INSOLENCE
Par Antonin Moeri
Il y a quelques années, Eric Reinhardt nous proposait aux Editions Stock un livre singulier. Etait-ce un roman? Le mot était imprimé sous le titre. Il fallait bien glisser l’objet sur un rayon: livre non métaphorisable qui a certes un contenu, mais dont le sens échappe allègrement. Ce qui d’ailleurs confère au texte une curieuse légèreté, l’auteur faisant fi de tout souci de vraisemblance, de toute intrigue, de toute psychologie (dieu merci!!!), de tout réalisme, de toute variation de perspectives. Mais alors, me demanderez-vous, quel genre de plaisir éprouve-t-on à lire Existence ?
Le narrateur-héros s’appelle Jean-Jacques Carton-Mercier (faut le faire!!!). Cadre supérieur dans une big firme, il se comporte comme un goujat avec Francine, sa femme qui aime les cuisines bien agencées, les lampes halogènes, les canapés Teo Jakob, les “plis sublimes produits par les rideaux” représentés sur les pages glacées des catalogues. Il a rendez-vous avec son patron, mais toutes sortes d’incidents vont dynamiter sa journée. Or raconter ce qui se passe dans ce livre n’offre strictement aucun intérêt. En effet plane sur ces pages une ironie qui désarçonne le lecteur. Tout est mis en dérision par l’incertitude et un rire gloussant de poule sardonique: la vie conjugale et familiale de Jean-Jacques, le commerce avec ses semblables, ses allées et venues dans la rue, dans les couloirs de la big firme ou dans ceux de son immeuble d’habitation, son rapport aux mots et aux choses que ceux-ci désignent, ses éjaculations jubilatoires sur les lunettes en écaille de l’épouse fatiguée fatiguée fatiguée. Si je vous offre, chère lectrice, cette jolie série, c’est parce que Reinhardt adore les séries, les suites, les énumérations, les listes, les inventaires. Le livre en est truffé comme ceux de Pinget. Ouf!!! Le nom est articulé. On pourrait continuer avec Flaubert, Hoffmanstahl, Mauthner, Beckett, Wittgenstein, Gombrowicz.
C’est exactement où je voulais en venir. La réalité n’ayant plus aucun sens, Reinhardt ne conçoit pas le langage comme un outil pour décrire les choses, les sentiments, les paysages, les personnages. Il le conçoit comme une possibilité de dissoudre les vérités communes et les représentations qui permettent aux gens de vivre. Il ne convient plus, suggère l’auteur, de produire une image du monde qui nous entoure. Il conviendrait davantage d’encourager l’insolence, celle d’une écriture envisagée comme exercice critique, comme exercice d’analyse, de désarticulation et de dissolution. Cette insolence atteint l’extrême densité de la folie qui illumine et, à la fois, paralyse Jean-Jacques: “J’ai du mal à trouver les mots, à formuler avec exactitude le malaise qui m’étreint”.
Eric Reinhardt: Existence Edition Stock 2004