Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Le laboratoire intime de JLK

    Par ANTONIN MOERI

    JLK.JPG






    Quelle bonne idée eurent Vladimir Dimitrijevic et Jean-Michel Olivier de publier en Poche Suisse les considérations de Jean-Louis Kuffer sur la vie, les arts et la littérature. Dans les textes rassemblés ici (que les internautes ont pu lire sur le blog de JLK entre 2005 et 2008), l’auteur va très loin dans l’exploration de certains romans ou de certains films qui le hantent, mais il ne cherche pas tant à décortiquer, à expliquer les livres qu’il lit ou les films qu’il voit (il déteste les blablateurs et autres exégètes diplômés) qu’à nous dire l’émotion qu’il ressent en les lisant ou les voyant. Une émotion particulière qui n’est pas sans rappeler l’effusion du cénobite.
    Le lecteur peut naviguer entre l’amour pour Jean-Paul II, la défense de Soljénitsyne ou de Simenon, la méditation murmurée d’un Peter Handke, les multiples escales à Paris (la vitalité radieuse des jardins du Luxembourg), “l’impatience sacrée de Louis Soutter au pays des bureaux alignés”, le baroquisme inventif, “la poésie habitée et frémissante, fraternelle en son regard et généreusement accessible” d’un Marius Daniel Popescu, l’exorcisme purificateur que représente “Les Bienveillantes” de Littell, une longue conversation avec l’horrible fasciste Lucien Rebatet, l’univers empreint de trouble poésie de Fleur Jaeggy et une émouvante évocation de Philip Roth: deux hommes à moitié nus dansant le fox-trot sur une terrasse nocturne.
    JLK entretient avec la littérature un rapport singulier, très personnel. Ce qu’il dit du romancier (“Il ne doit pas être trop intelligent ni trop lucide. Sans faire la bête, il doit se laisser aller à la naïveté et aux élans irraisonnés”) pourrait s’appliquer à l’actuel JLK. Il y a d’ailleurs dans ce “Blog-notes” des pages magnifiques: ”La première lumière irisant les crêtes de Savoie de rose foncé, sous le ciel de plus en plus soyeux et léger, de bleus et de blancs dilués”. La mésange que le scribe voit alors n’est pas sans rappeler le chant du merle qui bouleversait Georges Haldas aux mêmes heures matinales.
    C’est un livre nécessaire que j’ai découvert en me promenant dans le Salon du Livre de Genève. Un livre de résistance “ouvrant une fenêtre sur le monde” et, dans le même temps, un acte de foi.


    Jean-Louis Kuffer: Riches Heures (Blog-notes 2005-2008)  Poche suisse, 2009

  • Scènes de la vie de bohème

    Par Pierre Béguin

     

    murger[1].jpgLe roman d’Henry Murger (1851) – qui n’est pas un roman, précise l’auteur, mais de petites histoires, des scènes – malgré le succès qu’il connut à sa parution, dans les journaux d’abord, puis en recueil, est largement oublié de nos jours, éclipsé dès la fin du 19e siècle par l’opéra de Puccini, La Bohème (1896), qui s’est alors approprié à lui seul ce répertoire emblématique du romantisme. Oubli regrettable à plus d’un titre. Non seulement parce que l’opéra en est l’adaptation – ou plutôt l’adaptation de l’adaptation, puisque le livret s’inspire non du texte original de Murger mais de la pièce, La Vie de bohème, que ce dernier en a tirée en collaboration avec Théodore Barrière. Non seulement parce que sa préface, prolégomènes semés de noms célèbres, des ménestrels en passant par Villon, Marot, Rabelais, Shakespeare et Molière, tous illustres bohémiens, nous fait mieux comprendre la genèse de la bohème et son importance historique et artistique. Mais surtout parce que, même à notre époque où la bohème délaisse la mansarde pour le squat, le charme de ces petites scènes opère toujours avec cette magie qui leur avait valu l’admiration de tous les écrivains contemporains, et la reconnaissance de Victor Hugo. Si les quatre personnages principaux, sortes de mousquetaires des arts, Rodolphe le poète, Schaunard le musicien, Marcel le peintre et Gustave Colline le philosophe, ressemblent davantage à des caricatures qu’à des constructions psychologiques réalistes (ils pourraient être en ce sens les ancêtres des Pieds Nickelés ou de Bibi Fricotin), les véritables protagonistes sont surtout les instances sociales emblématiques de la vie de bohème à l’intérieur desquelles se meuvent les personnages: la mansarde, le café, l’atelier, la rue, l’hôpital… Et Murger, avec une lucidité clinique derrière le masque de l’humour et de la légèreté qui enrobe plaisamment le désespoir, montre superbement comment, d’une génération l’autre, la notion même de bohème a évolué entre 1830 et 1850. Si les Dumas, Nodier, Petrus Borel, Gautier, Nerval donnaient au romantisme un souffle nouveau dans l’atmosphère fervente de l’impasse du Doyenné (où habitaient Gautier et Nerval), un souffle qui trouvait dans la bataille d’Hernani son sens et sa légitimation, la génération suivante, celle décrite par Murger, s’est retrouvée aliénée par une morale publique qui a envoyé Baudelaire et Flaubert devant le tribunaux, livrée à elle-même, sans convictions ni croyances, sans autres horizons qu’un ciel désespérément vide au dessus d’une bohème menant inéluctablement en enfer pour peu que la Muse de l’artiste ne se pliât aux exigences du marché. Pas de liberté ni de bonheur dans cette bohème mais une errance subie qui n’offre d’autres issues pour sortir de la jeunesse que la mort prématurée ou l’embourgeoisement. Soit le destin de Jacques, le sculpteur, qui meurt avant trente ans, inconnu et solitaire, à l’hôpital, soit celui de Rodolphe qui se sauve de la bohème parce qu’il a compris, comme Rastignac, qu’il fallait impérativement, pour survivre, trahir sa jeunesse et perdre ses illusions. Bien plus que la chronique humoristique d’une époque, Henry Murger a écrit une profonde méditation sur la jeunesse et la fin de la jeunesse. Sur un mode mineur certes, Scènes de la vie de bohème rejoint les grands romans d’apprentissage du 19e siècle et vaut largement qu’on le lise. Et qu’on découvre – ou redécouvre – dans la foulée tous ceux qui, dans le siècle de la bourgeoisie, ont chanté la bohème avec Henry Murger, entre autres Charles Nodier (Histoire du roi de Bohème et de ses sept châteaux), Balzac (Un prince de la bohème), Rimbaud (Ma Bohème), Huysmans (A rebours). On comprendra mieux alors – ou l’on se rappellera – ce qu’est vraiment la bohème et pourquoi elle est étape essentielle de notre vie, comme l’a si bien chanté Charles Aznavour qui, dans sa fameuse et très belle chanson, en a repris tous les stéréotypes:

    La bohème, c’est la jeunesse, pas moins de vingt ans, pas plus de trente ans…

    La bohème, c’est la vie d’artiste…

    La bohème, c’est l’art comme religion et non comme moyen…

    La bohème, c’est vivre la nuit et manger à la table du hasard…

    La bohème, c’est la poésie, la peinture, la musique…

    La bohème, c’est la mansarde, l’atelier, le bistrot…

    La bohème, c’est l’amour, l’eau fraîche, la liberté…

    La bohème, c’est l’insouciance, l’imprévu, le bonheur…

    La bohème, c’est l’errance, la marginalité, le refus des règles…

    La bohème, c’est l’inconscience, l’illusion, l’opportunisme…

    La bohème, c’est l’aliénation, le vide, le désespoir…

    La bohème, c’est la misère, le froid, la famine…

    La bohème, c’est la contrainte, la prison, la mort…

    La bohème, c’est l’encanaillement avant l’embourgeoisement…

    La bohème, c’est refuser d’être notaire toute sa vie pour mieux supporter l’idée d’être notaire toute sa vie…

    La bohème, c’est avoir la nostalgie de la bohème…

    La bohème, c’est raconter à ses enfants, le soir, au coin d’un feu, après un bon repas, sa vie d’artiste miséreux ou de jeune marginal qui a fini par comprendre les nécessités de l’existence…

    La bohème, c’est l’essence même du romantisme, le romantisme l’essence même de la jeunesse, la jeunesse l’essence même de la vie…

    La bohème, c’est donc la vie… La vie de bohème

  • Balzac, Béatrix

    Par Alain Bagnoud

    BalzacUne confrontation classique dans ce livre: le jeune noble provincial issu d'un milieu étroit, la grande dame. Il est jeune, beau, naïf, elle a quelques années de plus que lui, de l'expérience, de la rouerie. Il n'a bien entendu aucune chance.
    Dans Béatrix, il y un autre intérêt: le livre est un roman à clés. Béatrix a pour modèle Madame d'Agout, cette femme qui défraya la chronique en son temps parce qu'elle avait pris la fuite avec Lizst, qui, ici, est portraituré sous le nom de Conti. Ce couple illégitime rencontre le jeune héros, Calyste, chez Camille Maupin. Là aussi, il s'agit d'un personnage inspiré par une romancière célèbre, George Sand, qui fut l'amie de tous ces gens-là, et chez qui Balzac a recueilli l'histoire Lizst-d'Agout.
    Le livre est en deux parties. Dans la première, Calyste, dont Camille Maupin a refusé l'amour, rencontre la froide, belle, blonde et calculatrice Béatrix, il en tombe amoureux et elle le manie comme elle veut. C'est une lutte serrée entre les deux femmes, qui oscille entre le sublime, le perfide, le sentiment et la stratégie fine, dans une grande débauche qui finit au moment où Conti revient, comprend tout, manipule lui aussi Calyste pour le faire avouer, et disparaît avec sa maîtresse.
    Quelques années plus tard, Calyste marié, consolé, enrichi par Camille Maupin qui est entrée au couvent, ayant fait le tour de toutes les passions (oui, je sais, mais ce n'est pas moi qui ai écrit le livre), retrouve Béatrix abandonnée, qui en fait très facilement son caniche. Par chance, la famille de sa femme engage le vieux roué Maxime de Trailles, aventurier du monde. Pour brouiller les amants, il monte une intrigue subtile et qui marche très facilement, étant donné sa connaissance des rouages et des mécanismes du monde.
    Moi, chez Balzac, j'aime particulièrement les peintures sociales. Les petites intrigues personnelles ne me semblent pas toujours crédibles. C'est peut-être que le fonctionnement des individus, par rapport aux rôles qu'on leur donne, diffère, qu'il était plus convenu à l'époque. Mais il y a toujours cette puissance de fleuve, cette vision supérieure, large, totale, quoique un peu superficielle parfois dans les détails et les subtilités...

     

    Avis aux intéressés: je serai au salon du livre pour des séances de signature le vendredi 24 avril, de 19h à 21h, et le dimanche 26 avril de 14h à 16h, au stand des Editions de l’Aire, F 847 – rue Flaubert.
    A.B.

  • Au Salon pour causer

    par Pascal Rebetez

    Bonjour,
    Sur l'air de "Vous qui passez sans me voir", rendez-vous au Salon du livre, pour accompagner les auteurs des éditions d'autre part et leurs nouvelles parutions, stand Zoé Diffusion, au bout de la Rue Eluard, soit :
    Odile Cornuz et son Biseaux jeudi de 14 à 16 heures
    Maurice Schobinger et Pierre Abramovski pour leur Altitude 4000, vendredi de 14 à 16 heures
    Nicolas Buri pour Pierre de scandale, vendredi de 16 à 18 heures
    Laure Chappuis sera présente, elle, samedi de 14 à 16 heures pour signer L'Enfant papillon

    Quant à votre serviteur, il signera samedi de 15 à 17 heures Au lieu des corps chez son éditeur Encre et Lumière (http://www.encreetlumiere.org/catalogue/catalogue8.html#poesie), au stand D 652.
    Au plaisir de vous y croiser!
    Pascal Rebetez
    www.dautrepart.ch

  • J'ai tellement envie...








    Par Antonin MOERI



    antonio_lobo_antunes[1].jpg



    Je rencontre un problème avec les livres de Lobo Antunes. Ceux-ci m’ennuient et, à la fois, me fascinent. Il y a quelques années, j’ai décidé de lire plusieurs fois un de ses premiers romans. J’ai alors découvert un système extraordinairement efficace, une horloge habilement agencée, une remarquable machine narrative, comme dit mon ami écrivain. L’autre jour (c’était une fin d’après-midi éprouvante, ma mère ne répondait plus au téléphone, le temps traînait, comme moi d’ailleurs, qui me traînais du lit aux waters, du canapé à la table de travail, les rayons d’un timide soleil caressant mes bras et mon front), je décidai de m’y remettre. Cette fois, il s’agissait de chroniques que l’auteur portugais envoyait à un périodique pour arrondir ses fins de mois.
    Imaginez une femme. Elle s’adresse virtuellement à son mari qui, au lieu de la regarder et de lui parler, lit le journal, roule des boulettes de pain, suit le match de foot à la télé, lui fait l’amour une fois par semaine, quand elle va s’endormir. Cette femme se demande pourquoi son banquier de mari a tellement changé, lui qui, onze ans plus tôt, s’approchait d’elle les doigts tremblants, remarquait ses boucles d’oreilles et sa nouvelle coiffure, courait avec elle au bord du fleuve, la comparait à une mouette, l’enlaçait si fort qu’elle ne pouvait presque plus respirer. Elle aimerait tellement retourner en sa compagnie au bord du fleuve, lui montrer son nouveau décolleté coquin et ses nouvelles chaussures. Elle voudrait qu’il abandonne son journal, ses stylos et ses boulettes de pain. Elle rêve d’entendre sa voix: ”J’ai tellement envie de t’embrasser”, car elle sait qu’elle sera heureuse le jour où il lui permettra de l’embrasser.
    Si elle est persuadée qu’ils seront heureux, l’homme pense: ”Chacun croit ce qu’il veut”. Le lecteur préfère connaître les perceptions et les sensations de la femme. Il préfère les brusques scintillements d’or, les folles bluettes que distille celle qui s’appelait Clara et que son mari appelle désormais Clarinha. La situation de la femme piégée excite davantage notre curiosité que celle du banquier. Adopter le point de vue d’une femme est un beau défi. C’est celui du romancier. Mon ami écrivain m’a parlé d’un roman où Lobo Autunes ne fait parler que des femmes: épouses, maîtresses ou veuves de fonctionnaires et autres responsables sous la dictature de Salazar. Il faudra que je demande à mon ami écrivain le titre de ce roman. À moins que vous, cher lecteur progress... euh pardon, blogressiste...


    Antonio Lobo Antunes: Livre de chroniques III, Coll.Points Seuil.

     

    J'informe mes lectrices et lecteurs que je serai au Salon du Livre de Genève (stand des éditions Bernard Campiche) le vendredi 24 avril, entre 18 et 19 heures. Je me réjouis de vous rencontrer.

  • Choses promises ne sont pas dues

    Par Pierre Béguin

     

    perec[1].jpgLes Choses (1965), le premier roman de Georges Perec, met en scène un jeune couple, incarnation du bovarysme moderne: Jérôme et Sylvie se situent dans un état social intermédiaire, entre prolétariat et bourgeoisie. Possédés par le désir de posséder, ils tendent vers la bourgeoisie dans leurs aspirations, sans consentir ni aux efforts pour y parvenir, ni à l’envie de s’y laisser assimiler. Et l’immensité même de leurs désirs les effraie, les paralyse. Prisonniers de leurs contradictions, ils éprouvent un malaise qui grossira jusqu’à la nausée. Perec place la technique descriptive au service d’une véritable radiographie: les fantasmes même du couple sont phagocytés par le conditionnement publicitaire et culturel, le cinéma et la presse surtout. D’où une démonstration d’inspiration marxiste (Marx est d’ailleurs cité en épilogue) où l’argent, le capital, est à la fois ce qui pèse sur les conduites et fausse les aspirations. Jérôme et Sylvie succombent, non pas à la richesse, mais aux signes de la richesse qu’ils aiment avant d’aimer la vie, submergés par l’ampleur de leur besoin, le luxe étalé, l’abondance offerte. L’économique les dévore tout entiers. Incapables de résister à l’injonction immédiate, de métaboliser leurs pulsions, captifs du conditionnement publicitaire qui court-circuite toute réflexion et pousse à l’acte immédiat, ils cèdent au «tout, tout de suite», sans jamais atteindre à la maturation élémentaire qui leur ferait entrevoir, dans les frustrations inévitables, des promesses de satisfactions futures. Jeunes adultes, ils ne sont en réalité jamais sortis de l’infantile, confondant caprices et désirs, désirs et nécessités, comme ces enfants qui, empêtrés dans leur narcissisme initial, sont toujours tentés par le passage à l’acte, faute de savoir nommer leurs désirs ou de pouvoir les inscrire dans une rencontre avec l’autre. Bref, Jérôme et Sylvie sont l’incarnation de l’individualisme libéral consumériste incapable de fabriquer du collectif ou même de s’impliquer dans un projet qui dépasse l’expression épidermique de leurs névroses.

    J’ai songé à ce roman de Georges Perec en lisant récemment, dans la Tribune, un article soulignant la volonté de la droite, appuyée par les milieux économiques – volonté déjà maintes fois exprimée (c’est qu’ils sont têtus les bougres!) – d’autoriser l’ouverture des magasins jusqu’à 20 heures la semaine et quelques dimanches par année (pour commencer). Il est inutile de revenir sur les conséquences désastreuses qu’impliquerait cette ouverture sur la vie de famille, au moment où le soutien à la parentalité devrait être une priorité politique – n’en déplaise à ce jeune député PDC (vous savez, le PDC, c’est ce parti qui soutient les familles dans ses slogans électoraux mais qui ne fait en réalité jamais rien pour elles) qui prétend sans rire que cette ouverture permettra aux familles de concilier un travail qui finit de plus en plus tard avec la nécessité de faire ses courses (Chouette! On va pouvoir consommer en famille! Ça c’est de l’éducation! De quoi endiguer le déferlement de l’infantile…) Il faudrait plutôt oser se demander, comme le fait implicitement Perec, si l’éducation à la démocratie et la toute-puissance du marché sont compatibles. Si la frénésie consumériste, la pulsion d’achat, devenue le moteur unique de notre organisation socio-économique, peut produire autre chose que des enfants réduits à l’injonction de l’immédiat, avec une télécommande greffée au cerveau. Au-delà des arguments, c’est une prière qu’il faut adresser aux milieux politico-économiques:

    Messieurs les députés, laissez-nous un jour par semaine, un jour entier pour flâner, pour s’amuser, pour penser, pour se construire hors du diktat consumériste, un jour pour s’inscrire dans un projet individuel ou collectif loin de toute pulsion d’achat, un jour pour faire contrepoids aux caprices mondialisés, un jour pour comprendre qu’il n’y a de désir possible que dans la construction de la temporalité, un jour, un jour seulement, pour croire qu’un bonheur demeure envisageable si on admet cette évidence que, dans notre vie – et contrairement à ce que veut nous faire croire la publicité –, choses promises ne sont pas dues. Un jour, un seul, parce qu’on le vaut bien

  • Witold Gombrowicz, Trans-Atlantique

    Witold GombrowiczPar Alain Bagnoud

    On sait que Gombrowicz (voir ici et ici) avait été invité en croisière pour l'inauguration d'un bateau (le Chrobry pour les amateurs), juste avant que la Pologne ne se fasse envahir par l'Allemagne, en 39, et qu'il refusera de rembarquer après une escale à Buenos Aires. Il restera 24 ans en Argentine. Un séjour partagé en trois périodes: 8 ans de dèche, 8 ans de travail dans une banque, puis 8 ans d'une existence relativement indépendante.
    Cet exil fut pour lui une magnifique occasion de se libérer de tout ce qui l'oppressait encore jusque là: la Pologne, sa situation de hobereau, ses obligations sociales, morales, politiques, familiales, ses relations, ses amis, sa position dans le milieu littéraire polonais. Tout ce qu'il aurait pu appeler la Forme. En contrepartie, il a pu approfondir, notamment dans le quartier du Retiro où il aimait se perdre, la notion d'Immaturité qui l'occupait déjà. L'Immaturité, c'est-à-dire la jeunesse et sa propension au jaillissement, à la créativité, à l'amoralité, à la libération, à la jouissance, à la transgression et à la sensualité.
    C'est ce que raconte inlassablement son œuvre: le combat entre la Forme et l'Immaturité. Ici, il se fait autour de la personne d'un jeune Polonais de la communauté de Buenos Aires. Gombrowicz , personnage de son propre livre, se trouve par hasard dans la possibilité de sauvegarder la vertu, la tradition, l'attachement aux règles paternelles du jeune Ignace, ou de « livrer le Fils au Péché, à la Débauche, le contaminer, le saccager, le salir ».
    Je résume un peu l'histoire. Elle raconte, de façon burlesque et en progressant dans l'imaginaire, le débarquement de Gombrowicz en Argentine dix jours avant l'invasion allemande, la recherche d'un emploi, les démêles avec la Légation polonaise qui hésite entre le consacrer et l'ignorer, sa rencontre avec Borgès, qui se termine en duel oral dont Gombrowicz sort vaincu, son amitié avec un Puto, un pédé, qu'il présente comme son double, celui qui marche avec lui (le Doppelgänger). La marche est d'ailleurs, dans Trans-Trans-AtlantiqueAtlantique, le contraire de l'agenouillement: marche vers le neuf, agenouillement devant la polonité et la tradition.
    Le Puto compte donc sur Gombrowicz pour s'entremettre et lui permettre de séduire ce jeune Ignace, dont le père, officier, incarne le devoir, la morale, les règles et le passé. Un meurtre se fait inéluctable, mais on ne sait pas s'il sera celui du Père, tué par son fils dans une libération outrancière, ou celui du Fils, poignardé par le père. En attendant, Gombrowicz va la nuit admirer le corps nu du jeune homme endormi, retrouvant des forces dans cette contemplation aux moments où la sensation du vide l'envahit. Car c'est une expérience fondamentale et récurrente du narrateur dans ce livre: l'impression de néant, d'insignifiance, quand tous semblent des fantoches et que tout devient creux.
    Trans-Atlantique
    est écrit dans une prose burlesque et archaïque, qui serait un pastiche du Pan Tadeusz poème de Mickiewicz exaltant la polonité et la nostalgie du pays (je ne l'ai pas lu). Il semble que quelques scènes du livre soient directement tirés de cette œuvre du patrimoine: un duel, une chasse à courre, une société secrète, un Kulig, usage de la noblesse polonaise de campagne qui se transférait de maison en maison en un gigantesque carnaval bambocheur, lequel grandissait au fur et à mesure des étapes.
    C'est pendant ce Kulig, que, finalement, tout se termine par un gigantesque éclat de rire qui empêche la situation de basculer... et Gombrowicz de conclure.
    Il sera moins pudique plus tard. Par exemple dans La Pornographie, où il optera clairement. Pour l'Immaturité, bien entendu.

    Witold Gombrowicz, Trans-Atlantique, Folio

  • La vie de Tchekhov



    Par ANTONIN MOERI





    tchekhov.jpg

    Lisant la bio de Tchekhov par Troyat, Raymond Carver est frappé par un détail: le docteur, qui a soigné l’écrivain russe pendant ses derniers jours, fait monter une bouteille de champagne dans la chambre de l’agonisant. Carver devine aussitôt qu’il tient là le germe d’une nouvelle. Pour la scène d’exposition, il évoque dans un flash back un dîner avec l’éditeur du nouvelliste russe, au cours duquel celui-ci a craché du sang en public pour la première fois. “Les trois roses jaunes” étant une des nouvelles de Carver qui m’a beaucoup touché, j’ai voulu savoir comment l’auteur américain avait travaillé et, par conséquent, me procurer la bio de Troyat. Or celle-ci n’est plus disponible dans le commerce. Heureusement, j’en ai trouvé une autre: celle de Virgil Tanase.
    Le portrait que le metteur en scène roumain dresse de l’auteur de “La Mouette” est celui d’un homme dévoué, dont le premier souci fut de venir en aide aux autres, de soulager leur douleur. S’il s’est mis à écrire des récits, c’était pour divertir les lecteurs et, surtout, gagner de l’argent. On apprend, dans cette bio rédigée avec enthousiasme, que le petit-fils de serf est né dans un trou de province, qu’il fut moins doué que ses frères mais qu’il aimait se mettre en scène et qu’il savait ”jouer avec les nerfs des gens”.
    Dans les turbulences politiques que traverse la Russie en cette fin de XIXe, les lecteurs attendent d’un écrivain qu’il s’attaque aux grands problèmes, qu’il parle de l’avenir du capitalisme, des dangers de l’alcoolisme, de l’éducation du peuple, de la société telle qu’elle devrait être, de l’engagement des artistes etc. A quoi le docteur Tchekhov répond: “L’écrivain doit se contenter de raconter la façon dont ses héros aiment, se marient et font des enfants”. Le grand roman russe qu’on attend de lui, il tentera bien de l’écrire. Mais il aura du mal à “relier les épisodes, à faire évoluer les personnages, à construire une intrigue cohérente”.
    Comment se sortir de cette situation? Tchekhov est avant tout un homme de science. Ce ne sont pas des qualités d’invention qui le distinguent mais des qualités d’observation. “L’homme de lettres doit être aussi objectif qu’un chimiste, laisser de côté ses opinions personnelles”. C’est au théâtre, lieu magique qui l’enchante depuis l’enfance, qu’il trouvera le rayonnement dont il rêvait secrètement. Il laissera “parler les personnages, en essayant de donner, loyalement, sa chance à chacun”. Les réponses aux questions graves, que l’auteur veut éviter de donner parce qu’il n’a pas d’avis là-dessus, incomberont dorénavant aux personnages. En homme de terrain, Virgil Tanase n’oublie pas d’ajouter que les droits d’un auteur (dont les pièces sont jouées) sont autrement plus consistants que ceux d’un auteur de récits.

  • Ecole, ou quand le bâtiment va, tout va

    Cette semaine, j’accueille un invité, Claude Duverney, qui s’était déjà exprimé de manière très pertinente dans notre blog l’année passée. Il s’exprime sur l’école en tant que père dont les enfants fréquentent l’école primaire et le Cycle d’Orientation. Je le remercie de sa prise de position. Pierre Béguin

     

    Qu’on les conteste ou qu’on les relativise, les études Pisa recalent les écoliers genevois année après année. Chacun y va de son commentaire et, surtout – comme il «connaît» l’école pour y avoir usé quelques fonds de culotte – de sa recette pour redresser la barre.

    Mais qu’observent les parents que nous sommes en fréquentant les préaux du primaire et en s’intéressant à l’enseignement dispensé à nos enfants? Que les maîtres travaillent consciencieusement avec leurs élèves; parfois, ou souvent même, malgré une conception pédagogique aussi controversée que son imposition est dogmatique. Les penseurs de l’école, pourtant laïque, ont décidément de la peine à se départir d’une certaine religiosité, tant qu’ils se préoccupent de marquer leurs investigations du sceau de la scientificité.

    Alors, quelles mesures le DIP prend-il pour juguler l’hémorragie? Des renforts qui pleuvent comme manne céleste; car on nomme… surtout des directeurs (plus de 90). Loin des élèves et de leurs maîtres ou, à tout le moins, en perdant la proximité toute efficace du «maître principal». On imagine d’ailleurs la maîtresse en situation d’urgence prendre le téléphone pour appeler le secrétariat d’une directrice, alors qu’il lui suffisait auparavant de toquer à la porte voisine du maître principal pour régler le problème. Quelle entreprise fonctionne-t-elle encore sans directeur de nos jours – argumente le Président du DIP quand il est sommé de s’expliquer dans les média? Comme si l’école était une entreprise plutôt qu’une Institution, ou comme si elle se devait en tout cas de tourner comme une fabrique.

    Mais ces nominations sont-elles au moins efficaces et vont-elles relever le niveau de l’école genevoise? Pas à elles seules, nous laisse-t-on encore entendre. Car on annonce fièrement la constitution de «conseils d’établissements», à la participation desquels des parents sont élus. L’école associe les parents, mais aussi les communes, à son fonctionnement: «Il <le conseil d’établissement> développe des liens entre l’école, la famille ainsi qu’avec et grâce aux communes» (sic!) En faisant au passage de grands gestes d’ouverture et de visibilité, le site du DIP nous explique bien que ce «conseil» apporte aide à la direction et efficacité aux décisions: «Il constitue une aide au pilotage de l’établissement, amène transparence et efficacité aux décisions prises et aux actions menées».

    Nous voilà pleinement rassurés. Pensez: les écoles seront dirigées par des directeurs et, pour les aider à diriger et assurer l’efficacité des décisions, on leur adjoint un conseil d’établissement associant parents et communes. Une chape bien lisse pour couvrir une épaisse dalle de béton: l’école est, dès à présent, bien façonnée et consolidée. Et c’est vraiment le dernier des scepticismes qu’il faudrait convoquer pour discerner une fissure dans l’édifice. Pourtant, puisque l’on parle bâtiment et que l’on conçoit à présent l’école sur le modèle d’une entreprise, osons une comparaison.

    Considérons une entreprise genevoise engagée dans la construction d’un immeuble. Comparaison n’est pas raison, certes, mais il en va tout de même d’édification dans les deux cas. Esprit ou matière, quelle importance d’ailleurs, quand on vise la performance de part et d’autre? Notre entreprise, révèle une étude à ceux qui ne le voient toujours pas, accuse un retard sur celles de cantons voisins affairées sur des chantiers de même envergure. Que fait le patron de l’entreprise genevoise afin de rattraper son retard? Il nomme une dizaine de chefs de chantier qu’il installe dans des bureaux. Il met sur pied un conseil d’entreprise, avec élection de représentants du quartier et du voisinage, pour aider les chefs et assurer l’efficacité et la transparence des mesures décidées. A n’en pas douter, toute personne dotée d’une once de bon sens s’insurgerait et dénoncerait l’inadéquation des mesures prises pour accélérer la construction. Tant il est vrai que les chefs ne vont pas plus monter des murs que les voisins couler des dalles.

    Mais pourquoi cette approbation par le silence lorsque des mesures aussi contre-productives sont appliquées dans l’école genevoise? Quand elle ne serait qu’une entreprise, l’école vaudrait déjà qu’on la sauve – et Dieu sait que la chose est d’actualité; mais l’école est une Institution qui exige qu’on la défende à titre d’organe de la République. Peut-être notre absence de réaction est-elle déjà l’effet de l’érosion de la réflexion critique; une érosion conséquente, en partie d’ailleurs, à la volonté politique d’aligner l’école sur les attentes professionnelles. Et quand l’esprit critique n’y résiste plus, les slogans nous envahissent, qui nous évitent de penser. Alors nous allons bientôt tous répéter d’une même voix, servile et béate: «quand le bâtiment va, tout va, même l’école!»

     

    Claude Duverney, parent d’élèves

     

  • Brigitte Kuthy Salvi, Double lumière

    Par Alain Bagnoud

    image_miniLoin d'être un simple témoignage d'aveugle, Double lumière se veut une véritable création littéraire. L'auteur, qui a perdu la vue à quinze ans suite à une opération ratée, s'attache dans ce livre à restituer par scènes courtes toute une réalité personnelle, une interrogation sur ce que signifie voir. On entend ainsi sa voix qui définit petit à petit et restitue par fragments un rapport au monde, aux êtres, qui explique les rencontres, la relation aux regards, aux miroirs, aux livres, aux paysages, aux films...
    Brigitte Kuthi Salvi, née à Paris en 1958, exerce actuellement le métier d'avocate dans les domaines du droit pénal, de la défense des victimes et du droit de la famille. Ce fait seul suffirait à suggérer la ténacité de cette femme, sa volonté de ne pas se laisser briser par sa non-voyance, et de l'intégrer à son existence pour faire de celle-ci quelque chose qui soit une construction personnelle. La réussite de son texte tient justement à ce qu'il nous fait pénétrer dans l'univers d'une femme de grande sensibilité, dont une part de l'expérience tient au fait qu'elle ne voit pas. Mais une part seulement.
    Car si la chose est importante, donnant à l'existence de Brigitte Kuthi Salvi une dimension particulière, le centre du livre, c'est la personnalité lumineuse de l'auteur, sa poésie et son goût sensuel de la vie, son écoute du monde et des autres, sans jamais qu'elle ne cache ou ne minimise les difficultés liées à son handicap et les souffrances qu'il peut causer.
    Double lumière n'est pas le récit d'un combat contre la cécité, c'est l'exposition d'une expérience avec la cécité, qui pose des questions essentielles: comment garder le goût de vivre, le cultiver, donner un sens à ce que nous éprouvons.

    Brigitte Kuthy Salvi, Double lumière, L'Aire 2009