Nietzsche à Sorrente (25/10/2015)

 

 

 

par antonin moeri

 

 

 

Du plus loin que je me souvienne, la figure et les écrits de Nietzsche ont exercé sur mon esprit un singulier pouvoir de fascination. J’ignore à quel âge exactement je pris connaissance de ses livres. Avais-je quinze, dix-huit ou vingt-et-un ans, peu importe: le saisissement fut immédiat. Peut-être y eut-il l’effarement devant ce qu’il est convenu d’appeler «l’effondrement dans les premiers jours de 1889», cette fameuse séquence au cours de laquelle le philosophe se jette au cou d’un cheval mal traité, séquence que j’ai retrouvée (modifiée) dans «Le petit cheval» de Ludwig Hohl. Il y eut également les «Lettres à Peter Gast» parues dans un épais volume chez Bourgois et dont m’a si souvent parlé un ami tué en Tchétchénie. Me souviens de l’émerveillement constant avec lequel je découvrais «La généalogie de la morale», «Par-delà bien et mal», «Ecce Homo».

Il y a un moment dans l’existence de Nietzsche qui m’intrigue, c’est le moment où celle-ci bascule, le moment où il rompt avec les obligations de l’enseignement de philologie qu’il dispensait à l’université de Bâle, moment où il met brutalement un terme à sa phase wagnérienne et où il entreprend, pour la première fois de sa vie, un voyage à l’étranger, dans le Sud, dans cette Italie qui le fait rêver, à Sorrente..., moment crucial puisqu’il décide alors de consacrer toutes ses forces au développement de sa pensée... C’est ce moment crucial qu’un spécialiste de Nietzsche, Paolo d’Iorio, reconstruit en faisant appel aux témoignages des voyageurs qui accompagnent Nietzsche vers le Sud. Délicieuse narration qui croise deux fils: la voix des autres et celle «du philosophe dans les pages de ses brouillons».

Dans une pension au milieu des vignes, le professeur de philologie va passer des moments d’une rare intensité en compagnie d’une idéaliste, d’un ami et d’un élève. Une pension qui donne sur la mer, Ischia, Naples et le Vésuve. La vie s’organise: promenades entre les orangers et les citronniers, lectures silencieuses, repas légers, grandes siestes, impros au piano, lectures à haute voix près de la cheminée: Platon, Goethe, Vauvenargues, Diderot, Cervantès, Voltaire. Chamfort... Jamais Nietzsche ne s’est senti si bien... Il reprend visiblement des forces... Suspendu entre présent et avenir, il laisse affleurer à sa conscience des souvenirs, des impressions, des aspirations de son enfance et de son adolescence. Ses premiers contacts avec la philosophie lui reviennent à l’esprit (Démocrite). Il laisse libre cours à une force obscure que huit années d’enseignement ont réprimée et qui lui permettra de forger un nouveau style d’écriture. Pour chasser les miasmes de la lourdeur académique, il prend l’habitude de fixer «les pensées à l’état naissant, des pensées qu’il saisit entre la mer et la montagne, entre le parfum des orangers et celui du sel marin le long des étroits sentiers parmi les oliviers».

Le livre de D’Iorio raconte un désencombrement, une libération. Ce séjour à Sorrente constitue une rupture, une véritable transition dans l’évolution de l’art de Nietzsche qui, dans un environnement paradisiaque, se débarrasse de tout ce qui ne lui appartient pas... Un livre que les lecteurs du «Gai savoir» sauront apprécier dans l’avant-nuit qui n’en finit pas d’incendier les arbres du parc voisin.

 

 

Paolo D’Iorio: Le voyage de Nietzsche à Sorrente, CNRS Editions, 2012

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