Mad Marx (05/12/2010)
Par Pierre Béguin
Karl Marx prédisait la fin inéluctable du capitalisme lorsque deux stades de son évolution seraient atteints: d’une part, l’impossibilité pour les marchés de futures expansions; d’autre part, le divorce de l’économie et de la finance, plus exactement l’émancipation de la finance par rapport à l’économie.
Les notions même de mondialisation ou de globalisation suggèrent que la première condition est en passe d’être remplie. Certes, plusieurs gros marchés émergeants accordent à notre génération un répit important. Peut-être. Mais pour nos enfants…
En revanche, certains signaux semblent indiquer que la deuxième condition est en passe de devenir effective. En deux étapes. La première, réalisée depuis belle lurette: la mise sous tutelle de la politique par l’économie, ne serait-ce que par les endettements énormes consentis par les Etats et qui ne rapportent pas aux prêteurs que des intérêts en monnaie sonnante; beaucoup de citoyens semblent maintenant avoir compris que le cirque politique fonctionne comme un trompe-l’œil démocratique tout juste bon à donner l’illusion que ceux qui dirigent sont bien ceux qui ont été élus; et si certains pouvaient encore en douter, la crise de 2008 – cette crise déjà terminée pour les financiers et qui n’en finit plus pour les démunis – est là pour leur signifier, de manière particulièrement abrupte, qui commande vraiment. Tous les acteurs de la finance – gestionnaires de fortune, banquiers privées et grandes banques, etc. –, directement responsables de l’appauvrissement d’une bonne part de la population, ont été sauvés à grands coups de milliards puisés dans les caisses publiques. Ce qui a eu pour effet d’affaiblir encore les Etats et, donc, d’augmenter encore leur mise sous tutelle en même temps que leur niveau de pauvreté par des plans de rigueur imposés par ceux là même qui les ont appauvris. Et pour les plus faibles, de les livrer aux usuriers.
Au tour de la finance de s’émanciper de l’économie réelle pour mobiliser de plus belle à son seul profit les maigres ressources des états affaiblis. Après la Grèce, l’Irlande, soumise elle aussi à des taux impossible à honorer par les marchés obligataires, mais justifiés par un déficit public abyssal de 32% du PIB, dont 20% imputables aux banques (décidément, on ne répétera jamais assez que seule l’incroyable stupidité des banques est plus abyssale encore que les déficits qu’elles contribuent à creuser). Viendront ensuite le Portugal et l’Espagne, nous dit-on, puis l’Italie, la Hongrie, dans un jeu de domino dont on ne sait où il s’arrêtera, s’il s’arrête. Si la Grèce pouvait être montrée du doigt pour sa corruption, l’Irlande en revanche passait pour l’élève modèle du libéralisme européen, celui qui appliquait avec zèle les recettes miracles bien connues de nos amis les libéraux: réduction massive des impôts pour attirer les entreprises et les investissements étrangers, promesses de rentrées fiscales et plein emploi (etc. – tout le monde connaît la chanson). Oui mais… Taux d’intérêt trop bas, immigration trop forte, salaires insuffisants qui ne suivent pas la courbe de productivité, banques qui prêtent à en veux-tu en voilà, bulle immobilière (etc. – là aussi tout le monde connaît la chanson). Bref, après le boom, le boum. La chienlit. Le monde sens dessus dessous, la droite qui demande l’intervention de l’Etat, les états appuyés par les milieux économiques qui lancent des appels émus à la moralisation du capitalisme – effets de manches inutiles tant l’on sait qu’éthique et argent sont comme feu et glace –, appels destinés avant tout à calmer l’ire de la population au moment où on s’apprête à lui faire payer les excès de ceux qui ont gagné beaucoup d’argent sur son dos par leurs excès même (là encore tout le monde connaît la chanson). Sauf que la musique s’emballe et ne suit plus ni partition ni chef d’orchestre. La finance se la joue désormais solo…
C’est ce que soulignent les dernières réunions des cinq plus grandes économies européennes en marge du G20. Lorsque présidents, chancelière ou premier ministre veulent, au nom des responsabilités engagées, une répartition publique privée pour assumer les coûts du sauvetage du «Tigre celtique» à l’agonie, la riposte financière est immédiate: envol des marchés obligataires, taux usuriers, (etc. – on connaît…). L’ironie de cet affrontement réside dans le fait que, désormais, toute tentative politique d’imposer une réglementation des marchés ou des responsabilités aux investisseurs se retournent contre les pays les plus faibles. Pour les états, vouloir se protéger contre la volatilité des marchés, c’est s’en rendre plus vulnérable encore.
Il serait urgent, s’il n’est pas déjà trop tard, de dépasser les gémissements, les moralisations inutiles, les pétitions de principe, les menaces. Voici venu le temps des lois, dernière arme du politique. Pour ramener la finance à la raison, la réconcilier avec sa compagne indispensable l’économie, on connaît la seule recette efficace: surtaxer toutes les transactions spéculatives purement financières et sous taxer, voire exonérer, les investissements dans l’économie réelle. La principale mamelle des revenus financiers, la spéculation, ne peut disparaître que si elle n’est plus rentable. Il est vrai qu’une telle loi engendrerait d’autres conséquences désastreuses, à tel point qu’on peut comprendre l’hésitation des politiques, pour autant qu’ils aient encore la liberté d’action.
Marx aurait-il donc raison, inéluctablement?
Ces dernières années, l’Argentine, mise en faillite par la corruption de ses politiciens et l’avidité des multinationales, a bradé en Patagonie des terres à des familles très fortunées. Des terres (voire des territoires entiers, certains aussi grands que la Suisse) qui offrent plus d’avantages que les îles d’abord recherchées: ressources beaucoup plus variées, communications plus faciles et, surtout, aucune menace de montée des eaux. La Patagonie semble donc destinée à devenir, pour les grandes fortunes, l’Arche de Noé du futur déluge financier prêt à s’abattre sur notre monde en perdition. Les plus riches l’ont déjà compris, non pas tant par la lecture de Marx que par celle des marchés financiers. Pour les autres, sera-ce la noyade? Ou le retour à une sorte de Moyen Âge, comme l’annonce une littérature et filmographie post apocalyptiques dressant le portrait d’une humanité qui s’étiole ou qui est revenue à l’état de barbarie?
On pense notamment aux Anges mineurs d’Antoine Volodine, une sorte de Fin de partie où l’humanité, dépourvue d’espoir, de futur, devant un horizon de vide et de saleté, retourne à l’animalité ou chute dans le cannibalisme. Et c’est peut-être l’annonce de cette future Patagonie post diluvienne que nous découvrons dans ce diagnostic impitoyable du narrateur sur l’état de délabrement de nos sociétés modernes: «Devant nous s’étend la terre des pauvres, dont les richesses appartiennent exclusivement aux riches (…), nous avons devant nous leurs valeurs démocratiques conçues pour leur propre renouvellement éternel et pour notre éternelle torpeur, nous avons devant nous leurs machines démocratiques qui leur obéissent au doigt et à l’œil et interdisent aux pauvres toute victoire significative, nous avons devant nous les cibles qu’ils nous désignent pour nos haines avec une intelligence qui dépasse notre entendement de pauvres et avec un art du double langage qui annihile notre culture de pauvres, nous avons devant nous leur lutte contre la pauvreté, leurs programmes d’assistance aux industrie des pauvres, leurs programmes d’urgence et de sauvetage, nous avons devant nous leurs distributions gratuites de dollars pour que nous restions pauvres et eux riches, leurs théories économiques méprisantes et leur morale de l’effort et leur promesse pour plus tard d’une richesse universelle, nous avons devant nous leurs organisations omniprésentes et leurs agents d’influence, leurs propagandistes spontanés, leurs innombrables médias, leurs chefs de famille scrupuleusement attachés aux principes les plus lumineux de la justice sociale, pour peu que leurs enfants aient une place garantie du bon côté de la balance, nous avons devant nous un cynisme tellement bien huilé que le seul fait d’y faire allusion, même pas d’en démonter les mécanismes, mais d’y faire simplement allusion, renvoie dans une marginalité indistincte, proche de la folie et loin de tout tambour et de tout soutien…»
Après tout, de Marx à Mad Max, seuls deux siècles nous contemplent…
09:22 | Lien permanent | Commentaires (5)
Commentaires
Oui, mais le problème est que Marx a peut-être raison dans la théorie : le capitalisme porte en lui les germes de sa propre destruction. Mais, dans la pratique, à toutes les grandes crises du capitalisme (tant du point de vue des horizons bouchés pour les marchés que de celui de la monnaie inflationnaire) il s’est renforcé.
Les plus récentes interventions sur les marchés ont toutes été celles en vue non de changer de système mais de sauver le système. Alors, on peut bien dire que ça va de mal en pis. C’est erroné. On peut bien dire que le monde délire complètement. C’est passablement faux. On peut bien dire que le grand soir va arriver sitôt la chute du système, mais ici encore on attend Godot.
C’est peut-être ce qui est le plus désespérant… la politique qui court après l'économie, et qui subit son rythme.
Écrit par : Jean Romain | 05/12/2010
Je poursuis ma réflexion.
Si la politique court après l’économie, c’est qu’elle n’a pas compris que malgré les psalmodies qui serinent l’ouverture au monde, qui prônent la transfrontiéralité, qui encensent la déterritorialité, seule l’économie est capable d’enjamber ainsi les frontières. La politique devrait sortir de ses abris anti-réel, et admettre une réalité qui saute aux yeux (une réalité que toutes les votations chez nous entérinent de plus en plus vigoureusement, une réalité que la gauche internationaliste tétanisée ainsi que la droite classique médusée ne veulent pas accepter tant elles sont persuadées que le monde moderne va inexorablement vers le grand tout) c’est que l’économie se globalise tandis que la politique se provincialise. La zone de consommation se dilate ; la zone des votations se replie sur elle-même.
Au fond elles se croisent.
Et la raison profonde pour laquelle Marx a tort dans sa prédiction de fin du capitalisme réside dans ce mouvement inversé.
Écrit par : Jean Romain | 05/12/2010
Désolé, je poursuis un peu encore.
Marx prétend que c’est l’organisation de la circulation de la marchandise qui, si elle est modifiée, va changer les mentalités (suprastructure). Au fond, ce qu’il reproche à Hegel c’est que Hegel n’avait pas saisi ce rapport de causalité puisqu’il l’a inversé. En effet, Hegel pensait que c’est l’Idée qui transforme le monde matériel ; Marx dit que c’est le monde matériel qui transforme l’Idée. Changeons les règles économiques et les idées changeront d’elles-mêmes.
Or, ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées. (Et cela déjoue l’assertion marxiste.) Plus l’économie se globalise et tend hégémoniquement à occuper le grand tout, plus la pensée se recroqueville sur le local ; plus le monde de la marchandise se veut sans limite ; plus les gens affirment leur besoin de limites.
Exemple : la récente affaire de l’interdiction du congrès de l’UDC à l’Université de Lausanne est emblématique de ce mouvement. L’Université est par excellence le lieu de l’universel ! Le lieu où la pensée, la recherche, la découverte se veulent internationales, sans bornes. Ce lieu feutré du lent mûrissement des textes et des chiffres, ce lieu affirme que les frontières éclatent.
L’UDC, le parti de la frontière, y est refusée. « Pas de ça ici, lui dit-on ! Nous sommes la vérité en marche vers le grand tout, vers l’intégration universelle, vers le monde meilleur, tolérant et global qui ne manquera pas d’arriver. Allez voir à côté ! »
En terme d’image symbolique, on ne peut rêver mieux pour l’UDC. Elle plante sa tente dans un champ, au milieu des vignes, sur la terre et la neige, dans le froid du terroir, en lieu et place du douillet gazouillis de l’universel. Et tout le monde lit cette image : éloge du local, primauté de la frontière, affirmation des repères.
Cette force du provincialisme séparateur de lieux prend de l’ampleur à mesure que l’anonymat du mondialisme globalisant s’installe. La sorcellerie de la frontière compense la banalisation du grand tout.
Écrit par : Jean Romain | 05/12/2010
Suite et fin ici de cette ligne de réflexion.
Si la droite traditionnelle (à laquelle je me suis récemment lié en tant que député) était à même de comprendre ce raisonnement et de l’appliquer à l’école, elle gagnerait enfin.
L’école à laquelle je crois aujourd’hui ne doit pas s’ouvrir à tout, elle ne doit pas faire le jeu internationaliste de l’économie, elle ne doit pas attiser la suppression des frontières, des limites (supprimer la frontière des disciplines, supprimer la frontière des notes, supprimer la frontière entre profs et élèves, supprimer la frontière entre le permis et l’interdit, entre le sacré et le profane, etc.) mais la rétablir.
Et, d’entre toutes, la principale frontière qu’il faut rétablir d’urgence est celle du dedans et du dehors : le dedans de l’individu, et le dehors du monde en mouvement. L’économie changeante a partie liée avec le bougisme, avec le tout est permis sans limites (songeons à l’UBS et à la crapule de la banque internationale), l’économie mouvementiste déboussole les individus, et les déboussole durablement au point de les plonger dans le désarroi.
Dans ce contexte hallucinant qui est le nôtre, l’école doit faire exactement le contraire : non pas s’adapter sans cesse au monde bougiste mais créer à l’intérieur des élèves, par le choix des disciplines, un filet étonnamment résistant. L’école doit former les jeunes esprits de sorte qu’ils puissent régulièrement se réfugier en eux-mêmes pour se refaire une stabilité face au monde instable. Elle doit un peu se refermer au monde tel qu’il va, pour permettre de s’ouvrir au monde de la culture la plus stable possible. Et non pas à toutes les cultures (dans un premier temps du moins). Ce qui efface encore les limites. Seuls les conquérants veulent supprimer les frontières !
Et surtout, pour l’école, ne pas supprimer la frontière entre le dedans et le dehors, mais la renforcer.
Or elle fait le contraire, elle court après un lièvre qui sera toujours plus retors qu’elle : l’économie. « Il faut adapter les élèves au monde, et dans ce dessein le latin ne leur sert à rien. » entend-on jusqu’au sein de la droite traditionnelle. Evidemment, le Suisse allemand leur sert plus !
Ce mouvement de renforcement des valeurs sûres en matière scolaire est ce que vient de comprendre l’UDC. Elle va gagner.
Écrit par : Jean Romain | 05/12/2010
"Mad Max 1", "Mad Max 2", de bons films, étonnants et forts. Karl Marx, je m'en fiche un peu. Le vrai problème n'est pas de prévoir la fin d'un système qui a cours au moment où on parle, car il n'existe aucun système qui dure éternellement. Bien sûr, certains philosophes (nourris de darwinisme, je pense) sont persuadés que le capitalisme reflète les lois éternelles du monde, mais c'est grotesque, car cela les oblige à réécrire toute l'histoire de l'humanité pour qu'elle aille dans leur sens, le fait étant que très souvent, ces prétendues loins éternelles du monde ne se sont pas vraiment appliquées! On ne fait pas preuve d'un immense génie en découvrant que rien ne dure, en ce monde, qu'il n'existe pas de forme éternelle. Le vrai problème est donc de savoir comment organiser différemment la société qu'au sein du capitalisme, et on sait que Karl Marx a proposé quelque chose qui n'a pas de viabilité, car les besoins spécifiques du prolétariat ne peuvent pas servir d'étalon à la société, à l'humanité. Mais de là à dire que sans le capitalisme, on va tomber dans le chaos dépeint dans les fims de George Miller! Ce chaos n'est de nouveau qu'une figure, une figure de ce qui peut arriver et de ce qui arrivera certainement dans certains lieux. Mais de nouveau, il n'y aura pas à cet égard de loi universelle. Et moi, je crois qu'il y aura aussi des sociétés qui continueront d'évoluer, qui pourront imaginer quelque chose de nouveau, qui ne sera pas le capitalisme, mais qui sera réellement cvivilisé, sans être le marxisme non plus. Les pistes sont en nombre infini. On ne peut pas les connaître toutes à l'avance.
Écrit par : RM | 05/12/2010