Les éclats de vie d'Yvette Z'Graggen (20/04/2012)
Par Pierre Béguin
La trajectoire d’Yvette Z’Graggen auteur (elle n’aimait pas l’emploi féminin du terme) est unique dans le monde littéraire romand. Tous les hommages qu’elle reçoit actuellement le rappellent.
En tant que personne, Yvette était aussi unique. Jamais je ne l’ai entendue émettre la moindre critique sur ses collègues écrivains, ce qui, dans le microcosme littéraire, est tout à fait exceptionnel. Elle n’hésitait pas non plus, si un manuscrit lui plaisait, à lui faire la courte échelle, là où d’autres lui auraient fait un croche-pied. Je lui dois probablement mon entrée aux Editions de l’Aire grâce à un roman qu’elle a soutenu et dont elle pensait qu’il allait devenir un best seller romand et remporter tous les prix. Elle s’est complètement trompée. Mais moi j’y ai gagné une amie.
Jamais hautaine, d’une attitude toujours digne et volontaire qui ni ne s’élève dans la prétention ni ne s’abaisse dans la flatterie, elle a vite gagné mon estime indéfectible. Elle avait surtout cette humilité bien sentie qui n’est pas tendance à la dévalorisation mais capacité à concilier exactement ce qu’on fait avec les talents qu’on a reçus pour le faire. Oui, Yvette était absolument sincère. Réservée, fière, mais sans fard et sans apprêts. Son œuvre est le reflet d’une personne qui ne triche pas. Et c’est peut-être également pour cette raison qu’elle a gagné un lectorat immense et fidèle.
Ces dernières années, elle ne sortait plus guère de son appartement. Son corps la trahissait irrémédiablement mais elle conservait l’esprit vif, la mémoire infaillible (quelle mémoire!) et la conscience lucide de son état. J’allais la voir souvent pour déjeuner. Le rituel était immuable. Je passais d’abord à la pizzeria du coin pour lui apporter sa «marguerite» traditionnelle. Puis je dressais les couverts. Après le repas, elle s’installait dans son fauteuil et nous passions des heures à discuter. L’année dernière, avant la parution de son ultime roman, elle angoissait tout particulièrement à l’idée que ce fût celui de trop. Mais la même angoisse l’avait déjà étreinte pour son avant dernier recueil (on avait longuement discuté du titre définitif; elle avait finalement trouvé Eclats de vie, bien meilleur que toutes les propositions que j’avais pu lui faire). Fin février dernier, après avoir pris congé d’elle, en attendant l’ascenseur, j’ai eu subitement l’impression que je ne le reverrais plus…
En juin 2011, pour la sortie de Juste avant la pluie, j’avais écrit notamment ces lignes:
«Yvette Z'Graggen montre qu'elle a toujours été, loin des effets de mode, une «indignée» jamais vraiment réconciliée avec sa réalité. Et que c'est bien à partir de cette insatisfaction chronique qu'elle invente depuis plus de cinquante ans des réalités verbales où se développent son désaccord avec le monde bourgeois, son intuition des déficiences, des vides, des scories autour de sa condition de femme. En ce sens, son œuvre est une insurrection permanente: Yvette Z'Graggen ne supporte pas les camisoles de force, et toutes ses «sœurs de papier», peu importe ce qu'elles lui empruntent, sont le fruit de cette insurrection qu'elle aura conduite, du début à la fin de sa longue vie, avec une vitalité, une dignité et une authenticité que ses nombreux lecteurs ont toujours su lui reconnaître.»
Et puisqu'Yvette doit maintenant confier à d'autres son mécontentement, son insatisfaction, ses révoltes, puisque cet ultime défi lancé juste avant la pluie n'aura plus que la conscience du lecteur pour résonner désormais, je souhaite à cette œuvre qu'elle soit encore longtemps entendue comme un appel à nos blocages, à nos possibles, à nos infinies directions. Car ce n'est pas parce que la vie est difficile que nous n'osons pas, c'est parce que nous n'osons pas qu'elle est difficile. Yvette, elle, comme «ses petites sœurs de papier», a souvent osé, dans sa vie comme dans son œuvre qui restera, pour ses fidèles lecteurs et lectrices, «une autobiographie du possible» aux multiples latences.
Au revoir Yvette, et merci!
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