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Nietzsche à Sorrente

 

 

 

par antonin moeri

 

 

 

Du plus loin que je me souvienne, la figure et les écrits de Nietzsche ont exercé sur mon esprit un singulier pouvoir de fascination. J’ignore à quel âge exactement je pris connaissance de ses livres. Avais-je quinze, dix-huit ou vingt-et-un ans, peu importe: le saisissement fut immédiat. Peut-être y eut-il l’effarement devant ce qu’il est convenu d’appeler «l’effondrement dans les premiers jours de 1889», cette fameuse séquence au cours de laquelle le philosophe se jette au cou d’un cheval mal traité, séquence que j’ai retrouvée (modifiée) dans «Le petit cheval» de Ludwig Hohl. Il y eut également les «Lettres à Peter Gast» parues dans un épais volume chez Bourgois et dont m’a si souvent parlé un ami tué en Tchétchénie. Me souviens de l’émerveillement constant avec lequel je découvrais «La généalogie de la morale», «Par-delà bien et mal», «Ecce Homo».

Il y a un moment dans l’existence de Nietzsche qui m’intrigue, c’est le moment où celle-ci bascule, le moment où il rompt avec les obligations de l’enseignement de philologie qu’il dispensait à l’université de Bâle, moment où il met brutalement un terme à sa phase wagnérienne et où il entreprend, pour la première fois de sa vie, un voyage à l’étranger, dans le Sud, dans cette Italie qui le fait rêver, à Sorrente..., moment crucial puisqu’il décide alors de consacrer toutes ses forces au développement de sa pensée... C’est ce moment crucial qu’un spécialiste de Nietzsche, Paolo d’Iorio, reconstruit en faisant appel aux témoignages des voyageurs qui accompagnent Nietzsche vers le Sud. Délicieuse narration qui croise deux fils: la voix des autres et celle «du philosophe dans les pages de ses brouillons».

Dans une pension au milieu des vignes, le professeur de philologie va passer des moments d’une rare intensité en compagnie d’une idéaliste, d’un ami et d’un élève. Une pension qui donne sur la mer, Ischia, Naples et le Vésuve. La vie s’organise: promenades entre les orangers et les citronniers, lectures silencieuses, repas légers, grandes siestes, impros au piano, lectures à haute voix près de la cheminée: Platon, Goethe, Vauvenargues, Diderot, Cervantès, Voltaire. Chamfort... Jamais Nietzsche ne s’est senti si bien... Il reprend visiblement des forces... Suspendu entre présent et avenir, il laisse affleurer à sa conscience des souvenirs, des impressions, des aspirations de son enfance et de son adolescence. Ses premiers contacts avec la philosophie lui reviennent à l’esprit (Démocrite). Il laisse libre cours à une force obscure que huit années d’enseignement ont réprimée et qui lui permettra de forger un nouveau style d’écriture. Pour chasser les miasmes de la lourdeur académique, il prend l’habitude de fixer «les pensées à l’état naissant, des pensées qu’il saisit entre la mer et la montagne, entre le parfum des orangers et celui du sel marin le long des étroits sentiers parmi les oliviers».

Le livre de D’Iorio raconte un désencombrement, une libération. Ce séjour à Sorrente constitue une rupture, une véritable transition dans l’évolution de l’art de Nietzsche qui, dans un environnement paradisiaque, se débarrasse de tout ce qui ne lui appartient pas... Un livre que les lecteurs du «Gai savoir» sauront apprécier dans l’avant-nuit qui n’en finit pas d’incendier les arbres du parc voisin.

 

 

Paolo D’Iorio: Le voyage de Nietzsche à Sorrente, CNRS Editions, 2012

Commentaires

  • Monsieur Moeri,
    Vous écrivez: "cette fameuse séquence au cours de laquelle le philosophe se jette au cou d’un cheval mal traité, séquence que j’ai retrouvée (modifiée) dans «Le petit cheval» de Ludwig Hohl."
    Savez-vous qu'il n'y a aucune attestation crédible de cette anecdote, mais qu'elle est très vraisemblablement inspirée d'un passage de "Crime et châtiment"? Pour qui connaît la personnalité de Nietzsche et ce qu'il pense du sentiment de pitié, il ne peut avoir aucun doute sur l'impossibilité d'un tel comportement. D'autre part Nietzsche était psychotique depuis son enfance, à partir de décembre 1888 il est seulement devenu dément. Vous auriez aussi pu mentionner son voyage en Sicile et son homosexualité plus facile à assumer dans un pays chaud et lointain.

  • merci Charles pour votre correctif. J'ai lu tant de bio de mon philosophe préféré et toutes mentionnaient cet épisode étrange. C'est peut-être une fabrication, mais cette fabrication fait partie du mythe, de la légende et elle me plaît. Quant au livre de D'Iorio, j'ai oublié de mentionner qu'il venait de paraître en poche. La psychose depuis l'enfance, possible, elle expliquerait en partie le style cristallin de notre philosophe des hauteurs.

  • Monsieur Moeri,
    Merci pour votre réponse. La légende permet-elle de comprendre quoi que ce soit? Ou peut-être n'est-il pas besoin de chercher à comprendre? Je suis toujours fasciné par les admirateurs de Nietzsche. Avons-nous lu la même chose? Il est constamment sous influence. Il change d'opinion comme de chemise en fonction de ses lectures et de ses fréquentations. A Sorrente il est influencé par Paul Rée. Et pas qu'un peu. Il est dommage que le livre de Domenico Losurdo ne soit pas traduit en français. C'est la meilleure analyse de son oeuvre. Avez-vous lu "L'État chez les Grecs"?
    Sa psychose apparaît clairement fin 1888, quand la démence commence à lever toute forme d'inhibition, une inhibition qui lui permettait de conserver un certain contrôle.
    Une dernière remarque: pour moi Nietzsche n'est pas un philosophe, mais un (mauvais) philologue et pour ce qui est de son oeuvre un penseur politique ("totus politicus" dit Losurdo) et théologique: il détruit les "arrières mondes" pour faire la place à son propre "arrière monde". On a écrit que Nietzsche avait tout dit et son contraire: c'est le propre de tous les textes fondateurs d'une idéologie religieuse.

  • Charles : les admirateurs et passionnés de Nietzsche (j'en suis en modeste autodidacte ès philosophie;-)), le resteront contre vents et marées.

  • Madame Ambre,
    "les admirateurs et passionnés"? Et bien vous avez quelque chose en commun avec Adolf Hitler. Entre autres.
    http://www.conspiracyarchive.com/2014/01/27/nietzsche-a-precursor-to-hitler/
    Personnellement je n'ai aucune indulgence pour un auteur misogyne, esclavagiste, colonialiste, raciste, asocial, hypocrite, velléitaire et psychotique, qui fait l'éloge de la guerre et de l'islam et se réjouit du spectacle de la souffrance. Entre autres.
    Comme je l'écris plus haut: "Je suis toujours fasciné par les admirateurs de Nietzsche."
    Et le pire est que sans référence à Nietzsche se met silencieusement en place une société conforme à ses idées.

  • Charles : les admirateurs et passionnés de Nietzsche (j'en suis à mon modeste niveau d'autodidacte ès philosophie;-) le resteront contre vents et marées.
    ... et je vais me laisser tenter par le livre de Paolo d'Iorio puisqu'il existe en poche!

  • @ Charles : les admirateurs et passionnés de Nietzsche (j'en suis, je le dis très modestement) le resteront contre vents et marées.
    ... et si le livre de Paolo D'Ioro existe en poche, je vais me laisser tenter!

  • Madame Ambre,

    Vous écrivez: "le resteront contre vents et marées." En effet, c'est ce que je constate après la liste dressée des "vents et marées" dans mon précédent message. Ce n'est donc pas sans raison que Lukas a écrit "La destruction de la raison". Comme quoi l'irrationnel à son tour fait oeuvre de destruction. On sait aussi que les plus grands criminels ont leur groupies. Comprenne qui pourra.

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