scalpel moqueur (04/06/2013)

 

 

 

par antonin moeri

 

 

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Peut-on se fier au narrateur de cette nouvelle, quand il évoque un petit-bourgeois français qui manque d’argent et publie, dans des revues de province, des poèmes que personne ne lit? Ce petit-bourgeois désargenté lit avec orgueil Stendhal et Léon Daudet. Quand la France capitule en 1940, Henri Simon Leprince comprend qu’il fait partie de la catégorie des rancuniers, des plumitifs de bas étage. Les collaborateurs essaient de l’enrôler, lui offrent un poste, du prestige, ce que Leprince rejette. Il n’arrive cependant plus à écrire. Il rencontre des marginaux qui écoutent Radio Londres.

Homme courageux, Leprince entre en résistance et accomplit des missions délicates. Lui qu’on prenait pour un zéro tout rond, on commence à le courtiser. Les écrivains connus avant guerre commencent «à dépendre de lui pour leur couverture et leurs plans de fuite». Certains lui conseillent d’écrire des nouvelles, mais quand ils apprennent dans quels journaux putrides il a publié ses textes avant guerre, ils sont pris de nausée. Impossible pour eux de se défaire de l’image du chien galeux. Or Leprince n’est pas fasciste. Il n’appartient à aucune société d’écrivains.

Ils le voient comme un opportuniste qui a tourné sa veste au bon moment. Ils ne veulent pas voir en lui l’homme courageux qui a sauvé des vies humaines, protégé un poète surréaliste poursuivi par la Gestapo, poète qui ne lui dira jamais merci tant il considère cette larve avec mépris. Modeste et répugnant, Leprince survivra à la guerre et deviendra professeur dans un village de Picardie. Il écrit pour des revues littéraires. Il continue de voir des écrivains de Paris que sa présence incommode, irrite ou excite.

Dans chacune des 14 nouvelles qui composent ce recueil, on sent un auteur qui joue avec ce qu’on préfère ignorer: échec, médiocrité, ratage, mégalomanie. Pourtant, le scalpel moqueur de Bolaño n’épargne pas ce qu’on appelle les résistants, qu’ils aient été passifs, sympathisants ou actifs, ces «héros» qu’on retrouvera après la guerre en position de force dans les milieux littéraires parisiens et que Leprince continuera de voir ici et là. «Sa présence, sa fragilité, son épouvantable souveraineté servent à certains d’entre eux de stimulant et de rappel».

Je ne sais toujours pas si ce narrateur est fiable. En tout cas, il brouille avec malice et cruauté les idées reçues et les poncifs. Dans un style vif, intense, parfois lyrique, il nous propose un regard différent, qui n’a rien de compassionnel ou de sentimental (ah quelle horreur!), un regard décalé sur la vie, l’Histoire, la maladie, la folie, l’amour. Et pour ce regard décalé, je relirai vingt fois «Appels téléphoniques». N’est-ce pas un titre sublime?

 

 

«Appels téléphoniques», de Roberto Bolaño, Bourgois, 2008

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