Les Carnets de CoraH (Épisode 33)
Épisode 33 : La fièvre de l’or !

L’aéroport [1].
L’aéroport international Pearson de Toronto.
1981.
C'est là qu’atterrissent tous les migrants, les reviens-y et les globe-trotteurs. Ceux qui fuient les crises, les naufrages et les soumissions. Les poètes, les arpenteurs et les utopistes. Celle qui échappe à l’étau des montagnes qu’est l’œil prédateur des Alpes. La métropole éclairée cette nuit-là s’étirait dans son lit de fakir.
C’est là aussi que j’ai décroché mon premier travail déclaré, vendeuse dans les boutiques hors taxes. Un coup de chance, le gérant qui avait un accent à couper au couteau, était suisse allemand ! Je portais la tenue bicolore de l’entreprise, jupe amarante et blouse blanche. J’ai connu les équipes de jour et celles de nuit, les semaines de 6 jours, les week-ends décalés. Nous étions continuellement bousculés dans nos horaires, alors que la fièvre acheteuse gagnait les touristes attirés par les produits de luxe. Je dois à cet emploi, mon apprentissage de l’anglais. Ce poste m’a désinhibée. J’appris à vendre des parfums chic, des montres de luxe et des cartouches de cigarettes. Je poussais au maximum les promos de tabac pour les vols aux États-Unis prétextant que les douaniers américains étaient peu regardants (O really !). Peut-être qu’avec le temps j’aurais appris à polir mes arguments et surveiller de loin les gabelous en tenue de camouflage!
J’avais en poche un visa de fiancée qui me donnait accès à l’emploi pour autant que le mariage fût célébré à l’hôtel de ville dans les 90 jours. C’est par l’entremise de M. Leonard O’Keeffe que je m’établis durablement à Toronto. Trois ans plus tard, j’obtins la citoyenneté. Dix ans plus tard, nous divorcions. Ce furent des initiales éphémères tatouées au bas d’une écorce de bouleau. Des noces de cendres.
Leonard O. fut tout d’abord étudiant à l’Université d’Ottawa. Il souhaitait devenir journaliste, la politique était son terrain de jeu, son ring. Il était imbattable, mettait au tapis tous ses rivaux de gauche comme de droite tant il était pugnace. Sans être centriste il laissait derrière lui une traînée d’adversaires hébétés. Président d’un groupe d’anarchistes, il aurait instauré le chaos (et le K.O) dans tous les débats. Suite à un accident de vélo qui l’a provisoirement défiguré, il a mis fin à sa carrière politique et à ses études. Il s’est ensuite réfugié chez Mommy (Mme O’Keeffe mère) à Toronto, terrifié par ce qu’il allait découvrir sous la gaze.
L’insoumis que j’avais connu était un être au visage clivé laissant paraître ici et là les strates d’anciennes identités. Aujourd’hui j’ai l’impression que l’accident fut un hapax. Un jour, se faire soigner dans le lit de ses plaies ne suffit plus, il se releva, enfila le costume et la cravate et se rendit au 103e étage de la First Canadian Place, le plus haut édifice bancaire au monde. Du haut de sa tour de contrôle, il réinventa sa conquête de l’Ouest, planant au-dessus d’un vol de gypaètes. Il était devenu le digne fils du big boss, John August O’Keeffe, parti de rien et devenu millionnaire.
[1]. Clin d'œil à l’arrivée à New York dans L’Or de Blaise CENDRARS.
ANONYME. Arrivée des migrants à Hamilton.
Photo : Toronto Duty Free Shop (© 2018 Retail Insider Media Ltd. All Rights Reserved.)
Georgia O'KEEFFE, Abstraction With Rose, 1927.
L’écrivain voyageur Nicolas Bouvier
l’infini. Loin du mur des Réformateurs, je me suis établie dans la cité d’artistes qui m’inspirent (Margaret Atwood, Michael Ontdaatje, Oscar Peterson, Atom Egoyan ou Artur Ozolins), au bord du lac Ontario. J’ai vécu d’abord à Mississauga puis au centre ville de Toronto. Je retrouvais mes rêves d’enfant peuplés de guérisseurs amérindiens, de poètes des bois qui impriment leur désir sur l’écorce de bouleau et de bergers à cheval qui tournent en chantant autour d’immenses troupeaux les soirs d’orage pour chasser l’affolement. J’espérais un espace nouveau au bout de ma quête, j’y ai trouvé un apaisement.






L’ère numérique opérait sa révolution et l’extension des outils connectés était en train de bouleverser notre quotidien.
En même temps, L’Étoile suisse romande prit une nouvelle extension. Elle brillait dans la sphère numérique grâce à une collaboration qui se mit en place avec mon ami Vittorio Frigerio, un compatriote expatrié à Toronto. Ensemble, nous avions créé le Centre de documentation et de littérature romande et obtenu le soutien du Département de français qui nous laissa aménager un espace où étaient exposés les livres que nous envoyait régulièrement Marlyse Etter, par le biais de Pro Helvetia. Le catalogue que l’on ambitionnait exhaustif, prit peu à peu de l’ampleur et les rencontres au St Michael’s College devenaient une étape sur la route des auteurs. Colloques, lectures, soirées poétiques, débats… étaient autant d’événements qui s’inscrivaient dans la Toile.
Et puis il y a eu l’événement phare. La première visioconférence de Paris avec Julia Kristeva, l’invitée permanente des Littératures comparées de Toronto. Elle donnait ses cours le lundi et s’envolait le reste de la semaine pour New York ou l’Europe. La virtualité lui donnait le don d'ubiquité. Elle était présente sur deux tableaux, en chair d’abord puis en images. Henriette de la Francophonie, c’est chouette !, qui participait à l’événement organisé par le programme McLuhan, profita des longs préparatifs de connexion avec Paris pour saluer ses parents dans le public outremer. Avec un large sourire, elle leur fit des signes répétés sur l’écran géant et poussa du coude son compagnon pour qu’il fût aussi dans le cadre. Le plan fixe sur la surprise des parents fut livré en direct comme un spectacle innocent partagé au vu et au su de tous. Nous frémissions de plaisir, comme au château de Moulinsart, en attendant que la star du Temps sensible prenne la parole. 

J’ai eu la chance de connaître le milieu universitaire de Toronto dans l’effervescence des années 80-90. La constellation des idées, souvent inouïes, parfois hallucinantes, explosaient dans la sphère des possibles. Les protestations des éteignoirs restaient lettre morte sur l’autoroute de la connexion. Seul le médium menait la révolution dans l’opacité du village global.
Le programme McLuhan participait à cet avènement, son directeur Derrick de Kerckhove enseignait au Département de français : « Pour savoir ce qui se passe vraiment dans le présent, il faut d’abord interroger les artistes ; ils en savent bien plus que les savants et les technocrates, car ils vivent dans le présent absolu. »
Si ce visionnaire lettré n’a pas été mon maître, il m’a prouvé plus d’une fois son exceptionnelle présence au monde. Un jour que nous traversions le parc de Queen’s, il a ramassé une pièce de monnaie égarée sur le sol et me l’a tendue en me souhaitant bonne chance selon une coutume chinoise. Puis il ajouta : « J’étais comme toi à ton âge, je m’ennuyais à fendre l’âme. Trouve l’étoile qui brille au firmament de ta destinée. Elle tracera ta voie. » Ainsi est née à Toronto L’Étoile suisse romande, un site pionnier sur la littérature romande dans l’en-nuit d’une promesse aveugle.

Le web est un magma de toiles communiquantes, entre tentatives de liaisons avortées et recommencements. Ma vie torontoise était tissée de ces fils multiples et consécutifs qui se révélaient dans l’ordinaire : une soupe safranée et aromatisée de persil au café Lagaffe, une toile de Folon qui me servait de protection chez mon psy, un radiateur branché sur le réseau et diffusant des messages prémonitoires, le gynécée d’une fleur avec quelques grains de pollen qui s’en échappent.
Toronto. Il s’appelait P. Jane. Il était beau paraît-il, si beau qu’on ne voyait que lui dans une pièce. Mes amis gay étaient sous le charme et communiquaient entre eux avec des codes que je percevais. Je ne voyais que ses blessures faussement licites, ses narines dissimulant avec peine du sang séché et sa cicatrice dans le dos, lisse entre deux côtes (bones) provenant grossièrement d’un coup de couteau ou d’une balle perdue. Une peau imberbe, trouée et tatouée sous la tenue d'apparat.
Quand j’annonçai la nouvelle en Suisse, mon père dont je connaissais plus la sagesse que l’exigence, répliqua à distance : « Tu sais, Einstein, n’écrivit qu’une ligne…». Bénies soient ses paroles ! Le progrès viendrait du sens, de la fulgurance, du fugitif ! Mon père, cet homme qui me conçut sans plan ni programme ni carte, bien qu’équippé d’une capote mal fichue, ne déjoua pas le destin, ne se débina pas. Il m’accueillit encore une fois avec gravité, lui qui se rêvait nomade, caravanier du désert ou marin d’eau salée alors que je m'élevais à l'écart de lui, sa fille rebelle.
Avec mon imperméable vert ceinturé et mes semelles de vent, j’ai traversé la ville de part en part, rencontré les passagers du temps dans la parole ouverte et migrante. J’ai pris mes cliques et mes claques, quitté l’ex et suivi l’odeur du café sucré. De la rue Danforth, dans le quartier grec à la rue Beatrice, dans la Petite Italie, mon monde avait changé une nouvelle fois de langue, de saveurs, de spécialités. J’avais traversé la ligne de démarcation entre l’est et l’ouest, passé de l’autre côté de la vallée de la rivière Don et de la rue Yonge, l’artère la plus longue au monde qui mène le regard jusque dans la taïga du bouclier canadien. Dans le même élan, j’allais plus au Sud, vers les quartiers populaires de Chine et d’Inde. Mes repères géographiques avaient opéré une rotation.
J’avais la chance de travailler à l’Université de Toronto, un campus d’échanges aussi insolites que mes traversées nocturnes. J’étais peut-être à la croisée des chemins. La coïncidence voulut que le Web naisse à Genève alors que j’étais à Toronto pour en mesurer les effets ! Le monde académique faisait à l’instar des autres communautés, sa révolution informatique, accélérée par la possibilité d’une connection à l’échelle planétaire. Quelle serait la place des humanités dans cette promotion numérique sans limites ? La poésie y serait-elle entendue, lue, partagée ? Est-ce qu’on verrait les sciences surclasser les arts et les humanités ? l’anglais déborder les autres langues ? Si le médium était le message, l’enjeu serait les contenus pluriels, archipéliques, multilingues, diversifiés, opaques, éclatés, transhumanistes, rhizomatiques...
Le réseau numérique s’avançait alors imperceptiblement dans son horizontalité, fixant un à-plat de connections on et off au plus près des êtres jusque dans les zones les plus reculées. Au fil du temps, la masse s’est amplifiée dans la verticalité (reliant l’individu à l’inconnu), et s’est densifiée dans une juxtaposition de correspondances entremêlées comme si l’artiste cherchait dans la superposition de couches, la plus récente (et visible) recouvrant les traces (en relief et peut-être fausses) des précédentes, la suprême impression d’une communication réussie.
Le dimanche de la résurrection, j’ai vu dans l’épaisseur du monde l’éclat du soleil couchant. Phare de mes nuits crucifiées, beauté flamboyante. Quelqu’un ou quelque chose semble-t-il veiller ? Est-ce toi l’artiste d’une beauté reconnue ? Me fais-tu signe au-delà de ce capharnaüm ?
Je divorçai la veille de la cène insensée. Je compris ce jeudi-là qu’on m’attendait ailleurs, dans une galerie de peintres, des salons en enfilade ou au café Lagaffe où j’avais pris mes habitudes. Je ressentais qu’il existait une voie que je pouvais tracer seule, commencer ma rotation et renaître. Mettre des couleurs dans les assiettes, de l’acuité dans les amitiés, des fleurs dans mon vase. Prendre le temps d’explorer, de manger, de vieillir. J’étais comme prise dans la glace, friable, au bord de la pulvérisation. J’attendais un réchauffement organique. La sécession est une division abyssale, une fragmentation hallucinante, un radiateur débranché comme des noces de papier cendré.
Or