représenter le monde utopique, alors que l'imaginatif Gautier ne s'en serait pas privé. C'est aussi une marque de néoclassicisme. Cela dit, utiliser son imagination est souvent très mal vu. Pour tout le monde, il va de soi qu'il ne faut pas le faire. Mais pour moi, ce n'est qu'un préjugé.
Mon Dieu ! Et si nous demandions son avis à l'auteur ?
Sommes-nous sûrs qu'il y a vu tout cela, dans sa description ?
On leur fait dire tant de choses aux écrivains !
Encore un beau sujet d'examen ...casse-cou !