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  • Small is beautiful

    par Pascal Rebetez

     

    Je n’aime pas le Cirque Knie. Je n’aime pas sa lourdeur, sa pesanteur nationale, son côté « palais fédéral » du spectacle ambulant, sa discipline, ses chevaux tournant en rond.

    J’aime le cirque et surtout les petits, les passagers, ceux avec les bouts de valise et de carton. J’étais à la Première genevoise du cirque Starlight dans la cour de la Caserne. Les Cubains nous ont envahis ! Il y en a partout, des acrobates et des jongleurs, des clowns et de ravissantes danseuses : on rit d’abord au second degré, tant ce qu’ils nous montrent a déjà été vu en mieux et en gros plan à la télé ou au cirque Knie, puis l’émotion gagne peu à peu : on est happé par l’humain bondissant qui nous raconte des histoires d’équilibre et d’efforts concentrés contre la pesanteur.

    Et puis, patatras et par hasard, on me demande d’aller sur scène jouer les porteurs. J’y arrive péniblement : il y a des photos témoin prises par un gars, Jean-Claude Péclard, qui a décidé de suivre pendant quatre mois la tournée du cirque Starlight. Il en rend compte en images et en petites légendes sur  son blog  http://tout.romandie.com/

    J’aime les petits cirques et les grandes folies. Tout ça est à voir à Genève jusqu’au 5 avril.

  • SAUVE-QUI-PEUT

     

    Par Antonin Moeri

     

     

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    Deux huis clos dans “Cours du soir”: un bar, un living-room. Le type qui nous raconte l’histoire sirote une bière. Son mariage vient de capoter. Il est au chômage, n’a rien mangé de la journée. Quelques tabourets plus loin, deux femmes de quarante ans environ. Elles ne savent pas lire. Elles suivent des cours d’alphabétisation. Le narrateur, lui, sait lire. Il dit qu’il veut devenir prof, qu’il suit des cours au Collège d’Etat. Ces deux mots font tilt dans la tête d’une des deux quadras qui dit à l’inconnu qu’il ressemble à Patterson, le prof qui enseigne là-bas et qui leur donne des cours d’alphabétisation. Elle a une idée: Si on lui rendait visite? Il faut une voiture. L’inconnu dit qu’il en a une, “mais je l’ai pas là”. Comme il n’a plus un rond, il se fait offrir à boire. Il propose d’aller chercher l’auto chez ses parents.

    Dans le living-room, le père du narrateur est assis en pyjama devant la télé. La mère est absente, elle travaille dans une brasserie. Les deux quadras s’impatientent dans la rue. “Laisse-les attendre, d’ailleurs, ta mère a emporté les clés”, dit le père. Le fils de l’ex-bûcheron songe au passage d’un livre qui l’a fortement impressionné: l’histoire d’un type qui fait un cauchemar. Plus tard, le chômeur ira dans la brasserie où travaille sa mère, pour y manger un sandwich. “Les deux bonnes femmes n’étaient plus là quand je suis sorti, et il n’y avait guère de risques pour qu’elles soient là à mon retour”.

    Les paroles prononcées par les personnages assis au bar relèvent d’un discours socialement admissible. Elles servent plutôt à frimer. Ce que le chômeur n’ose dire dans le cadre d’échanges autorisés, il le chuchote à l’oreille du lecteur: “J’ai vidé mon verre en espérant qu’elles allaient me payer le coup”. Si le chômeur accepte de bavarder avec les deux inconnues, c’est parce qu’elles ont un peu d’argent. Le reste est balivernes. Les paroles autorisées ne servent qu’à voiler les stratégies qu’on élabore pour survivre. Dans la débandade, chacun se tire d’affaire comme il peut. Heureusement, il y a des écrivains comme Carver pour le raconter.

     

     

    “Cours du soir”, in”Tais-toi, je t’en prie”, de R.Carver, Livre de Poche, 2004

     

  • Apologue chilien

    Par Pierre Béguin

    De Viña del Mar,vina[1].jpg le bus nous a déposés à Reñaca, le long de la plage bordée de bougainvillées violettes. Face à la mer, les maisons semblent se cacher. On n’en voit que les grilles et une partie du toit. C’est pour ça qu’elles font rêver, seulement pour ça, parce qu’on ne les voit pas. Nous avons marché encore, longtemps, bien plus loin que la plage, où les falaises tombent à pic dans l’eau comme un rideau brodé d’oiseaux que la mer agresse en assauts violents et incessants.

    C’est là qu’elle se dresse, cette étrange bâtisse. Sorte de construction peslagienne, enchevêtrement de murs, de galeries, d’escaliers, de décrochements. Ensemble anarchique plus que baroque. Des tours greffées comme des excroissances, comme des symptômes d'une maladie qui rongerait ces vieux murs gris où se dessinent quelques lézardes. On eût dit qu'elle s'était déréglée, emportée par sa folie. Doña Loren l'examine d'un air songeur.

    — On raconte des choses sur cette maison... C'est un étranger, un Européen, comme vous, qui l'a fait bâtir. Ça ne pouvait être qu’un Européen, d’ailleurs, vous allez comprendre… Au début, la maison était une construction normale, comme toutes les autres, ici. Un jour, une vieille chiromancienne de Santiago lui a prédit qu'il mourrait dès que sa maison serait achevée. Alors l'homme s'est mis à boire, du pisco, de la vaina, dans les cafés de l'Avenida Valparaíso. Il a décidé qu'elle ne serait jamais terminée, cette demeure, qu'il y aurait toujours un mur, une tour, une terrasse, un toit à construire ou à détruire. On se moquait de lui ici, parce que sa maison devenait ridicule, et ivre, comme lui, comme son existence! C'est son fils qui a décidé d'arrêter cette mascarade, parce que la folie de son père lui retombait dessus. On disait ici: «c'est le fils du fou!» Un jour que son père était parti, il a prévenu les ouvriers qu'ils ne devaient plus revenir. C'est pour ça qu'il y a encore cette tour, vous voyez, sur le coin gauche...

    Elle s'interrompt un instant pour me désigner du doigt la charpente fissurée d'une tour inachevée. Puis elle laisse tomber brusquement :

    — L'histoire raconte que le lendemain, l'homme est mort, subitement, sans raison, exactement selon la prédiction de la chiromancienne!

    Je la regarde, songeur. Elle conserve sur son visage la gravité et le mystère qu'elle avait dans la voix en me racontant cette histoire. Une voix qui résonnait dans la paresse du vent et la monotonie du soleil couchant comme le son d'un violoncelle. A mon air dubitatif, elle se fend alors d'un large sourire:

    — Il faut dire que l'étranger, au moment de mourir, il avait 85 ans!

    Elle savoure un instant l’effet de sa chute par un bref éclat de rire, avant de reprendre très sérieusement:

    — Le fils, lui, il ne s'est jamais remis de la mort du père. Il se croyait responsable. Alors il a quitté le pays, laissant la maison comme ça, à l'abandon. Certains prétendent qu'il a mis fin à ses jours...

    D'un accord tacite, nous rebroussons chemin, laissant le bruyant silence du temps emporter dans son souffle la folie de ces murs. Au pied de la falaise, on entend toujours la mer s'énerver contre les rochers.

     

  • Jacques Laurent, Histoire égoïste

    Par Alain Bagnoud

    Jacques Laurent, Histoire égoïsteLa lecture d'Histoire égoïste avait été une sorte de révélation pour moi, quand j'avais 20 ans. Dans cette autobiographie de Jacques Laurent, j'ai appris qu'on pouvait avoir flirté avec l'extrême droite, avoir appartenu à l'Action française, avoir collaboré au gouvernement de Vichy, avoir polémiqué pour que l'Algérie reste française, et être un homme passionnant dont la fréquentation (en tout cas littéraire) pouvait être très fructueuse.

    C'était tout à fait contraire à l'esprit de l'époque. Vers la fin des années 70, dans les lycées et les universités, l'opinion générale était, en gros, il faut le rappeler, que tous les hommes de droite étaient des profiteurs, des salauds, et que leurs idées étaient simplement au service de leurs intérêts.

    A l'époque, je m'étais promis de relire ce texte à un âge vénérable, pour vérifier si son bénéfice était lié à ma surprise ou à sa qualité. Eh bien, aux deux.

    Pour utiliser un terme qui n'avait pas cours au moment où il a été publié (1976), l'auteur est non-politicaly correct. Il y a dans sa position un curieux mélange de provocation (on sait qu'il a exagéré sa participation au régime de Vichy pour agacer ses contradicteurs) et de fausse naïveté.

    Il attribue par exemple sa réputation d'affreux réactionnaire au simple fait qu'il a polémiqué contre Sartre et plus particulièrement contre la notion de littérature engagée. Mais sa biographie est un peu plus révélatrice de valeurs qu'il a défendues tout au long de sa vie, soutenues, on veut bien le croire, par l'amour de l'histoire et de la culture française.

    Elles sont abondamment illustrées. Comme, dans son livre, Jacques Laurent ne vise pas à une confession, mais à une histoire des idées générales à travers sa trajectoire, ce sont toutes les polémiques des années 30 aux années 70 qui y résonnent - et dont la plupart, il faut l'avouer, sonnent comme des curiosités historiques. Notre auteur défend Maurras, Pétain, l'Algérie française, glorifie le soutien des Américains au Vietnam du sud et s'amuse de mai 68 dans lequel il voit un retour des idées des années 30. Une position, on le voit, assez claire.

    Mais enfin comment ne pas apprécier quelqu'un qui s'attaque aux deux écrivains dominants de son époque, l'un de gauche, l'autre de droite, parce qu'ils se soumettent aux dictats d'un pouvoir?

    En 1951, Jacques Laurent publie Paul et Jean-Paul, dans lequel il déboulonne Sartre en démontrant, textes à l'appui, que sa théorie de l'engagement est la même que celle de Paul Bourget, théoricien du roman à thèse qu'il met au service de la morale conservatrice chrétienne. En 1964, Mauriac sous de Gaulle, dans lequel il dénonce l'aplatissement du maître devant le général, lui vaut un procès et une condamnation pour « offense au chef de l'Etat ».

    Jacques Laurent serait donc, plutôt que le fasciste qu'on a souvent vu en lui, un de ces anarchistes de droite qu'on arrive difficilement à définir mais qui accueilleraient dans leurs rangs Roger Nimier ou Marcel Aymé. Un homme qui refuse la littérature de l'engagement mais qui n'a pas peur de s'engager dans les causes perdues.

    Le plus important peut-être: le style. Laurent affirme qu'il veut plaire plutôt que convaincre, et il y réussit: écriture chatoyante, accents à la Chateaubriand parfois, rapidités à la Stendhal, et un accent qui n'appartient qu'à lui.

     

    Jacques Laurent, Histoire égoïste, Folio

     

  • L'amour des cendres*

    images.jpegpar Jean-Michel Olivier

    Ce soir, Iris a mis son blazer Ungaro, sa jupe trench et ses sandales en daim. Elle a rangé son rouge à lèvres, son mascara et son portable dans sa minaudière en satin assortie aux sandales. Et moi j’ai mis mon costume en lin flambant neuf Lucas Delli et les baskets Versace qu’Iris vient de m’offrir. Elle est suspendue à mon bras. Liberté éblouie. On se balade dans la grande rue de Maputa au milieu des motos pétaradantes, des vendeuses de coquillages et de batik, de quincaillerie bidon. On croise des types en catogan habillés à l’européenne qui tirent sur leur kretek et lorgnent les femmes blanches à la retraite. Des filles astiquées comme des vases en vermeil sucent des glaces au jasmin. Dans une boutique, la voix d’Avril Lavigne fait trembler la sono. Together. On suit un groupe d’hommes et de femmes qui se dirigent à pas lents vers la plage. Ils sont en habits de cérémonie. Les femmes portent sur la tête des grands plateaux chargés d’offrandes de fruits, de fleurs, de galettes de riz. Les hommes fument des cigarettes en rigolant, puis vont rejoindre l’orchestre de gamelan qui se prépare à jouer.

    « Allons voir de plus près, dit Iris, intriguée. J’ai toujours rêvé d’assister à une crémation. »

    C’est bizarre, mais j’accompagne Iris dans la foule bourdonnante. Autrefois, dans mon village, on enterrait debout, dans un trou creusé par les jeunes gens, un volontaire vivant auquel on plantait un clou dans le crâne et au-dessus duquel on élevait une terrasse qu’on entourait d’arbres. Sur cette terrasse étaient ensuite sacrifiés périodiquement des animaux, et l’abondance régnait pour toujours au village. Mais c’était il y a longtemps. Avant la construction du grand barrage.

    « Ici, me dit Iris, les familles conservent parfois des mois ou des années le corps du défunt avant de le brûler, car ils n’ont pas les moyens de payer la cérémonie. Le jour venu, on débarrasse le squelette de toute souillure (car le feu ne peut purifier que les os). On confectionne des effigies du mort, composées de deux visages. L’un est taillé dans une feuille de palmier, l’autre dessiné sur un petit morceau de bois de santal. Ces effigies sont déposées au milieu des ossements qu’on emballe dans des draps blancs… »

    On entend battre le tambour sur la plage. Des hommes soulèvent le cadavre et, par un escalier de bambou très raide, le hissent jusqu’en haut d’une tour à plusieurs étages. Puis on se rend en procession jusqu’au cimetière. Des hommes aspergent le chemin avec de l’eau lustrale. Des enfants suivent en chantant et en agitant des tessons de miroir. On traverse un ruisseau. Tout le monde éclabousse son voisin en riant. Les démons qui ont horreur de l’eau s’enfuient dans la forêt. À chaque carrefour, un homme tire un feu d’artifice, on fait trois décrire cercles à la tour bringuebalante. Les gourdes de vin de palme passent de bouche en bouche. Une odeur de sueur et de vin se mêle à l’odeur de l’encens qui brûle autour du corps. On fait encore trois fois le tour du cimetière. On libère des pigeons de leur cage (ils montreront le chemin du ciel à l’âme du mort). On va chercher le corps du mort. On le dépose dans un sarcophage qui a la forme d’un taureau ou d’un lion ailé ou d’un éléphant pourvu d’une queue de poisson.

    Au milieu du cimetière, surmonté d’un immense baldaquin, il y a un échafaudage en bambou. Un prêtre et sa sœur, juchés sur l’échafaudage, dirigent la cérémonie.

    « Regarde ! dit Iris, ils vont allumer le bûcher… »

    Je commence à trembler. Le ciel est noir et vide. Autour de nous, les hommes poussent des cris éraillés.

    Quelqu’un asperge encore une fois le corps avec de l’eau sacrée et le prêtre met le feu au bûcher. Iris se penche vers moi en frissonnant. Elle cache son visage contre ma poitrine. On dit que l’âme du mort se pose d’abord sur les feuilles d’un waringin, puis qu’elle émigre vers une fleur de lotus.

    C’est l’heure des derniers adieux. Tout le monde s’accroupit, les mains jointes posées sur le front. L’orchestre se déchaîne sur ses gongs et ses tambours. Les enfants hurlent comme des loups et moi je tremble comme un enfant. Une fumée grise monte vers le ciel qui se déchire. Les femmes agitent des branches de palmier ou des feuilles de lontar. Devant nous, un homme est pris de convulsions et se roule dans la poussière. Je suis tétanisé de peur.

    On entend un bruit mat : c’est le crâne du mort qui explose.

    Puis on retire des cendres les ossements calcinés. On les enferme dans une jeune noix de coco. Tout le monde se rend en procession jusqu’à la mer et l’on confie aux vagues ce qui reste du mort, au milieu des prières et des pleurs.

    « Avec un peu de chance, me glisse Iris, les ossements vogueront jusqu’au Gange… »

    On s’assied dans le sable, on regarde les vagues déferler doucement, on s’embrasse et on a moins peur.

    Avec des cris de joie, tous ceux qui ont participé à la cérémonie se jettent à l’eau. Chacun éclabousse son voisin. Chacun se rafraîchit et purifie son corps. La mer est noire comme le ciel. Les enfants crient autour de nous. Un prêtre charge les effigies du mort sur une pirogue à balancier, tandis qu’on brûle sur la plage la haute tour en bambou.

    Je prends Iris par la main et je l’entraîne vers la mer. Elle balance ses sandales, sa minaudière, son blazer Ungaro. On se caresse. On s’embrasse. On entre dans l’eau tiède et peu profonde. Iris se colle à moi en frémissant. Elle me glisse à l’oreille des choses que je ne comprends pas. On a de l’eau jusqu’à la taille, puis jusqu’à la poitrine. Elle m’attire vers elle. Elle colle mon visage entre ses seins et tout son corps frissonne. J’entre en elle doucement. Iris ne s’ouvre pas : elle parle, elle saigne, elle est blessée.

    * extrait d'un roman en chantier.

  • "La peau du personnage"

    Titre de la LECTURE PUBLIQUE.

     

     

    Je lirai le début de BINGO (monologue d’un délinquant paru chez Bernard Campiche en 2009) et la nouvelle “Clémentine” (à paraître en septembre 2010 chez le même éditeur sous le titre “Tam-tam d’éden”).

     

     

    Mardi 30 mars, à 20 heures,  5 Grand-Rue, à Rolle, premier étage, entrée libre

     

     

    Antonin Moeri

     

     

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  • Politique et argumentation II

    Par Pierre Béguin

    Ma note de la semaine dernière sur le statut de l’argumentation resterait incomplète si je ne précisais que, dans tout contexte argumentatif, interviennent trois types de données appartenant à ce qu’on pourrait appeler une macrostructure: les données égalitaires, les données psychologiques et les données légitimes. Ces données influent invariablement sur toute personne, émetteur ou récepteur, en situation d’argumentation, dans sa capacité à convaincre ou à être convaincu, et elles ont probablement bien plus de poids que l’argumentation elle-même.

    - Les données égalitaires posent, notamment, le problème de la frontière entre l’argumentatif et le coercitif: quelle est l’influence du rapport de force – et à partir de quel moment est-il déterminant – dans l’interaction émetteur récepteur? Lors d’une votation l’année dernière, par exemple, le Conseil d’Etat a clairement outrepassé ses droits et utilisé le rapport de force pour verser du côté du coercitif, d’où l’annulation logique de la votation.

    - Les données psychologiques renvoient à la représentation de soi et à son aptitude à argumenter? A ce niveau, sont à prendre en compte également toutes les interactions extra langagières: par exemple, la gestualité ou l’habillement, comme porter une cravate ou non, etc. En général, la droite joue davantage sur ce registre que la gauche. Révélateur…

    - Les données légitimes renvoient au statut du débatteur, à sa légitimité ou son illégitimité d’argumenter? Une même argumentation, selon qu’elle est produite en situation de conférencier ou de simple convive à un repas, n’aura pas le même poids; ou en situation d’élu politique ou de simple citoyen). Les élus ou les partis usent, ou abusent parfois, de cette légitimité pour imposer leur point de vue. D’où quelques rebuffades du «bon peuple» qui n’aime guère qu’on l’infantilise. Les élus à l’exécutif, du moins, ne devraient-ils pas rester neutres, ne serait-ce que par stratégie?

    Plus important encore, toute argumentation nécessite la construction de prémisses, une sorte de socle sur lequel on élève l’argument, une base partagée et admise par les intervenants, et s’exprimant par des connecteurs du type étant donnée que, vu que, etc. Ce sont parfois des postulats, mais le plus souvent, même si on peine à l’admettre, ce sont surtout des croyances partagées, des ignorances communes, des vanités ou des intérêts activés ou ménagés, voire des frustrations ou des compensations inavouables; bref, ces prémisses sont surtout d’ordre affectif et irrationnel. Il ne faut donc jamais perdre de vue que tout argument, aussi construit, rationnel, objectif soit-il, repose sur un socle instinctif, irrationnel, subjectif, qui le contamine irrévocablement. En politique comme ailleurs, l’argument pur n’existe pas. Le ridicule commence lorsqu’on feint d’ignorer cette évidence. A ce niveau, le libéral, en général, n’a pas d’égal. La capacité de refoulement aurait-elle une couleur politique?

    Enfin, à l’un comme à l’autre bout de la chaîne argumentative, toute argumentation pose, dans ce qu’on appelle la visée perlocutoire (les intentions avouées et cachées), le problème de la sincérité du locuteur (que vise-t-il exactement? l’intention est-elle contenue dans l’argument? se cache-t-elle sous une fausse intention?) et de l’enjeu pragmatique (que fait le récepteur de cette argumentation, même dans le cas où il est convaincu?) Pour revenir à l’exemple des Fables, dans Le Corbeau et le Renard, la thèse de l’argumentation est: le corbeau a une belle voix; la conclusion: il doit l’utiliser; mais la visée perlocutoire est le fromage. Traduction dans le langage libéral aux dernières votations: la thèse de l’argumentation est de sauver le deuxième pilier; la conclusion: abaisser le taux de conversion; mais la visée perlocutoire est avant tout de permettre aux assurances de se renflouer après le marasme qu’elles ont elles-mêmes contribué à déclencher. Lorsque la thèse ne correspond pas à la visée perlocutoire, il y a insincérité du locuteur. Quel politicien inscrit cette visée au centre même de son argumentaire? Le pourrait-il d’ailleurs, tant la politique implique, de fait, l’insincérité comme gage d’efficacité. A ce petit jeu, autant au niveau des prémisses que de la visée perlocutoire, les libéraux m’ont toujours semblé les pires. Et pourtant, la concurrence ne manque pas. Opinion toute personnelle, je le conçois, et d’une affreuse subjectivité (rien à faire pourtant, c’est viscéral! Promis Docteur, j’y réfléchirai!) De là ma défiance, voire dans certains cas mon absence de considération, pour leurs représentants ou élus politiques (et non pas, au fond, pour des raisons idéologiques; à ce niveau, je suis résolument pragmatique dans les limites du cadre républicain; et si, parfois, je ne sais pas pour qui je vote, je sais toujours contre qui). Sur la récente question de la baisse du taux de conversion du deuxième pilier, nos amis les libéraux ont atteint l’odieux. Ou, pour dire les choses encore plus directement, ils se sont ouvertement foutus de notre gueule! A leurs dépens. Quand je disais que «le bon peuple» n’aime guère qu’on l’infantilise…

  • Entrée des fantômes, de Jean-Jacques Schuhl

    Par Alain Bagnoud

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    Ceux qui ont aimé Ingrid Caven, Prix Goncourt 2000, ne seront pas trop dépaysés par Entrée des fantômes. Ils y retrouveront notamment Charles, le double de l'auteur, ainsi qu'un mélange de factuel et de romanesque.

    Le roman est composé de deux parties en miroir. La première met en scène un mannequin cocaïné genre Kate Moss. Dans une ambiance mystérieuse, fantastique, le personnage suit un jeu de piste étrange qui ne se termine pas.

    Un stylo qui se déboîte et à travers lequel on voit des scènes lie ce texte à la deuxième partie. Le narrateur, dandy boiteux et oisif, y mange dans un restaurant chinois où Raoul Ruiz lui a proposé plus d'une année plus tôt le rôle du chirurgien dans un remake du film Les Mains d'Orlac. Puis notre homme reprend un trajet nocturne qu'il a effectué avec Jim Jarmusch dans le but de réaliser un interview un peu décalé pour Libération.

    Tout ça est prétexte à des souvenirs, à des hommages aux disparus jadis aimés: Jean-Pierre Rassam, inversé en Mazar, le producteur de films agité, ou Jean Eustache, fantômes revenus.

    Entrée des fantômes est baroque. Non pas à cause d'une des surcharges qu'on lie à ce genre, mais à cause des contrastes, des combinaisons. Les styles se mélangent, le procédé de composition s'apparente au collage. Le réel et l'imaginaire se fondent, comme le futile et le magistral, le mondain et le tragique, le snobisme et l'essentiel.

    Livre à lire. Il y a de la littérature, là.

    Jean-Jacques Schuhl, Entrée des fantômes, Gallimard

  • Prix Rod 2010

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    par Jean-Michel Olivier

    Après Alexandre Voisard en 2008, le Prix Rod distingue cette année deux très bons écrivains romands : Olivier Beetschen, poète et animateur de la Revue de Belles-Lettres (photo de gauche) pour son recueil Après la comète* (voir ici) et Jil Silberstein (photo de droite), journaliste et écrivain au long cours, pour son récit Une Vie sans toi** (voir ici).1915680420.4.jpeg

    Fondé en 1996 par Mousse Boulanger et Jacques Chessex, ce (double) Prix Rod 2010 sera remis samedi 20 mars à 11 heures à l'Estrée, à Ropraz, un charmant village vaudois entre Lausanne et Moudon.


    Venez fêter les lauréats avec nous !

    Il y aura de la musique (la guitare de Gabor Kristof), un apéritif offert par la commune et la littérature sera à l'honneur toute la journée !

  • BANAL???

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    Par Antonin Moeri

     

     

    Une prof m’a invité à passer la soirée chez elle. Appartement coquet dans la vieille ville. Masques du Burundi. Lectrice de Spinoza, cette femme ne boit que du lait et collectionne les vieilles lampes. Elle m’a demandé si je connaissais le sens du mot « banal ». Euh…, dis-je fort embarrassé, je crois que ce mot veut dire sans personnalité. Oui, dit-elle, mais au Moyen-Âge il qualifiait une personne soumise au droit d’usage fixé par le seigneur. Puis, le terme a qualifié une personne qui se met à la disposition de tout le monde. De nos jours, l’adjectif est passé au sens figuré que tu viens de mentionner. Elle évoque alors une collègue à voix douce qui parle de ses élèves sur un ton administrativo-procédurier. Elle me dit qu’elle la trouve insignifiante et qu’elle correspond à ce qu’on attend actuellement des profs : personnages interchangeables qui s’expriment par clichés et qui, pour toute défense, invoquent le devoir d’obéissance au système, des gens qui craignent les parents d’élèves et qui, au nom du Bien, sont prêts à tout : contrôle, intimidation, délation. Je sentais une sorte de dépit dans les propos de cette femme qui préfère parler aux délinquants de toutes sortes. Alors seulement, dit-elle, j’ai le sentiment d’avoir en face de moi des êtres humains. Elle raconte qu’un jour de fête (désormais obligatoire pour tout le monde), elle voit des ados se rassembler. Un jeune mec au crâne rasé, canette de bière à la main, dit à un employé qui veut lui interdire l’accès à l’établissement : « Me touche pas, merdeux, ou je te pète la gueule. » Le garçon sent l’alcool à distance. Son frère est en tôle mais lui, il vient d’en sortir, il a braqué une vieille dame en Suisse allemande. Voyant sa collègue à voix douce courir au secrétariat, la lectrice de Spinoza continue de parler calmement avec le crâne rasé. « Z’êtes la seule avec qui j’accepte de causer, z’êtes une meuf bien, vous, au moins ». Deux flics de proximité se présentent, une splendide demoiselle aux gestes souples et un jeune moustachu avenant. Ils l’emmènent au poste, le crâne rasé qui a terminé sa bière en gloussant des insanités. Ils lui feront remplir un formulaire, le laisseront dans une cellule cuver son « vin ». Après quoi, il retrouvera la rue et les lois qui régissent le macadam. La lectrice de Spinoza m’a demandé quel comportement d’adulte eût le mieux convenu à cette situation pour ne pas relever du « banal ». Je ne voyais pas ce qu’elle voulait dire. Je lui ai suggéré de travailler dans un centre pour ados récalcitrants. Elle m’a dit qu’elle n’était pas formée pour ça. J’ai dit que je la comprenais. Elle m’a offert un verre de lait froid. Je lui ai caressé une épaule. La face illuminée par le plus beau sourire, elle accepta ma caresse.