carnaval forever (01/05/2012)

par antonin moeri

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Rien de plus invraisemblable qu’un nez trouvé dans un pain chaud, qu’un nez vêtu d’un uniforme et prenant la parole, qu’un nez arrêté par la police à l’instant où il monte dans une diligence pour partir à Riga. On est au comble de l’invraisemblable quand le propriétaire de ce nez, au bureau de la presse, veut faire paraître une annonce avec le signalement du nez disparu. Et au comble du burlesque quand, dans un élan de commisération, l’employé du bureau de la presse propose une pincée de tabac à priser au malheureux Kovaliov. D’ailleurs, Kovaliov le dit sans ambages: cette histoire est invraisemblable, c’est un rêve, une hallucination. Il se demande s’il n’a pas trop bu. Il pense qu’une veuve lui a jeté un sort parce qu’il a refusé d’épouser la fille de cette veuve.

Mais le plus étrange dans cette histoire déjantée, c’est cette inscription au-dessus de l’entrée de la boutique du barbier qui a découvert le nez de son client dans un morceau de pain: «On saigne aussi», et cette phrase que Kovaliov adresse au barbier «Tes mains puent toujours». Cette allusion à la puanteur a une fonction dans le récit puisque K., quand il aura retrouvé son nez et qu’il ira chez le barbier pour un rasage, demandera à ce dernier: «Tes mains sont-elles propres?» Comme si saleté et puanteur signalaient un passage, celui qui donne accès aux enfers, enfers promis à ceux qui ne peuvent réussir dans la vie. Car K. est venu à Pétersbourg pour y obtenir une place de vice-gouverneur et, éventuellement, épouser une femme riche. Or, comment séduire une femme riche, comment grimper dans l’échelle quand vous avez une crêpe fraîche à la place du nez?

Si l’on se rappelle que le nez et le pénis ont un point commun: tous les deux regorgent de sang durant l’excitation sexuelle, devenant ainsi plus sensibles, on se figure aisément le désarroi de Kovaliov quand, voulant séduire une jeune femme, il se souvient qu’à la place du nez il a désormais une crêpe fraîche. En perdant son nez, K. perd ce à quoi il tient le plus: reconnaissance, réussite, succès. Cette ablation du nez ne peut être que l’oeuvre du diable. En choisissant cet accessoire de carnaval comme pivot de son récit, Gogol nous montre de manière détournée (allégorique) à quel point les motivations de l’être dit humain peuvent être absurdes. Mais il ne se contente pas de pointer les bassesses, les petits complots et la vacuité de ses semblables (ce qui relèverait du banal constat d’un acariâtre), il fait évoluer tout ce petit monde sur la scène d’un théâtre de la cruauté qui n’est pas sans annoncer celui de Kafka et de Beckett. Avec eux il partage une vision carnavalesque de la vie et de la mort. Vision qui ne permet pas de dire si «l’imagination est le fruit du nez ou si le nez est le fruit de l’imagination».

 

Nicolas Gogol: Récits de Saint Pétersbourg, GF 1968

 

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