Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 2

  • A la montagne

    Par Alain Bagnoud

     

     


    Dans le téléphérique. La grosse cabine attend le départ. Au dehors, soleil, neige, ciel bleu. Un petit air de printemps déjà.

    Avec ses cheveux longs ramenés en queue de cheval, une barbe rare, il a l’air d’un contestataire ou d’un altermondialiste. Quand il veut montrer sa surprise, il dit, en levant un sourcil : « Ah ouais ! Quand même ! » Une expression que j’ai entendue chez un animateur télé.

    C’est qu’il veut devenir célèbre. Pas à cause de quelque chose qu’il ferait, reconnaît-il, mais, ch’ais pas, moi, pour ce qu’il est. Parce qu’il lui semble manifestement qu’il mérite la notoriété.

    Pendant qu’il m’explique vaguement ça en s’appuyant sur un surf sombre dont les décorations rappellent des graffitis urbains, deux vieilles dames montent dans la cabine, emmitouflées dans des écharpes, des châles et des chapeaux fantaisie très étranges, l’un avec des sortes d’étages comme un gâteau, l’autre en forme d’obus blanc. Deux excentriques. Celle du gâteau moins âgée que l’autre. Une fille et sa mère, peut-être. Elles ont un air de famille.

    Je me demande si elles suivent la mode. A voir le col, les manches et le bas d’un de leurs manteaux orné de renard blanc, on peut penser que oui.

    Une grande Africaine en combinaison de ski rose entre encore et la porte se ferme automatiquement. La cabine s’ébranle et s’élève dans le ciel. Une motoneige du service des installations mécaniques passe sous le pylône, feu clignotant mais sans sirène.

    Dans le restaurant d’altitude, un type au crâne rasé, l’air mauvais, se repose en écoutant de la musique très fort sur son Ipod. Le rythme semble familier. Je m’approche, curieux. « Dites-moi où ne en quel pays, Est Flora. la belle Romaine… » Villon et Brassens.

    Il va faire beau pendant quelques jours encore, annonce le journal.

     

     

    (Publié aussi dans Le blog d’Alain Bagnoud)

     

  • L'esthétisme est un instinct

    Par Pierre Béguin

    2086695772.jpg

    Une association d’idée aussi longue qu’inutile à développer ici me renvoie à une anecdote survenue le printemps dernier.
    Temps d’été. Nous déjeunons en famille sur la terrasse. Un lézard, le premier de l’année, sort de sa cachette et passe sous la table. Ma fille Ophélie – 2 ans alors –, paniquée par cette apparition, n’ose plus descendre de sa chaise, ni poser le pied par terre: « ¿Se fue?» (Il est parti?) répète-t-elle, inquiète. Je dois la porter comme un bébé dans la maison…

     Voir les choses pour la toute première fois. Coïncidence exacte entre le sensoriel et l’émotionnel. La genèse de la vie! Saisir et comprendre le moment de la découverte primordiale, sans préjugés, sans apprentissage préalable, sans idée préconçue, comme si personne ne l’avait vu auparavant, comme si l’écrivain – l’artiste – était le premier à nous le faire découvrir. C’est l’un des rôles essentiels de l’Art – si ce n’est le rôle essentiel –, le fondement même de l’œuvre de Ramuz, par exemple. Ou de celle de Cézanne. Ou de tant d’autres. Par essence, c’est aussi la particularité du roman d’aventure, genre que je tiens en haute estime pour cette raison même qu’il rend au monde la virginité perdue par l’habitude. Une Terre de personne, encore vue par personne, par un œil qui découvre les choses en même temps qu’il les voit. Naissance et connaissance simultanées.

    Mais pourquoi, instinctivement, Ophélie a-t-elle peur du lézard? Réaction naturelle autrefois nécessaire à la survie? Peur instinctive ancrée dans le paléocortex? (non, ce n’est pas près de Nyon!) Répulsion face aux petits animaux rampants des coins obscurs comme refoulement de l’attrait de la saleté et des objets phalliques? Etc. etc. Ce qui est certain, c’est qu’elle n’a pas eu peur du chien ou du cheval, la première fois. Le lézard ne présente aucun danger, le chien et le cheval, potentiellement, oui. L’instinct se trompe. Dans tous les cas, ce n’est donc ni un problème de taille, ni de danger effectif qui motivent sa réaction. Peut-être de l’atavisme? Ou simplement de la répugnance? Si oui, serait-ce alors une raison esthétique? Si oui, l’esthétisme, avant d’être formaté par les modes, serait-il donc essentiellement un instinct?
    L’Art aussi?

  • L'homme qui empile des cailloux

     

     

     

    par Pascal Rebetez

     

     

    Hier, j’ai rencontré un des ces hommes qui travaillent à leur propre effacement par l’accumulation des cailloux.

    Certains écrivent, ne supportant pas un jour sans poser patte de mouche sur papier chiffon ou frappe de clavier sur le sable cybernétique. Ainsi en va-t-il désormais des blogueurs obsessionnels qui, au quotidien, livrent leurs pensées, leurs phrases et c’est bien un peu de la vanité, n’est-ce pas, de songer que cet exercice soulagera le monde ou forcira les esprits. De là à ce que l’entraînement soit une addiction, il n’y a qu’un pas, une course, une mécanisation ou pire, une habitude, un tic, quelque chose de répétitif, de l’ordre du fonctionnariat. Chaque jour, ma petite pensée, mon petit personnage. Chaque année, à date fixe, rituellement, mon livre paraît, terriblement poignant et essentiel, réglant les comptes les plus troubles de ma vie, en une prière aussitôt reprise à des milliers d’exemplaires et, pour faire bonne mesure, comme autrefois à la sortie de l’église, on offre au tronc des pauvres quelques poèmes hermétiques. L’ensemble des honnêtes gens ne peut que s’incliner devant tant de ferveur et de piété… Vanité, vanité !

    Hier, j’ai parlé à un inconnu, un ancien taulard qui empile les cailloux au bord de la rivière. Il fait cela parce que ça lui plaît mais aussi, comme souvent les Judas repentis, parce qu’il y voit une mission, un appel aux humains, une prière à la nature.

    Je suis souvent plus ému de trois cailloux empilés que de toute une bibliothèque alignée.

    Je sais aussi que les deux activités ne sont pas incompatibles et que parfois les livres, comme les cailloux, se refusent au courant et aident à imaginer la beauté d’une certaine forme de résistance.
  • Le Rendez-vous d'Ellen, de Pierluigi Fachinotti

    Par Alain Bagnoud

    Pierluigi Fachinotti, médecin à Genève, avait comme projet de « tenter de raconter une histoire qui dise le parcours d’hommes et de femmes qui se débattent dans les liens invisibles du passé. »
    Il a suivi pour cela la branche mâle d’une famille. Trois hommes. Taddeo, Biagio qui prendra l’identité d’un mort de passage, et Enrico. Le grand-père, le père, le fils, ballottés entre le nord de l’Italie, l’Ethiopie, la Suisse, entre le fascisme mussolinien, l’immigration des travailleurs et la vie des secondos.
    Le Rendez-vous d’Ellen montre effectivement le poids que portent les personnages et, parfois, « la nostalgie de cet ailleurs inaccessible qui hante toute relation humaine ».
    Un premier roman maîtrisé, donc, surtout dans la restitution du passé. Les récits à la première personne d’Ellen et d’Enrico m’ont paru en effet un peu moins intéressant. Un récit bien construit, même si le coup de théâtre final semble artificiel.
    Mais le résultat est manifestement inférieur à l’ambition proclamée de Fachinotti, qui voulait rien de moins que communiquer sa conviction sur « l’existence d’un lieu secret dans chaque être, une part d’ombre et de lumière [qui] donne son éclat à chacun », et parler de « ce lieu intime [qui] est la part la plus belle de l’homme ».
    Noble ambition. Le texte se lit en général agréablement, c’est déjà ça.
     
    Pierluigi Fachinotti, Le Rendez-vous d’Ellen, L’Aire
     
    (Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud.)

  • Jérôme contre Goliath

    Par Pierre Béguin

    1878222575.jpg

    Jérôme Kerviel, le trader dont les activités boursières prétendument «clandestines» ont abouti à une dette de près de 8 milliards, est devenu, avant sa future consécration par l’inévitable film à sa gloire, puis son oubli définitif, une célébrité pourchassée par les paparazzis, (qui estiment à 60000 euros les premières photos live), en même temps qu’une icône des marchés de produits dérivés avec T shirts à son effigie et inscription I love you bien en vue sur le torse. Précisément, pourquoi l’aime-t-on? Après tout, il n’est que le plus grand looser de l’histoire de la finance dans une société qui, a priori, ne valorise que le succès et la réussite matérielle. Cet engouement médiatique et populaire peut donc sembler paradoxal. Bien entendu, comme pratiquement tous les succès médiatiques, «la folle dérive» (Le Temps) de Jérôme Kerviel appartient à ces pseudo-événements orchestrés sous la forme d’un sensationnalisme offert en réponse à la routine et à la prévisibilité du quotidien. Bien entendu, le personnage plaît parce qu’il révèle la langue de bois, la myopie crasse, voire la duperie cynique – pour ne pas dire plus – de la communauté financière. Bien entendu, il séduit aussi, comme l’incarnation d’une vengeance, par sa capacité à berner les puissants qui, au-dessus du politique et de tout cadre démocratique, gouvernent en maîtres du monde à leur seul profit. Mais il y a autre chose. Le plus souvent, les célébrités, lorsqu’elles se présentent au public, semblent affirmer dans le même temps que les dieux peuvent descendre sur terre pour se mêler un instant aux mortels. Souvenons-nous par exemple de Johnny Hallyday qui, poussant jusqu’au cliché cette attitude, descendait sur scène dans une nacelle le temps d’un concert avant de remonter sur  son Olympe où son existence était censée se dérouler. Avec Jérôme Kerviel, c’est l’inverse. On a l’impression qu’un simple mortel, parti du bas de l’échelle – le middle office – a non seulement atteint le royaume des dieux mais qu’il a surtout accompli l’exploit d’y semer une véritable pagaille. Comme un héros mythologique, un voleur d’étincelles, il restitue à l’homme une importance, un pouvoir, dont il se croyait à jamais dépossédé par un XXe siècle déshumanisé qui l’avait peu à peu relégué au rang de l’anecdote, du fait divers ou du numéro. Jérôme contre Goliath. Une sorte d’Oussama Ben Laden de la finance (comparaison n’est pas soutien) qui, avec de petits moyens relativement à l’adversaire auquel il s’attaque, parvient à faire vaciller le colosse hautain dont la suffisance se drape dans la surabondance matérielle et financière. Tout redevient plus humain. Avec Jérôme Kerviel, le temps d’un battage médiatique, l’individu, tout en se vengeant de son exil forcé, semble reprendre sa place au centre d’un système qui l’avait rejeté à sa circonférence ou asservi comme un simple rouage.
    Je m’égare? Je construis une forme idéalisée ne révélant que mes désirs frustrés de citoyen constamment dégradé par la culture consumériste? Peut-être. Mais il n’est pas désagréable de croire un instant en une portée symbolique de cette histoire, fût-elle une «folle dérive». Croire que la célébrité momentanée du trader n’est pas seulement qu’un produit supplémentaire d’une industrie ne servant finalement qu’à une chose: vendre. Un instant. Avant qu’on en fasse un film…

  • Ribes et Chiacchiari au Théâtre de la Presle

     

    Par Olivier Chiacchiari

    Plusieurs courtes pièces signées par Jean-Michel Ribes et moi-même prendront corps du 7 au 15 février à Romans-sur-Isere (Rhône-Alpes).
    Un florilège concocté par la compagnie de l'Oeil nu, en fonction de l'ironie et du caractère métaphorique des textes choisis.
    Les saynètes issues de ma plume appartiennent à une pièce intitulée Nous le Sommes tous (l'Age d'Homme 1996) qui traite des lâchetés ordinaires du quotidien.
    Je vous livre ici les premières répliques d'une séquence représentative de l'ensemble: deux hommes témoins d'une rixe s'interrogent toute la scène durant sur la meilleure façon d'intervenir. Petite fable inspirée par l'impuissance patente de l'ONU - malgré ses résolutions successives - face à la guerre de Bosnie.

    Hors de la vue du public, deux hommes se battent.
    Le 1er passant les observe, stoïque et parfaitement calme.
    Arrive le 2e passant.

    2e passant –
    Que se passe-t-il ?
    1er passant – Je n'en sais rien.
    2e passant – Il y a longtemps qu'ils se battent ?
    1er passant – Je ne suis ici que depuis quelques minutes.
    2e passant – Et vous restez là, sans réagir ?
    1er passant – A mon avis, ça fait des heures que ça dure.
    2e passant – Il faut faire quelque chose !
    1er passant – C'est ce que je me dis depuis quelques minutes.
    Un temps.
    2e passant – Alors qu'attendons-nous ?
    1er passant – Si c'était si facile!
    2e passant – Il suffirait de les séparer.
    1er passant – Vous croyez ?
    2e passant – Bien sûr !
    1er passant – Sans essayer de comprendre ?
    2e passant – Comprendre quoi ?
    1er passant – Vous êtes bien naïf, monsieur.
    2e passant – Pardon ?
    Un temps.
    1er passant – Vous êtes du quartier ?
    2e passant – Séparons-les !
    1er passant – Il nous faudrait une bonne raison pour le faire.
    2e passant – Les empêcher de s'entretuer ne suffit pas ?
    1er passant – Non, ça ne suffit pas, votre empressement est louable, il part d'un bon sentiment, mais ça ne suffit pas. Avant d'agir, il faut comprendre.
    2e passant – Il n'y a rien à comprendre...
    1er passant – Il y a toujours quelque chose à comprendre !

    ...

    Restons-en là, car comme le disait Molière:
    Le théâtre n'est pas fait pour être lu, mais pour être vu.

    EN SAVOIR DAVANTAGE