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  • Amiel et Roland Jaccard (suite et fin)

    par Jean-François Duval

    6.

    Revenons aux femmes (Où sont les femmes ? est l’un des airs que Roland Jaccard aime à fredonner). Et posons la question : Amiel, en définitive, malgré l’écoute qu’il leur prête, ne les considère-t-il pas peu ou prou comme des objets ? À aucun moment, alors qu’il s’attelle à lister leurs qualités et leurs failles, il ne s’interroge sur les siennes propres, ni ne se demande ce qu’il a lui-même à offrir en regard. Jaccard, quand on a un peu lu son œuvre, ne cache jamais rien de ses manques et travers, et certainement pas à ses conquêtes féminines (surtout quand elles le lisent), lesquelles dans ses livres ont toujours la grâce de rester des « sujets ». C’est-à-dire des êtres dotés d’une vivacité et souvent d’une mélancolie qui les rend particulièrement vivants. 

     7. 

    Unknown-4.jpegRien d’un hasard donc si, dans Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel, Jaccard se plaît à mettre en scène deux femmes « clés » de la vie d’Amiel. La première s’appelle Cécile, quinze ans, elle met fin à ses jours à seize (en cela, elle se révèle encore plus jaccardienne qu’amiélienne). L’autre est une Marie, venue de Lyon, qu’Amiel rencontre au mitan de sa vie, et qu’il rebaptise Philine dans son Journal (toutes « ses » femmes y ont des pseudonymes). Je méconnais trop Amiel pour savoir quels sentiments exacts il nourrissait à l’égard de chacune d’elles, mais c’est égal. Unknown-7.jpegPlus intéressante me paraît cette singulière configuration qui fait se rejoindre, sur un plan biographique (mais finalement aussi littéraire) ces deux figures féminines dans les univers respectifs d’Amiel et de Jaccard. C’est là, devine-t-on, que Jaccard infléchit de façon délicieuse non pas le cours des choses, mais leur donne une sienne coloration. 

    Car Roland Jaccard lui aussi, dans la vraie vie (in real life comme on dit désormais), a rencontré une Marie venue elle aussi de Lyon (à laquelle son livre est d’ailleurs dédié). Et ce n’est certes pas une coïncidence si, au commencement de son roman, Jaccard place ces mots dans la bouche d’Amiel : « Ecrire m’arrache à la souffrance… alors autant parler de Marie ». 

    Se pourrait-il (jouons ici à Sainte-Beuve) que ce soit par la grâce de sa Marie à lui que Jaccard ait eu envie d’évoquer, en miroir, celle d’Amiel ? Pour en dire à sa façon propre, c’est-à-dire délicieusement, des qualités qu’Amiel n’aurait sans doute jamais su reconnaître ni « lister » ? Chez Jaccard, alors que la jeune femme (est-ce la sienne ou celle d’Amiel ?) s’avance pour la première fois à la rencontre d’Henri-Frédéric dans les salons du Lausanne-Palace, tout se passe en effet dans l’instantanéité d’un seul regard : « Dès qu’elle s’approcha de moi, grande, svelte, élancée, avec le sourire d’une jeune fille timide et un regard d’une candeur bouleversante, je fus séduit. Elle m’observait avec ses grands yeux bleus sans dire un mot. Ce silence me charma plus que tout (…)Il y avait en elle une telle fraîcheur, en moi une telle lassitude que je la voyais déjà s’échapper et quitter au plus vite le somptueux salon du Palace. Il n’en fut rien. » 

         Et voilà comment les 17'000 pages du Journal d’Amiel peuvent aboutir à un court et moderne roman : 138 pages qui, comme en passant et à la façon d’un petit miroir, nous en donne un fugace, sensuel et très jaccardien reflet, à la façon d’un éclair.

    * Roland Jaccard, Les Derniers jours d'Henri-Frédéric Amiel, éditions Serge Safran, 2018.

    ** Le Journal d'Amiel est publié aux éditions l'Âge d'Homme.

  • Amiel et Roland Jaccard (1)

    par Jean-François Duval

    Roland Jaccard ressuscite Amiel à l’instant même où celui-ci agonise, dans Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel (éd. Serge Safran.) Un roman (son premier) qui est pour nous nous l’occasion de rendre hommage aux deux plus obstinés diaristes de Suisse romande, en essayant de voir ce qui les distingue autant que ce qui les unit.

    1. 

    Unknown-4.jpegVoilà un livre indispensable au moins à double titre. D’abord parce que Roland Jaccard, familier des milieux littéraires parisiens, s’aperçoit qu’il doit trop souvent rappeler l’existence d’Henri-Frédéric Amiel aux jeunes gens qui ont le goût de la chose littéraire, et en premier lieu à ceux d’entre eux qui se mêlent d’écrire. Eh quoi ! Amiel n’est-il pas le créateur du journal intime ? Ensuite parce que l’œuvre de Jaccard resterait incomplète s’il n’avait résolu, au travers de ce nouveau livre, d’approcher la figure du grand diariste genevois. Nul mieux que lui ne pouvait le faire, ni aussi bien se glisser dans sa peau, tant depuis au moins soixante ans, Jaccard, précisément, est un intime de l’œuvre d’Amiel, à laquelle il n’a cessé de revenir au travers de ses lectures.

    Ce travail (évidemment plein d’intérêt), peu l’ont fait. D’ailleurs a-t-on jamais bien connu Amiel ? Un siècle durant, on n’a donné de son immense Journal, 17'000 pages, que des fragments. Ainsi, Bernard Bouvier en publie-t-il trois volumes d’extraits en 1922 sous le titre Fragments d’un Journal intime. Léon Bopp fait de même en 1948. Entreprises louables. Unknown-5.jpegMais, pour reprendre le mot de Bernard Gagnebin, ces éditions-là ne nous donnent à voir qu’un Amiel en buste (tout en tête et amputé de son « Ça », un comble pour un homme qui fut le premier, dans la langue française, à donner au mot « inconscient » le sens que Freud lui donnerait plus tard). Comme on sait, il aura ensuite fallu attendre 1976 pour que les éditions l’Age d’homme, à Lausanne, à l'initiative de Vladimir Dimitrevic, commencent à nous restituer un Amiel en pied, en publiant l’intégralité des 12 volumes qui constituent son Journal. C’était indispensable, mais qui, hormis les spécialistes, se lancera dans pareille lecture, surtout si l’on sait à quel point Amiel (volontairement) se répète, ressassse et tourne en rond… ? Il faut bien se l’avouer : autant elle est passionnante par endroits, autant la lecture du Journal d’Amiel peut se révéler lassante, si bien qu’elle se fait généralement à petites doses, ou en feuilletant. 

        C’est là qu’intervient Roland Jaccard et son Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel. D’une part Jaccard sait très bien « tenir » son lecteur et ne lasse jamais. Mais surtout, avec ce nouveau livre, il nous donne enfin un Amiel non pas en buste ou en pied, mais en chair. Il le peut d’autant mieux que, connaisseur avisé des diverses éditions et études qu’on a faites du Journal et n’ignorant rien des gigantesques coupes opérées, il sait parfaitement tout ce qui a été tu. Notamment ce qui a trait à la « vraie » vie sexuelle d’Amiel et à son rapport avec les femmes. Autrement dit, nul mieux que lui ne pouvait si bien ressuciter et rajeunir — stylistiquement autant que thématiquement — un auteur du XIXe siècle dont notre rétine conservait une image par trop vénérable et empoussiérée.

    2. 

    Il y autre chose, qui n’a pas trait à Amiel, mais à Jaccard lui-même : Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel s’offre à nous comme une quintessence de l’art jaccardien, qui plus est sous une forme qu’il n’avait jamais abordée jusqu’ici : celle du roman. Unknown-3.jpegEt peut-être fallait-il justement cette forme-là – la plus libre d’entre toutes – pour que Jaccard puisse libérer et déployer, dans un seul et même texte, les nombreuses facettes de son talent. Rappelons-le : Jaccard est un diariste, son œuvre est pour une très grande part constituée de ses journaux intimes. C’est aussi un auteur d’aphorismes, un Cioran qui aurait choisi de privilégier la légéreté et la frivolité apparentes. C’est enfin un essayiste et un maître de la composition équilibrée, il a le sens de la mesure et de la clarté (exemple : son Freud dans la collection Que sais-je ?). Le voici désormais romancier (même si l’excellent Station terminale, en 2017, était déjà une sorte de roman-journal). Si bien que, la forme romanesque aidant, Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel rassemble et concilie toutes les qualités que l’on vient de dire. Jaccard peut s’y révèler dans l’étendue et la multiplicité de toutes ses facettes et talents.

    Ainsi se coule-t-il à merveille dans la langue et la pensée d’Amiel pour en infléchir le cours à sa propre guise, et la faire résonner de sa tonalité propre. En quoi, on pourrait dire que c’est Amiel revu à la fois par Cioran (un Cioran jaccardien, faut-il le préciser ?), par Schopenhauer, par Arthur Schnitzler, et par le Benjamin Constant d’Adolphe… Le tout, répétons-le, sous une estampille très jaccardienne, tant ce roman ramasse, condense, synthétise, fond dans une même belle prose fluide et limpide tout ce qui fait le charme justement de ces maîtres et de Jaccard lui-même : pas un mot de trop, pas un qui manque. Jaccard ou la concision, l’art d’en dire juste assez, sans jamais s’attarder. Une forme de politesse. Ce qui manquait le plus à Amiel, c’était le sens de la brièveté. Jaccard, à son habitude généreuse, lui en fait cadeau.

     (A suivre)

  • Lire, écrire, vivre et aimer : ça ne peut être qu’un.

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    par Jean-Michel Olivier

    Certains racontent leur vie comme un roman, en falsifiant les dates, en maquillant l’histoire, en imposant des masques aux personnages qu’on pourrait reconnaître. On appelle ça l’autofiction. Le plus souvent, c’est ennuyeux. Ça sonne faux. Pourtant, ça se vend bien. Les librairies en sont pleines. C’est un signe des temps.

    D’autres ne trichent pas. Ils racontent leur vie au fil du rasoir. Ils la passent au scanner de la langue. Sans complaisance, ni narcissisme. Ils tentent de déchiffrer l’énigme d’être en vie, encore, ici-bas, au milieu des fantômes, près de la femme aimée (on ne dira jamais assez l’importance de ces fées protectrices), en voyageant à travers les pays et les livres.

    Je parle ici de Jean-Louis Kuffer, journaliste et écrivain, mais surtout immense lecteur, découvreur de talents, infatigable chroniqueur de la vie littéraire de Suisse romande. Son dernier livre, Chemins de traverse*, s’inscrit dans la lignée de L’Ambassade du Papillon (2000), de Passions partagées (2004) et des Riches Heures (2009). Il s’agit à la fois d’un journal de lecture et d’un carnet de bord qui couvre les années 2000 à 2005.

    Kuffer est un vampire assoiffé de lectures : Kourouma, Nancy Huston, Chappaz, Chessex, Amos Oz. images-1.jpegIl a besoin des livres pour nourrir sa vie, et lui donner un sens. Chez lui, le verbe et la chair sont indissociables. Il faudrait ajouter le verbe aimer. Car la lecture du monde, comme l’écriture, procède d’un même sentiment amoureux. Impossible, dans ces pages imprégnées de passion, tantôt mélancoliques et tantôt élégiaques, de distinguer l’amour du monde de l’amour des livres ou de la « bonne amie ».

    Lire, écrire, vivre et aimer : ça ne peut être qu’un.

    Le livre commence au bord du gouffre : dépression sournoise, vieux démons qui reviennent (l’un d’eux a le visage, ici, de Marius Daniel Popescu, compagnon des dérives alcooliques), tentations suicidaires. Grâce à sa « bonne amie », aux lectures et aux rencontres (car lire, c’est toujours aller à la rencontre de quelqu’un), Kuffer remonte la pente. Il voyage. Il se lance dans un nouveau livre. Il ouvre un blog devenu culte pour tous les amateurs de littérature (http://carnetsdejlk.hautetfort.com). La vie, toujours, reprend ses droits.

    images-2.jpegSon journal de bord, entre Amiel et Léautaud, rassemble ces éclats de lumière qui éclairent nos chemins de traverse. Ce sont les fragments d’une vie éparse — images fulgurantes, aphorismes, rêves, méditation sur la douleur, l’amitié ou le partage — qui trouvent leur unité dans l’écriture. Écrire, n’est-ce pas résister à ce qui nous divise ?

    Le 15 mai, Jean-Louis Kuffer a quitté son poste de chroniqueur littéraire au journal 24Heures après 40 années de bons et loyaux services. Pour lui, sans doute, rien ne changera. Il continuera à lire et à écrire, à vivre et à aimer. Mais ses lecteurs redoutent ce moment. Le vide qu’il va laisser dans la presse romande.

     

    * Jean-Louis Kuffer, Chemins de traverse, Olivier Morattel éditeur, 2012.