Jules Romains et l'unanimisme (18/10/2015)

Par Pierre Béguin

 

Une conversation hier soir m’a mené de la série culte Dallas à Jules Romains. Quel lien? A priori absolument aucun. Quand on parle de Jules Romains, on pense immédiatement à Knock, éventuellement aux Hommes de bonne volonté. Hier, c’est à l’unanimisme que j’ai songé à l’évocation de cet auteur.

Mais qu’est-ce donc que l’unanimisme? C’est d’abord la théorie qui soutient l’œuvre de Jules Romains. Opposée au monadisme (et non pas au nomadisme), elle postule le fait que les humains n’existent que dans des réseaux hétérogènes qui les influencent fortement. Et pas seulement des réseaux mais aussi des lieux. Dans la vision unanimiste, Paris ou Berlin sont perçues comme des villes d’énergie créative, des capitales énergétiques plus stimulantes pour la création individuelle que Genève ou qu’une quelconque ville de province.

 

Comment s’incarne esthétiquement l’unanimisme? Tout d’abord par la multiplicité des points de vue (comme c’est le cas de manière exemplaire dans les Hommes de bonne volonté), le plus souvent dans une forme qu’on pourrait appeler le simultanéisme: l’auteur rend compte de l’existence simultanée d’une multiplicité de choses en suivant, non pas une, mais plusieurs trajectoires en même temps, non pas une destinée mais plusieurs tranches de vie. Pour illustrer mon propos, imaginez, par exemple, qu’on suive un personnage sur un ou deux chapitres, puis qu’on coupe sur une autre trajectoire censée se dérouler simultanément, et ainsi de suite avant de revenir à la première. Comme si la fiction avançait à la manière d’un chasse neige, ramassant toujours davantage de matière sur son passage.

 

On trouve cette technique, qui correspond donc à une philosophie – qui illustre une philosophie –, dans la trilogie de John Dos Passos notamment ou encore, avant le romancier américain, dans les Faux-Monnayeurs d’André Gide où elle est non seulement appliquée – non pour y être dénoncée mais pour désigner le roman traditionnel comme de la fausse monnaie – mais également théorisée: «Mettons si vous préférez (explique le romancier Edouard à propos du roman qu’il a l’intention d’écrire) qu’il n’y aurait pas un sujet, une tranche de vie disait l’école naturaliste. Le grand défaut de cette école, c’est de couper sa tranche toujours dans le même sens; dans le sens du temps, toujours en longueur. Pourquoi pas en largeur? Ou en profondeur? Pour moi, je voudrais ne pas couper du tout…» N’en déplaise à Edouard, on trouve pourtant des traces d’unanimisme dans le roman traditionnel, et même chez Zola…

 

Moi qui ne suis guère adepte de théories, je dois confesser que je me sens très proche de cette vision unanimiste, si ce n’est philosophiquement du moins esthétiquement, et mes livres en reflètent parfois l’influence. Mais si je devais citer un exemple littéraire édifiant d’une application contemporaine de l’unanimisme, je renverrais à l’extraordinaire (et je pèse mes mots) livre d’Annie Erneaux, Les Années, où l’auteur, en partant de photos d’enfance personnelles, avance en cercles excentriques jusqu’à exposer la biographie collective de toute une génération – la sienne – avec un art et une virtuosité sans pareils.

 

Et Dallas dans tout ça, me direz-vous? Une précision tout d’abord: je déteste les feuilletons, ce qu’on appelle maintenant les séries télévisées, et je suis totalement ignare en la matière. A une exception: j’ai vu en son temps tous les épisodes de Dallas (et ils sont nombreux) avec un intérêt que, sur le moment, je ne m’expliquais pas. La réponse, c’est l’unanimisme. Dallas fut la première série (si ce n’est la seule?) dont la structure repose essentiellement sur cette théorie à la fois esthétique et philosophique. On n’y suit pas une trajectoire, mais plusieurs simultanément, bien distinctes les unes des autres mais qui parfois s’interpénètrent ou s’influencent dans leurs causes ou/et dans leurs conséquences, dans des réseaux hétérogènes et des lieux énergétiques. Nul doute que ses scénaristes devaient connaître Dos Passos…

 

Au fait, quel était le sujet de la discussion d’hier soir? L’unanimisme? Le monadisme? Jules Romains? André Gide? John Dos Passos? Annie Erneaux? Dallas? Rien de tout cela, mais une série (en l’occurrence Desperate housewives) que je ne connais pas et dont je n’ai jamais vu la moindre petite image. Jusqu’où peut donc nous entraîner des sujets que nous ne connaissons pas? Mais justement, c’est aussi cela, l’unanimisme…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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