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Bagatelles pour un massacre: un pamphlet antisémite de Céline

 

Par Alain Bagnoud

Je n'avais jamais lu les pamphlets de Céline, cet auteur dont j'admire les romans. Il fallait s'y mettre un jour, pour compléter ma vision du problème Céline. C'est en effet une grande question, et finalement de toutes les époques : la responsabilité morale du créateur. En a-t-il une ? Doit-il être jugé sur les seuls critères de l'esthétique ? Faut-il séparer les œuvres et les idées ?

Les réponses fluctuent d'après les périodes, entre la théorie de l'engagement et celle de l'art pour l'art. De nos jours, on a tendance à ne pas dissocier le contenu et la forme. Nous sommes dans une période idéologique. Y en a-t-il eu vraiment d'autres ?

Bref, les pamphlets. Ils ne sont plus republiés, non qu'ils soient interdits, mais d'après la volonté de Lucette Destouches, femme de Céline et centenaire, qui s'oppose à leur reparution parce qu'ils ont fait, dit-elle, tellement de mal : à elle et à son mari! Étant donné l'âge de Lucette, les textes seront probablement bientôt en librairie. On les trouve déjà en quelques clics sur le net.

C'est ainsi que j'ai obtenu Bagatelles pour un massacre. Le livre commence par une rencontre avec un ami juif de Céline, Léo Gutman (dont le modèle est René Gutman, personnage réel). Le narrateur, qui donne toutes les apparences d'être Céline lui-même, explique à Léo que seules les danseuses l'intéressent désormais. Il veut faire jouer un ballet, « La naissance d'une fée ». On lit ensuite le livret de ce premier ballet, puis d'un deuxième que Céline veut proposer pour l'exposition universelle de 1937. Tous deux sont refusés. A cause des Juifs, dit Céline (la majuscule est de lui). Vient ensuite un monologue intérieur ponctué par des rencontres avec deux personnages, Popaul (son modèle est l'artiste Gen Paul) et Gustin Sabayote, le cousin de Céline.

Autant le dire tout de suite, ça devient vite insoutenable. Les Juifs sont responsables de tout ce qui va mal et insultés avec une férocité variée.

Son délire et sa paranoïa provoquent deux sentiments alternés. Parfois on rit, tellement c'est énorme, comme devant un théâtre de guignol où on se retrouve devant de simples silhouettes sans contenu, et où l'intérêt est le plaisir du jeu, de la verve, la poursuite entre Guignol et le gendarme. Parce que dans son hystérie maladive, Céline trouve le ressort d'une inventivité, d'une créativité virtuose. Puis on retombe dans le référent, le réel, et on se sent avili par cette lecture, entraîné vers le bas, pris dans cette haine concentrée qui refuse de toutes ses forces la possibilité même qu'il y ait quelque chose de commun entre soi et d'autres, qui met toute son énergie à dresser des barrières et à nier les ressemblances, qui vise à la construction d'une altérité incommunicable.

On voit rapidement que pour Céline le mot juif ne recouvre pas seulement sa définition, c'est-à-dire « qui vit dans le royaume biblique de Juda ou qui en est originaire... qui appartient au peuple issu d'Abraham et dont l'histoire est relatée dans la Bible, qui appartient aux descendants du peuple ci-dessus... qui se réclame de la tradition d'Abraham et de Moïse » selon le CNRTL. Le mot enfle tellement qu'il n'a plus de référent, ou fantasmé à l'extrême. Céline maudit sous ce terme tout ce qui le contrarie. Les critiques qui n'ont pas aimé son dernier livre, Mort à crédit. Les artistes qui réussissent (Cézanne, Modigliani, Picasso). Les écrivains comme Montaigne, Racine, Stendhal, Maupassant... Les élites. Les hommes politiques. Les journalistes. Les riches. Les communistes... Tout le monde, en fait, est juif, à part lui et ses amis.

Bien que Céline revienne finalement toujours à son obsession, il a d'autres cibles. L'alcoolisme des Français. Les communistes. L'URSS (superbe description de Saint-Pétersbourg vers la fin du livre). Ou ses confrères écrivains.

Il oppose le français « lycée » qu'ils parlent tous (un français de robots, dit-il, enjuivé, naturellement), et son style à lui, qui transmet et provoque l'émotion, un style lié à la vraie vie. Ce sont des oppositions classiques : l'école-la vraie vie, l'intellect-l'émotion. Le problème, assure-t-il, c'est que les critiques juifs des journaux juifs (tous les journaux, répète-t-il), pCélinerônent le français « lycée » et blackboulent ses livres parce qu'ils ne veulent pas que son émotion atteigne les lecteurs aryens et leur fasse sentir quelque chose qui les réveillerait de leur esclavage. D'autres attaques visent les livres traduits, notamment de l'anglais, ceux de Faulkner, Dos Passos, Lawrence, Huxley, Shaw, livres, dit-il évidemment, de juifs ou d'enjuivés, célébrés, couronnés par des prix, achetés par les lecteurs. Ce qui fait que les siens ne se vendent pas.

Profondément dérangeant, Bagatelle pour un massacre permet en fait de mieux comprendre le fonctionnement de Céline, qui fut raciste toute sa vie. A ce moment de son existence (on est en 1937), il proclame un antisémitisme dont il ne s'excusera jamais. Plus tard, forcé par les circonstances de se taire sur le sujet, il va se fixer sur une autre cible : les Chinois.

C'est qu'il croit aux races, et à la lutte entre elles. Il aurait trouvé ses idées chez Gobineau, dans L'Essai sur l'inégalité des races humaines, que je n'ai pas lu. Ce livre, d'après les encyclopédies, crée l'idée du mythe aryen. Mais les Aryens, la race la plus vitale, risqueraient pour Gobineau de se dissoudre dans le métissage. Le principe de vitalité s'étant ainsi affaibli jusqu'à mourir, la civilisation disparaîtra.

Ces idées sont présentes chez Céline. Il croit dur comme fer à la guerre entre les races, chacune cherchant à dominer les autres, à les mettre en esclavage pour son propre profit. Il semble ne pas craindre les noirs, se concentre plutôt sur les asiatiques, dont la force vitale lui semble dangereuse malgré leur abrutissement par l'opium.

Sa vision des juifs est différente : nous sommes déjà conquis par eux, fantasme-t-il en 1937. Ils se seraient installés à la tête de toutes les sociétés européennes, disposeraient de tous les pouvoirs qu'ils concentrent encore, et les aryens seraient devenu leurs serviteurs, leur bétail. Ceci quelle que soit la forme du gouvernement. En URSS, par exemple, ils dominent tout. On lui rétorque que Staline n'est pas juif ? C'est une preuve de plus de leur fourberie : ils ont mis un paravent pour qu'on ne les découvre pas.

Cette paranoïa sert à Céline pour comprendre ses échecs et faire porter ses ressentiments sur une cible. Elle explique tout. Les échecs et les refus ? A cause des Juifs. La mévente de ses ouvrages ? Le dernier tableau de Gen Paul qui n'est pas accepté au salon ? Les Juifs. La guerre menace ? Les Juifs. La société s'enfonce dans la décadence ? La publicité abrutit tout le monde ? Les Juifs, les Juifs...

On se croirait face à un de ces braillards de bistrot, souvent ennuyeux à force de ressasser, parfois ordurier, au ton populiste et abject, écœurant de bassesse, mais dont la conversation est bourrée de fusées jaillissantes. C'est tellement grotesque qu'on en rirait sans arrière-pensée, pris dans l'inventivité verbale de ce grand écrivain, qui rend ce délire électrique. Car Céline est un éblouissant manieur de langue, d'une énorme créativité.

On en rirait, disais-je, s'il n'y avait pas tout ce qui a suivi 1937.

Commentaires

  • Je n'ai pas réussi à le finir, son obsession prenant le pas sur une vraie réflexion, qui est de savoir ce qui se passe en France pour qu'effectivement des ballets féeriques soient rejetés, pour que la culture folklorique ou le merveilleux traditionnel soit honni, à Paris, dans les endroits qui tiennent le haut du pavé. Gérard Klein, l'auteur de science-fiction, a dit qu'à cet égard la science-fiction a subi finalement le sort du merveilleux local, elle a été rejetée par les élites bourgeoises. Or, c'est la pure vérité. Mais cela n'a rien à voir avec l'origine ethnique, puisque Gustave Meyrink a lui aussi repris le folklore, dans ses livres pleins d'imagination, et qu'il s'agit du folklore juif. Mais les élites lui préfèrent Kafka, qui est plus abstrait. Le phénomène vient donc de plus loin. Lovecraft l'avait compris, après avoir commencé à parler dans le même sens que Céline - notamment après avoir lu, justement, Meyrink. Il avouait que les responsabilités étaient diffuses, que quand on les cherchait on se trouvait face à un gouffre. Les idées toutes faites, c'est aussi la peur du gouffre.

  • "La vraie vie" "Un Président normal" "Supériorité de la Civilisation occidentale" "le culte des valeurs et de la réussite" "la haine de ceux qui réussissent" "les profiteurs de la République". Il y a des similitudes dans les tensions avec notre temps...sauf qu'on ne sait plus qui est le Juif bouc émissaire. Le Musulman? Oui. Mais aussi le Marxiste, le Milliardaire, le Chômeur, l'Assisté, le Fraudeur, le Terroriste, le Parti, l'Autre Parti. Bref, une panoplie d'exclusions multiples. Et aussi les Journalistes qui risquent désormais leur job pour sexisme avéré dans un tweet d'humour racaille. Quand nous aurons inventé la race aryenne ramenée à notre propre individualité, il n'y aura plus rien à faire. Nous serons tous fascistes et prêt à attaquer au bazooka la maison du voisin et même la nôtre...histoire de tout détruire autour de nous. Joli programme idéologique.

    Ouf! Ils ont élu un Président normal qui va raser gratis le vice. Vive la République!

  • après le succès mirobolant de Voyage au bout de la nuit, le deuxième roman de Céline, Mort à crédit, fit un four. Henri Godard, dans son excellente bio récemment publiée chez Gallimard, ferait remonter à cette époque l'ouverture des vannes de l'écluse antisémite du docteur Destouches, du Ferdinand furieux, hystérique, impardonnable, créateur génial d'une langue nouvelle, d'un français plus palpitant que celui des plaidoiries. Mais tu as raison, à l'heure où tout le monde ramène sa fraise, faut bien le remettre à sa place ce petit cochon puant. Tu avoueras tout de même que LFC n'a strictement, mais strictement rien à voir avec Marine ou le blond hollandais, c'est une question de rapport à la langue je crois, d'imagination, de nuance et de lucidité.

  • Oui, bien sûr, quand on est un tel aristocrate de l'art littéraire, cela prend une tout autre forme: cela va tellement de soi! La vénération des peuples justifie tout. Mais la vérité, Antonin, est que si Céline n'était pas resté bloqué sur son idée fixe, il aurait créé non pas seulement une forme originale qu'il a répétée à foison, mais aussi des figures inoubliables, parce que les idées fixes ne limitent pas forcément l'inventivité formelle, mais elles limitent bien l'imagination. Or, politiquement, on reconnaît justement les extrémistes à leur manque total d'imagination, à un tel point que ceux qui étaient créatifs de ce point de vue on toujours dû abandonner leurs partis extrémistes d'origine: Bernanos et Louis Dimier pour l'Action française, André Breton et William Morris pour le Parti communiste. Si Céline avait gardé libre et active son imagination, il ne serait pas tombé dans l'idée fixe.

  • "Tu avoueras tout de même que LFC n'a strictement, mais strictement rien à voir avec Marine ou le blond hollandais": j'avoue, AM. Évidemment. Et je suis tout prêt à croire que l'insuccès de Mort à crédit a plongé Céline dans un ressentiment qui est d'ordre personnel bien plus que politique.

  • Zagdanski a écrit d'excellentes choses à ce sujet, faut que je retrouve la chose c'est paru chez Sollers

  • ah oui ça s'appelle Céline seul, Zagdanski y montre le rôle cathartique que la furie pamphlétaire a pu jouer dans l'élaboration de ce qu'on appelle le style célinien, c'est une approche talmudique du plus grand intérêt. C'est en effet au niveau de la langue que Céline a provoqué un scandale, une sorte d'incendie qui n'est pas près de s'éteindre. Vite, reprenons NORD! La description d'une collabo en bikini qui plonge dans la piscine, au grand hôtel de Baden Baden, c'est le genre de film qu'on ne peut oublier, qui hante mes nuits.

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